50.
Pétain, dans ces derniers jours d'avril 1945, roule vers sa prison, son procès, sa condamnation.
Mais si cette période est historique, ce n'est pas à cause de cette fin sans gloire d'un maréchal de France.
Ces jours marquent la fin du Reich de Hitler. La fosse est ouverte, elle attend le Führer qui, le 20 avril 1945, célèbre son cinquantième anniversaire.
Il n'est plus qu'un homme malade que la tension à laquelle il a été soumis tout au long de sa vie a vieilli prématurément.
Il se bourre de médicaments que lui administre le docteur Morell.
L'explosion de la bombe du 20 juillet 1944 a crevé ses deux tympans. Il est sujet à des vertiges. Il chancelle. Ses membres tremblent.
À Berlin, il vit dans l'atmosphère confinée du bunker construit sous le bâtiment de la Chancellerie, qui n'est plus qu'un amas de décombres. Il n'en sort pas.
Il a songé le 20 avril à se réfugier dans son nid d'aigle de l'Obersalzberg. Il a rêvé d'y créer un dernier bastion, un réduit national. Trop tard.
Les troupes alliées sont déjà enfoncées au cœur de l'Allemagne et de l'Autriche.
Vienne est tombée le 13 avril.
Nuremberg, la ville des « triomphes » nazis, le 16 avril.
Le 25 avril, à 16 h 40, moment historique, à Torgau-sur-l'Elbe, à 110 kilomètres au sud de Berlin, les patrouilles américaines rencontrent les éléments avancés russes, et les soldats se donnent l'accolade.
L'Allemagne est coupée en deux.
La chimère d'une rupture de l'alliance russo-américaine n'est qu'une poussière que les hourras des Russes et des Américains dispersent.
Dans l'après-midi du 27 avril, les « Ivans » du maréchal Joukov et ceux des divisions de Koniev et de Tchouikov, qui se sont élancés depuis leurs têtes de pont sur l'Oder, atteignent les faubourgs de Berlin.
Adolf Hitler au fond de son bunker est encerclé.
Le Führer n'a plus aucune prise sur la bataille qui, dans Berlin en ruine, oppose 500 000 soldats allemands à 2 millions de Russes.
D'un côté des unités disparates, où se côtoient les combattants expérimentés et épuisés de la Wehrmacht, les SS fanatiques qui défendent la Chancellerie - et parmi eux les Français de la division Charlemagne, - des vieillards et des adolescents de la Volkssturm. Pas d'artillerie, quelques blindés, des munitions qui se font rares.
De l'autre côté, la déferlante russe et ses 50 000 canons et mortiers, ses 8 000 chars, ses 9 000 avions. Et des millions d'« Ivans » soulevés par l'enthousiasme de la victoire.
Staline a, habilement, mis en concurrence ses maréchaux, ses généraux : qui de Koniev, de Joukov, de Tchouikov, hissera le drapeau rouge sur la porte de Brandebourg, au sommet des ruines de la Chancellerie ?
Les combats acharnés au cours desquels tombent des centaines de milliers d'hommes - tués, blessés, disparus - vont durer plus de dix jours.
« Printemps de fer après les années de fer de la guerre », écrit Vassili Grossman.
L'écrivain et correspondant de guerre est entré dans Berlin avec les patrouilles avancées :
« J'avais envie de crier, d'appeler tous les frères combattants qui gisent dans la terre russe, ukrainienne, biélorusse et polonaise, qui dorment du sommeil éternel au champ d'honneur : "Camarades, vous nous entendez, nous y sommes !" »
Le Führer, terré au fond de son bunker, n'est plus capable que de se laisser emporter par des colères hystériques quand, par bribes, ses généraux tentent de dresser un état de la situation.
Le général Guderian, chef d'état-major général, qui exige l'évacuation par mer de plusieurs divisions isolées sur la côte de la mer Baltique, subit l'une de ces colères quasi démentes :
« Le poing levé, les joues empourprées, tremblant de tout son corps, le Führer se tenait en face de moi ; fou de colère et complètement déchaîné.
« Après chaque éclat, continue Guderian, Hitler se mettait à arpenter la pièce, puis soudain il s'arrêtait devant moi et m'accablait d'accusations. Il hurlait presque, les yeux lui sortaient de la tête et de grosses veines se gonflaient sur ses tempes. »
Puis le Führer s'effondre, exténué :
« Tous ses mouvements sont ceux d'un vieillard décrépit, note un jeune capitaine qui le voit pour la première fois.
« Dans les yeux du Führer brille une flamme étrangement vacillante qui crée une impression d'épuisement total. »
Hitler semble retrouver quelque vigueur lorsque Goebbels de sa voix saccadée de fanatique évoque le destin de Frédéric le Grand durant la guerre de Sept Ans. La mort « miraculeuse » de son ennemie la tsarine le sauva du désastre et donc du suicide.
Goebbels compare les thèmes astrologiques de Frédéric le Grand et de Hitler. Dans ses appels aux troupes, il les exhorte à résister, à ne pas reculer, car un « miracle » va se produire.
« Le Führer a déclaré qu'au cours de cette année le sort tournera... C'est le destin qui nous a envoyé cet homme afin que dans nos terribles épreuves extérieures et intérieures nous puissions porter témoignage de ce miracle. »
Ce miracle, c'est la mort de Roosevelt le 12 avril, dont la nouvelle parvient à Goebbels le vendredi 13 avril, quelques minutes après minuit.
