43.

De Gaulle le reçoit à Paris.

C'est le 11 novembre 1944. Ce jour des morts pour la patrie. De Gaulle regarde devant lui la tombe du Soldat inconnu. À ses côtés, Winston Churchill, arrivé la veille au soir à Paris en compagnie de sa femme, de sa fille et d'Anthony Eden.

Ils ont déjà remonté en voiture l'avenue des Champs-Élysées.

Délire de la foule. Cris enthousiastes pour cet homme joufflu qui lève le bras, doigts écartés en forme de V, sa grosse tête ronde écrasée sous la casquette bleue à feuilles de chêne dorées d'officier de la Royal Air Force.



De Gaulle l'observe. Churchill a droit à la reconnaissance du pays. Et peut-être la nation, en voyant l'allié s'incliner devant le héros inconnu ou la statue de Clemenceau, oubliera-t-elle la honte de juin 1940.

Alors, faste pour Churchill.

Baignoire en or au premier étage du Quai d'Orsay, qui lui est tout entier réservé. Escorte de gardes républicains en grand uniforme entourant la voiture découverte, et maintenant descente à pied des Champs-Élysées en compagnie de Duff Cooper, d'Alexander Cadogan et d'Anthony Eden.

De Gaulle marche à ses côtés. La foule crie :

« Vive Churchill ! Vive de Gaulle ! Vive l'Angleterre ! »

Puis c'est le défilé des troupes. La musique qui joue Le Père la Victoire parce que de Gaulle sait que Churchill connaît cette chanson à la gloire de Clemenceau.

De Gaulle se penche :

« For you », dit-il au Premier ministre.


On se rend aux Invalides sur le tombeau de Foch et celui de Napoléon.

« Dans le monde, il n'y a rien de plus grand », murmure Churchill.

Échange de toasts au ministère de la Guerre.

« Dans mille ans, commence de Gaulle, la France n'aura pas oublié ce qui fut accompli dans cette guerre par le noble peuple que le très honorable Winston Churchill entraîne avec lui vers les sommets d'une des plus grandes gloires du monde. »

Churchill a les larmes aux yeux.

De Gaulle se souvient, en conviant le Premier ministre à prendre place dans son bureau aux côtés d'Eden et de Bidault, de ces rencontres tumultueuses au 10, Downing Street ou à Marrakech, et de cette humiliante conférence d'Anfa.

Tant de conflits. Et maintenant, la France qui peut recevoir chez elle avec faste !

« Je croyais ce matin, dit Churchill, assister à une résurrection. »


Mais dans la salle de conférences, de Gaulle, dès les premiers échanges, constate que le Premier ministre se dérobe. Il l'écoute répondre dans son français chaotique aux questions précises qu'il pose.

Bien sûr, Churchill accepte que la France fasse partie de la commission qui va décider du sort de l'Allemagne. Et même que les troupes françaises disposent d'une zone d'occupation après la victoire.

Mais cela reste vague, Churchill ne veut pas s'engager aux côtés de la France.

« Nos deux pays nous suivront, insiste de Gaulle. L'Amérique et la Russie entravées par leurs rivalités ne pourront pas passer outre. D'ailleurs, nous aurons l'appui de beaucoup d'États et de l'opinion mondiale qui, d'instinct, redoutent les colosses. En fin de compte, l'Angleterre et la France façonneront ensemble la paix comme deux fois en trente ans elles ont ensemble affronté la guerre. »


Churchill voudra-t-il de cet accord qui peut faire de l'Europe la maîtresse du jeu ?

Il hésite d'abord à répondre, parle de l'émotion qu'il a ressentie en se rendant à l'Hôtel de Ville, accueilli par les acclamations des personnalités de la Résistance.

Il a pleuré durant toute la cérémonie, avoue-t-il.

« Vos révolutionnaires, on dirait des travaillistes. C'est tant mieux pour l'ordre public, mais c'est dommage pour le pittoresque. »

Puis il tire sur son cigare, se penche vers de Gaulle.

« Dans la politique aussi bien que dans la stratégie, reprend-il, mieux vaut persuader les plus forts que de marcher à leur encontre. C'est ce à quoi je tâche de réussir. »


De Gaulle le fixe. Donc, Churchill refuse d'être l'allié de la France, d'ouvrir une voie européenne entre les deux colosses.

« J'ai noué avec Roosevelt des relations personnelles étroites, continue le Premier ministre. Avec lui, je procède par suggestions afin de diriger les choses dans le sens voulu. Pour la Russie, c'est un gros animal qui a eu faim très longtemps. Il n'est pas possible aujourd'hui de l'empêcher de manger, d'autant plus qu'il est parvenu en plein milieu du troupeau des victimes.

« Mais il s'agit qu'il ne mange pas tout. Je tâche de modérer Staline qui, d'ailleurs, s'il a grand appétit, ne manque pas de sens pratique. Et puis, après le repas, il y a la digestion.

« Quand l'heure viendra de digérer, ce sera pour les Russes assoupis le moment des difficultés. Saint Nicolas pourra peut-être alors ressusciter les pauvres enfants que l'ogre aura mis au saloir. »

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