33.

Voici l'Hôtel de Ville, une garde d'honneur de jeunes hommes.

Il salue Bidault, président du CNR, qui lui présente les membres du Conseil et les représentants du Comité parisien de Libération réunis dans ce grand salon dont les fenêtres ouvrent sur la rumeur enthousiaste qui ne cesse pas.



Il suffit d'un regard.

L'union, à cet instant, est faite, quelles que soient les divergences, les arrière-pensées, qu'il faudra surveiller, contenir, combattre. Mais c'est le moment de l'élévation.

« Moi, ce soir, je crois à la fortune de la France », dit-il.


Il écoute les discours. Les mots sont dignes. Les gestes sont ralentis.

Et brusquement, c'est le silence.

Il fait un pas. Il écarte les bras, les phrases le traversent, lui d'abord, de part en part, et c'est comme s'il lisait ces mots qu'il a médités depuis hier soir, lorsqu'il feuilletait à Rambouillet les Chroniques de Froissart.

Il en a les larmes aux yeux, mais la voix est ferme et forte. C'est lui qui parle et ce sont les mille voix de la nation qui s'expriment.

« Ah, pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l'émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes qui sommes ici chez nous, dans Paris debout pour se libérer et qui a su le faire de ses mains ? Non ! Nous ne dissimulerons pas cette émotion profonde et sacrée. Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies !

« Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle. »


Il parle et la foule, dehors, sans l'entendre, porte ses paroles :

« La guerre, l'unité, la grandeur », dit-il. « Le libre suffrage universel. » Un régime où « aucun homme, aucune femme ne puisse redouter la faim, la misère, les lendemains ». Et puis ce « devoir de guerre qui exige l'unité nationale ».

« La nation n'admettrait pas, dans la situation où elle se trouve, que cette unité soit rompue. »

Il crie : « Vive la France ! »

Il remonte sur le rebord d'une fenêtre. Il se tient debout dans l'embrasure. Il sent qu'on le retient, qu'on s'inquiète. Il est une cible si facile à atteindre.

Mais il ne craint rien. Comment ne comprennent-ils pas que, ce soir, le ciel comme une mer Rouge s'est ouvert pour laisser passer la France ?


Il se retrouve dans le salon. Georges Bidault, entouré des membres du CNR, qu'il préside, s'avance. Les visages sont à nouveau crispés. C'en est fini pour ce soir de la grâce.

« Mon général, commence Bidault, nous vous demandons de proclamer solennellement la République devant le peuple ici rassemblé. »

De Gaulle fait une moue de dédain.

La République n'a jamais cessé d'être, dit-il. La France Libre, la France Combattante, le Comité français de la Libération nationale l'ont tour à tour incorporée. Vichy fut toujours nul et non avenu. Moi-même suis le président du gouvernement de la République. Pourquoi irais-je la proclamer ?


Il observe un instant ces hommes courageux, ces patriotes. Il devine à leur expression leur déception et déjà leur rancœur.

Il leur tourne le dos. Il faut qu'ils l'apprennent, leur histoire, leur combat doit prendre sa place, mais seulement sa place dans l'histoire de la nation. Leur lutte n'est que la pièce d'un puzzle.

Mais c'est la nation et l'État qui sont le tout. Et il ne recommence pas la France, il la continue.


De Gaulle regagne le ministère de la Guerre. On tire encore ici et là. On se bat toujours au Bourget.

Dans les salons du ministère de la Guerre qu'il traverse, dans la salle à manger qu'éclairent des lampes à pétrole et des bougies, car le courant vient d'être coupé, il se tait. Les mots se sont taris.

Il perçoit déjà autour de lui le murmure des ambitions, des divisions, des rivalités. Il ne veut pas être mêlé à cela.

« Que pensez-vous, mon général, des chefs de la Résistance ? » lui demande-t-on.

Il lève à peine les yeux.

« Ils ont besoin de dormir », dit-il.


Nuit déchirée par les détonations sèches des armes automatiques. Mais le matin, à l'aube, les chants d'oiseaux montent du parc.

C'est aujourd'hui, samedi 26 août, que doit se refermer la plaie ouverte sous le ciel aussi bleu du printemps de 1940.

Un officier lui apporte l'ordre du général américain Gerow, communiqué à l'aube, ce matin, pour le général Leclerc.

« Je crois savoir que vous avez reçu du général de Gaulle l'instruction de faire participer vos troupes à une parade cet après-midi à 14 heures, écrit Gerow. Vous ne tiendrez pas compte de cet ordre... Les troupes sous votre commandement ne participeront pas à la parade ni cet après-midi ni à aucun moment, sauf sur ordre que j'aurai signé personnellement... »

S'il ne fallait pas garder ce message pour les archives, il le déchirerait. Un général américain demande à être reçu. Il confirme l'ordre de Gerow.

De Gaulle l'écarte d'un mot :

« Leclerc a toujours fait ce que je lui demandais... même quand je ne lui demandais rien ! »

Il regarde l'officier américain s'éloigner, décontenancé. Resteront-ils toujours aussi aveugles et sourds devant les exigences d'une nation qui répond à l'appel de son Histoire ?

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