42.

Les Russes ?


Churchill, en cet automne 1944, ne pense qu'à eux, à cette armée Rouge qui est restée immobile sur la rive est de la Vistule pendant que les Polonais insurgés se faisaient massacrer dans les ruines de Varsovie.

Cette armée Rouge qui est le glaive de Staline et qui découpe les Balkans, l'Europe centrale au mieux des intérêts de la Russie et du communisme.

Quel serait le jugement de l'Histoire si l'Angleterre n'avait sacrifié tant d'hommes, versé son sang, sa sueur et ses larmes pour arracher l'Europe des griffes du nazisme que pour la livrer aux tueurs de Katyn et aux spectateurs cyniques de la destruction de Varsovie ?


Qui a conscience de cette menace russe ?

Les généraux américains, et le premier d'entre eux Eisenhower, n'ont qu'une vision limitée au théâtre des opérations militaires. Roosevelt est soucieux de sa réélection en novembre 1944, et s'imagine être le seul à pouvoir négocier avec Staline.


Churchill s'emporte, s'impatiente.

Il confie à la fin du mois de septembre 1944, de retour de Québec où il a rencontré le président des États-Unis :

« Tout pourrait s'arranger si je parvenais à gagner l'amitié de Staline. Après tout, le président Roosevelt est stupide de penser qu'il est le seul à pouvoir traiter avec Staline. Je peux parler avec Staline d'homme à homme et je suis sûr qu'il se montrera raisonnable. »

Il s'interrompt, mâchonne son cigare, le front creusé par de profondes rides :

« Sinon, il y aura des conséquences sanglantes à l'avenir. Staline est un homme anormal. »

Puis Churchill se reprend, vante les qualités de Staline, « ce grand et rude chef de guerre, un homme au courage et à la volonté inépuisables, qui parle franchement et même carrément, qui possède ce sens de l'humour salvateur... Je crois lui avoir fait sentir que nous étions dans cette guerre de bons et fidèles camarades ».

Churchill peut se rendre à Moscou, négocier en tête à tête sur l'avenir de l'Europe.

« Je vais courtiser Staline comme un homme courtiserait une jeune fille. Mais après la guerre, je ne veux pas rester seul en Europe avec l'Ours ! »


Or la fin de la guerre est proche et l'armée Rouge déferle. Il faut agir vite, alors que, pour la première fois depuis 1940, Churchill sent que la lassitude gagne le peuple anglais. Assez de sueur, de sang, de larmes ! Mais tout semble recommencer, en pire.



Les V1, ces bombes volantes - doodlebugs, - s'abattent sur Londres, au rythme de 70 engins par jour !


À compter du 8 septembre, les V2 s'ajoutent aux V1, creusant d'immenses et profonds cratères. Chaque V2 est bourré d'une tonne d'explosifs.

V1 et V2 provoquent en quelques mois (jusqu'en mars 1945) 9 000 tués et 25 000 blessés. Et les dommages matériels sont considérables.

Cette guerre ne finira donc jamais ?


Churchill sent le désarroi, la lassitude de son peuple.

Aller à Moscou, s'entendre avec Staline, c'est redonner, à la veille de l'ultime effort, de l'élan à la coalition, du regain de prestige et d'initiative à l'Angleterre.

Churchill part donc pour Moscou où il arrive, le 9 octobre 1944, après un vol de trente-six heures.

Il est brûlant de fièvre, mais il se rend directement au Kremlin afin d'ouvrir les négociations avec le maréchal Staline.

Il a 70 ans !


Faste de l'accueil, chaleur des démonstrations d'amitié de Staline.

Le maréchal félicite Churchill d'avoir déclaré à la Chambre des communes, le 4 octobre :

« Hitler, Goering, Goebbels et Himmler figurent sur la liste britannique des criminels de guerre. »

Staline ajoute que le peuple russe a été touché d'apprendre que Churchill reconnaissait que « les Russes avaient cassé les reins à la machine de guerre allemande ».

« Nous ne l'oublierons pas », dit Staline.

Phrase ambiguë.

Qu'est-ce que les Russes garderont en mémoire : la déclaration de Churchill ou la réalité du rôle déterminant de la Russie dans la guerre ?

Avant d'accueillir Churchill, Staline a répété à Molotov, son ministre des Affaires étrangères :

« La question des frontières se résoudra par la force. »


Pour l'heure, assis face à Churchill, il se tait, observant son interlocuteur qui écrit sur un bout de papier des noms, des chiffres.

Pour chaque nation, Churchill évalue l'influence respective des Britanniques et des Russes.


« Roumanie : 90 % pour la Russie, 10 % pour les autres.

« Grèce : 90 % pour la Grande-Bretagne - en accord avec les États-Unis - et 10 % pour la Russie.

« Yougoslavie : 50/50.

« Hongrie : 50/50.

« Bulgarie : 75 % pour la Russie, 25 % pour les autres. »


Churchill pousse la feuille de papier vers Staline.

Celui-ci la lit d'un seul regard et avec un crayon bleu coche sans hésiter les pourcentages.