Berlin est sous les bombes, mais au téléphone Goebbels s'écrie :
« Mon Führer ! Je vous félicite ! Roosevelt est mort ! Il est écrit dans les étoiles que la seconde moitié du mois d'avril verra le tournant de notre destin. Nous sommes le vendredi 13 avril ! L'heure a sonné. »
On sable le champagne.
Le 15 avril, Eva Braun, la maîtresse de Hitler depuis douze ans, arrive à Berlin venant du Berghof où elle réside habituellement, célébrant le culte d'Adolf Hitler.
Mais la mort de Roosevelt, c'est un signe donné par l'« Ange de l'Histoire ».
« Nous sentîmes autour de nous le frémissement de ses ailes. N'était-ce pas le moment tant attendu où devait tourner la roue du sort ? » écrit le nazi Schwerin von Krosigk.
Eva Braun en ces heures cruciales veut vivre aux côtés du Führer.
Mais elle sait qu'il s'agit non pas de vivre, mais de mourir.
Les Russes, heure après heure, nuit et jour attaquent, approchant de la Chancellerie dont ils ne sont plus qu'à quelques centaines de mètres.
Et Hitler évoque souvent la défaite, sa mort, et celle de l'Allemagne. Il ne doit laisser que des ruines et des cadavres.
« Si la guerre est perdue, la nation doit périr, dit-il. Le Destin le veut ainsi. Inutile d'envisager pour elle des moyens de vie, même primitifs. Il est préférable de procéder aux destructions nous-mêmes parce que notre nation aura prouvé sa faiblesse, l'impuissance du peuple allemand à donner sa mesure devant l'Histoire. Il ne mérite que l'anéantissement. De plus, les individus qui resteront une fois la guerre finie seront des êtres inférieurs car l'élite se sera fait tuer. »
Albert Speer, ministre de l'Armement et de la Production de guerre, s'opposera à cette politique de la « terre brûlée », comme aux déplacements de population voulus par Martin Bormann.
« C'eût été une incroyable marche de la faim », souligne Speer.
Ainsi, Hitler découvre qu'il ne gouverne que les quelques centaines de personnes qui vivent dans le bunker, et qui sont prêtes à mourir comme lui.
Mais il se méfie même de ces derniers fidèles.
« On me ment de tous côtés, dit-il, je ne peux avoir confiance en personne. »
Il hurle devant l'Obergruppenführer SS Gottlieb Berger : « Tout le monde m'a trahi, nul ne m'a dit la vérité. Les militaires m'ont menti... »
Le visage de Hitler devient violacé, son bras et sa jambe tremblent, sa tête dodeline. Il ne cesse de répéter :
« Qu'on les fusille tous ! Qu'on les fusille tous ! »
Le 23 avril, il destitue Hermann Goering, accusé de haute trahison pour avoir dans un télégramme écrit au Führer :
« C'est à moi de prendre en main, pour le mieux, les intérêts de notre pays et de notre peuple. Vous connaissez mes sentiments à votre égard, en cette heure la plus grave de ma vie. Les mots me manquent pour exprimer ce que je ressens. Que Dieu vous protège et vous permette de nous rejoindre au plus vite, en dépit de tout.
« Votre fidèle
« Hermann Goering. »
« Goering ? Un être corrompu, un drogué », commente Hitler dont le mépris et la colère sont attisés par Martin Bormann, qui ambitionne de succéder à Goering.
Car les dirigeants nazis, en ces heures ultimes, s'entredévorent, intriguent auprès du Führer.
Et celui-ci, tout à coup indifférent, murmure :
« Eh bien, que Goering négocie quand même la capitulation. Peu importe qui s'en charge ! »
Mais Martin Bormann a donné l'ordre aux SS de Berchtesgaden d'arrêter le maréchal du Reich.
Hitler pourtant méfiant n'imagine pas que Himmler, le ministre de l'Intérieur, l'un des acteurs majeurs de la « Solution finale », le maître des SS, Reichsführer, négocie avec le comte Bernadotte, au consulat suédois de Lubeck.
Le « Der treue Heinrich » - le fidèle Henri comme l'appelle Hitler - dit au comte suédois : « La vie grandiose du Führer touche à sa fin. » Et Himmler offre de remettre à Eisenhower la capitulation des armées allemandes sur le front ouest.
C'est la vieille chimère du renversement des alliances à laquelle veut encore croire Himmler.
Au bunker, on capte une dépêche de l'agence Reuter révélant ces négociations secrètes.
Hitler pousse un hurlement aigu.
« Il était comme fou. Son teint vira au pourpre, raconte un témoin, ses traits devinrent presque méconnaissables... Après sa longue crise de colère, Hitler tomba dans un morne abattement et, pendant un moment, le silence régna dans le bunker tout entier. »
Puis Hitler ordonne qu'on abatte l'agent de liaison de Himmler, le général SS Fegelein. Il est tué dans les jardins de la Chancellerie. Il est marié à la sœur d'Eva Braun, mais celle-ci n'intercède pas en sa faveur.
« Pauvre Adolf, pauvre Adolf, dit-elle. Abandonné et trahi par tous. Mieux vaut la mort de 10 000 hommes que la perte du Führer pour l'Allemagne. »
Le lendemain, 29 avril, entre 1 heure et 3 heures du matin, Hitler épouse Eva Braun, Goebbels et Bormann sont les témoins du mariage.
Les deux futurs époux jurent qu'ils sont de « purs aryens ».
La cérémonie est présidée par un conseiller municipal qui combattait dans les rangs de la Volkssturm, à quelques dizaines de mètres de la Chancellerie.
On boit du champagne avec tous ceux qui vivent dans le bunker. Beaucoup pleurent et se retirent.
Hitler, isolé dans une pièce voisine, dicte son testament.