35.

Le « désastre » : ce mot, de Gaulle le répète en cet été 1944.


On lui rapporte les propos, les manœuvres, les illusions des hommes de Vichy. Ce Maréchal déshonoré. Ce politicien, Laval, qui s'est vautré dans la trahison. Ces Doriot, ces Darnand, qui ont revêtu l'uniforme des Waffen-SS, ou qui comme Déat se sont proclamés nationaux-socialistes !

Ils ont oublié que c'est le soutien du peuple qui donne sa légitimité et sa force à l'homme public.

Ils ne sont entourés et suivis que par une poignée de complices.

Le peuple chante La Marseillaise et crie « Vive de Gaulle ! ».


De Gaulle refuse de recevoir les émissaires de ces hommes perdus. Au nom du maréchal Pétain, ils font savoir au général « Gaulle » qu'il n'a rien à craindre des mesures prises contre lui en 1940 !

Que de Gaulle se rassure : il conservera sa nationalité française et ne sera pas fusillé !

Le grotesque le dispute au misérable. Pétain est-il à ce point hors du temps !

« Vous direz aussi au général, a confié Pétain à l'un de ces messagers, que je n'ai pas l'intention de rester au pouvoir, quelques mois seulement pour lui assurer la transition et consolider l'union qui naîtra de notre entente. Ensuite, le plus vite possible, je voudrais retourner vivre en paix dans ma propriété et y achever mes jours tranquillement. »

« Tranquillement » !

Faire des promenades au milieu des lauriers du jardin de la propriété du maréchal à Villeneuve-Loubet !

Vivre « tranquillement » sur la Côte d'Azur comme si on n'avait pas serré la main de Hitler à Montoire ! Et comme s'il n'y avait pas eu les lois antisémites, les dizaines de milliers de déportés, de fusillés !


De Gaulle voit bien l'intention de Pétain : effacer les différences entre la collaboration et la France Libre.

« La légitimité des pouvoirs de Pétain ne peut être sérieusement mise en doute », déclare l'amiral Auphan, l'envoyé de Pétain.

« On ménagerait ainsi la dignité du maréchal Pétain et celle du général de Gaulle ! »


Comment prêter attention à ces contre-vérités ?

« Au moment où j'arrive à Paris, raconte de Gaulle, m'est remise une communication d'un représentant du maréchal Pétain. Le représentant avait, en vertu d'un ordre écrit, daté du 11 août 1944, tous pouvoirs pour rechercher avec nous une solution de nature à éviter les guerres civiles.

« J'ai éconduit le représentant. Où est la guerre civile ? »


Pour de Gaulle, le gouvernement de Vichy n'est pas légitime. Il est né de la défaite et de l'occupation.

« La République n'a jamais cessé d'exister », répète-t-il.

L'État de Vichy n'a aucune réalité.

Et le Gouvernement Provisoire de la République a un chef : le général de Gaulle.


Cette position claire et intransigeante du général rend vaines et ridicules les démarches et les illusions du maréchal Pétain.

La France est rassemblée derrière le général. La Résistance communiste est certes pleine d'arrière-pensées, mais elle clame son patriotisme. Et il en va de même de tous les courants de l'opinion.


Cela, Pierre Laval l'a compris dès le mois de juillet 1944. Son but est donc d'écarter de Gaulle du pouvoir qui va se mettre en place dès que Paris sera « libéré ».

Le chef du « gouvernement » compte sur les « Américains » dont on lui rapporte qu'ils souhaitent favoriser une « solution de transition ».

Les députés et sénateurs - ceux de l'Assemblée nationale qui se sont réunis à Vichy, en juillet 1940 - se réuniraient alors autour du président de la Chambre des députés, Édouard Herriot, actuellement réfugié à Nancy et surveillé par les Allemands.

Cette Assemblée accueillerait les « Américains ».


Laval serait le maître d'œuvre de ce gouvernement de transition. Et il croit réussir.

Il se rend à Nancy, avec l'appui de l'ambassadeur Otto Abetz, rencontre Herriot, le ramène à Paris.

Au moment où Paris se couvre d'affiches appelant à l'insurrection, Herriot déjeune avec Laval, à l'hôtel Matignon, résidence du « président du Conseil » !


Il suffit de quelques heures pour que ce château de cartes s'effondre.

Les ultras de la collaboration - Déat, Darnand, Doriot, Brinon - alertent le général SS Oberg, qui est à la tête de la Gestapo. Il téléphone directement à Hitler et Himmler, réclame - et obtient - les pleins pouvoirs, écartant ainsi l'ambassadeur Otto Abetz.