Churchill est surpris de cette approbation totale et immédiate.

« On pourrait nous taxer de cynisme et dire que nous disposons de la vie de millions d'individus avec beaucoup de désinvolture, n'est-ce pas ? » interroge-t-il.

Il hésite, puis ajoute :

« Brûlons ce papier. »

Staline, les yeux plissés, dit avec un sourire :

« Non, gardez-le. »

Les ministres Eden et Molotov vont durant deux jours négocier à partir de ce document.


Il a suffi de quelques minutes pour parvenir à ce « partage ».

Mais Churchill craint que ce ne soit la situation des troupes de l'armée Rouge sur le terrain qui détermine l'influence « occidentale » ou russe.

Cependant, il ne renonce pas et s'illusionne encore.


Le 13 octobre, il écrit à son épouse :

« Les affaires vont bien. Nous avons réglé beaucoup de choses au sujet des Balkans et désamorcé des quantités de querelles en puissance. Les deux variétés de Polonais - ceux de Londres et ceux de Lublin, les uns pro-occidentaux, les autres pro-russes - sont arrivées et sont logées pour la nuit dans deux cages distinctes. Nous les verrons demain à tour de rôle. [...] J'ai eu des conversations très agréables avec le vieil Ours. Plus je le vois, plus il me plaît. Maintenant, on nous respecte ici, et je suis sûr qu'ils veulent coopérer avec nous. »


Churchill désire parvenir, presque à n'importe quel prix, à une entente avec Staline, qui permettra à l'Angleterre de demeurer une grande puissance influente.

Il dit :

« De bonnes relations avec Staline sont plus importantes qu'un tracé de frontières. »

Il se rassure en répétant : « Staline n'a qu'une parole. »

Il fait la leçon aux Polonais fidèles au gouvernement polonais en exil à Londres, afin qu'ils acceptent le Comité national de Lublin, création russe.

« Si vous pensez pouvoir conquérir la Russie, eh bien, vous êtes tombés sur la tête, vous devriez être enfermé, dit-il au chef du gouvernement en exil à Londres. Vous nous entraîneriez dans une guerre qui pourrait faire 25 millions de morts. Vous seriez liquidé. Vous détestez les Russes ; je sais que vous les détestez. Nous, nous avons avec eux des relations amicales - bien plus amicales qu'elles ne l'ont jamais été... et j'entends que cela continue ! »


Est-il dupe ?

Ou bien fait-il le pari qu'un « pacte avec le diable » est nécessaire pour « assurer la paix » ?

Il exalte l'amitié des Trois Grands - Russie, États-Unis, Grande-Bretagne.

« La paix revenue, cette amitié peut sauver le monde, et c'est peut-être grâce à elle seule que nos enfants et nos petits-enfants pourront vivre en paix. Ce but, à mes yeux, peut être atteint aisément. Sur le champ de bataille, les résultats obtenus sont bons, très bons, cependant qu'un travail non moins excellent s'accomplit derrière le front : grandes sont les espérances de voir la victoire porter des fruits éternels. »


Staline est satisfait.

Le « directoire » des Trois Grands fait de la Russie soviétique, suspecte depuis 1917, un partenaire reconnu, l'égal des grandes démocraties.

Katyn et tant d'autres crimes sont ensevelis dans le silence.


Staline et Churchill sont ovationnés lorsqu'ils apparaissent dans la loge du Théâtre Bolchoï en compagnie de l'ambassadeur américain accompagné de sa fille Kathleen. À la fin du spectacle, un dîner est offert par Staline dans une pièce attenante à la loge.

Un Russe compare les Trois Grands à la Sainte-Trinité.

« Dans ce cas, lance Staline, Churchill est le Saint-Esprit. Il n'arrête pas de voler dans les airs. »

Et Churchill évoque ses « deux amis », le président Roosevelt et le maréchal Staline.


Le 19 octobre, Staline accompagne Churchill à l'aéroport, et quand l'avion du Premier ministre commence à rouler sur la piste, il agite son mouchoir !


Mais il suffit de quelques semaines pour que la « grande amitié » se fissure.

En Grèce, les communistes essaient de s'emparer du pouvoir. Ils se soulèvent à Athènes.

Churchill aussitôt, en dépit des Américains et de l'opinion publique anglaise, fait intervenir les troupes britanniques.


« Nous devons tenir et dominer Athènes, dit-il au général Scobie qui commande les unités anglaises. Il faut procéder sans effusion de sang si possible mais avec effusion de sang si nécessaire. »

Lui-même, à la fin de l'année, se rendra à Athènes, parcourant les rues de la capitale à bord d'une automitrailleuse, indifférent au danger.

Et les communistes ne s'empareront pas de la Grèce.


De Gaulle ne doute pas de la détermination de Churchill. Ce Premier ministre-là ne sera jamais un Chamberlain, qui, en septembre 1938, à Munich, capitula devant Hitler.

Churchill veut bien dîner avec le diable mais avec une longue cuillère et il est capable de renverser la table !

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