Ordre est donné de transférer Laval, Pétain, les membres du « gouvernement » français à Belfort : « décision irrévocable », martèle Oberg.


Le 18 août, alors que les premiers coups de feu sont tirés dans Paris, M. et Mme Laval, M. et Mme Herriot, M. et Mme de Chambrun - René de Chambrun a épousé la fille de Pierre Laval - et Otto Abetz prennent leur dernier déjeuner à Matignon.


Herriot obtient de regagner Nancy, quant au « gouvernement » de Laval, il « n'accepte pas de transférer son siège de Vichy à Belfort ».

Les Allemands menacent. Laval se soumet et démissionne.

C'est la fin du gouvernement de Vichy. La Gestapo envahit l'hôtel Matignon. Laval fait ses adieux à ses collaborateurs, prenant la pose héroïque, préparant sa plaidoirie, pensant à son avenir.

« Ce n'est pas le chef du gouvernement qui s'en va, ce ne sont pas des ministres qui l'accompagnent. C'est un nouveau groupe de prisonniers ajoutés à tant d'autres. »


À Vichy, le Maréchal a joué quelques heures avec l'idée de résister aux Allemands. Il convoque le général Perré, directeur général de la Garde à Vichy, lui demande d'élaborer un plan de bataille.

Le général peut disposer de 2 000 hommes. Ils iraient à la rencontre des troupes américaines : « Le maréchal Pétain se présenterait au général Eisenhower non pas en fugitif mais en chef d'État. »


Les Allemands menacent d'employer la force si Pétain refuse de quitter Vichy pour Belfort et, comme il l'a fait maintes fois depuis juillet 1940, Pétain s'incline en protestant. « Je n'ai pas le droit de laisser bombarder Vichy pour entrer dans l'Histoire avec plus de gloire », dit-il.


Le Maréchal rédige son « Ultime message aux Français ».

« Français,

« Au moment où ce message vous parviendra, je ne serai plus libre...

« Je n'ai eu qu'un seul but, vous protéger du pire. En certaines circonstances, mes paroles ou mes actes ont pu vous surprendre. Sachez qu'ils m'ont fait alors plus de mal que vous n'en avez vous-même ressenti.

« J'ai souffert pour vous, avec vous...

« Aussi, une fois encore, je vous adjure de vous unir. Il n'est pas difficile de faire son devoir, s'il est parfois malaisé de le connaître...

« Je représente légitimement l'ordre... Obéissez à ceux qui vous apporteront des paroles de paix sociale, sans quoi nul ordre ne saurait s'établir.

« Ceux qui vous tiendront un langage propre à vous conduire vers la réconciliation et la rénovation de la France par le pardon réciproque des injures et l'amour de tous les nôtres, ceux-là sont des chefs français...

« C'est avec joie que j'accepte mon sacrifice s'il vous fait retrouver la voie de l'union sacrée pour la renaissance de la patrie. »


Le dimanche 20 août, les soldats et policiers allemands brisent les chaînes qui ferment les portes de l'hôtel du Parc.

Puis les hommes de la Feldgendarmerie et de la Gestapo pénètrent dans l'hôtel sans rencontrer de résistance de la part des gardes du Maréchal, armés, des caisses de grenades ouvertes près d'eux.


On servira le petit déjeuner au maréchal Pétain et à son épouse. Puis ce sont les adieux du Maréchal à ses collaborateurs.

« J'élève une protestation solennelle contre cet acte de force, dit-il. Vous devez rester et continuer à faire fonctionner vos services. Faites comme moi, ayez confiance.

« Je reviendrai, je ne sais pas quand, mais peut-être bientôt. Je veux que tout continue ici, comme avant... Ayez confiance... »


À 8 h 15, le Maréchal monte dans sa voiture avec son épouse et le docteur Ménétrel.

Une foule de quelques centaines de personnes rassemblées sous la pluie l'acclame et chante La Marseillaise.


Encadrée d'automobiles allemandes et escortée par six motocyclistes de la garde du Maréchal, la voiture s'éloigne.


Le 21 août 1944, le Maréchal arrive à Belfort.

Tout au long de la route, les Français ont jeté, dans les villages traversés, des copies de la protestation du Maréchal contre son transfert forcé.


À Belfort, le Maréchal retrouve Laval et les « ministres » de son gouvernement fantoche.

Pétain refuse de les recevoir et de jouer un rôle politique :

« Je suis prisonnier, dit-il, un prisonnier ne connaît que ses gardiens. »


Sa ligne de défense est arrêtée.

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