15.

Au contraire du Feldmarschall von Rundstedt, les Français en ce mois de mai 1944 sont persuadés que le Débarquement est pour dans quelques jours.


Les dés roulent. Les hommes changent.

Les préfets nommés par Vichy lorgnent sur la Résistance, et la Gestapo en arrête une dizaine. Elle interpelle aussi des hommes qui furent les plus proches conseillers de Pétain.

Le Maréchal se confie au représentant de la Suisse qui, notant les termes de cette conversation intime, souligne combien Pétain manifeste sa détresse.

« Très nerveux, très déprimé, Pétain me fit remarquer qu'on lui avait enlevé ses conseillers, qu'il n'avait aucune expérience politique, qu'il avait été victime d'une pression inouïe... Il avait cédé souvent, trop souvent... »


Il a à nouveau cédé puisqu'il a obéi aux Allemands qui l'obligent à quitter Vichy.

Il ne le regrette pas.

Il a pu parler aux Parisiens. Il s'est rendu à Rouen, mais les décombres du centre de cette ville bombardée l'empêchent de pénétrer dans la cathédrale. Il regagne sa résidence, le château de Voisins, proche de Rambouillet. Il y reçoit Laval, Déat, Darnand, et même von Rundstedt.

On perçoit comment, habilement, il se dégage de la collaboration, évoque ses « gardiens » auxquels il réussit à échapper afin d'aller à la rencontre des Français. Il renoue ainsi avec l'image qu'il donnait en juin 1940.


Quand le 19 mai le conseiller allemand Renthe-Fink lui indique que le gouvernement du Reich souhaite le voir regagner le centre de la France, le château de Lonzat situé à 17 kilomètres de Vichy, afin d'être éloigné des côtes françaises, Pétain accepte, mais veut rendre visite aux villes sinistrées de l'Est.


Les Allemands accèdent à sa demande, et voici Pétain sur la place Stanislas à Nancy.

« Il n'a pas été facile de venir jusqu'à vous. Il a fallu négocier, mais j'ai réussi à m'échapper », dit-il.

On l'acclame. Le soir, à l'hôtel de ville, 500 notables se pressent pour le saluer.

Il se rend à Épinal, à Dijon.

Le 5 juin, il est à Lyon. Il visite les blessés des bombardements et rencontre Charles Maurras.


Ce 5 juin, les premiers parachutistes, des Français, ont été largués en Bretagne, en Normandie.


Laval téléphone au Maréchal et lui conseille devant la gravité de la situation de rentrer immédiatement à Vichy.

Pétain s'obstine, il veut se rendre à Saint-Étienne, ville ouvrière qui l'avait acclamé en 1941.

On l'applaudit.

D'un signe de main, il fait cesser les ovations.

« Grâce à vous, dit-il, je pars plus fort pour accomplir ma tâche. »

La foule entonne La Marseillaise.

Pétain murmure :

« Où sont mes amis ? Où sont mes ennemis ? Avec les Allemands, c'est tout simple. Mais les autres ? Les Français m'acclament quand ils me voient. Mais demain, ils me renieront et ne me pardonneront pas de les avoir sauvés. »


Pétain a ainsi, durant ce mois de mai 1944, dessiné la silhouette qu'il veut présenter aux Français : celle du vieux sage, plein de compassion et d'esprit de sacrifice. Et souvent incompris par un peuple versatile.

Mais les Français, même si quelques milliers d'entre eux se pressent sur les places pour le voir, l'écouter, l'applaudir, ne se soucient plus de lui.

Les comptes sont faits.

La faim les tenaille. Les bombes « alliées » les tuent et rasent leurs quartiers. Allemands et miliciens torturent, déportent, pendent, brûlent, fusillent.

D'ailleurs, en ce mois de mai 1944, les Français ont une préoccupation obsédante. Ils se livrent à chaque instant de chaque jour à la recherche obstinée, angoissée, d'aliments.

Ils ont leurs cartes d'alimentation, leurs « tickets » de rationnement, de quoi agoniser de faim, et laisser dépérir les enfants.

Alors, on achète au « marché noir » tout ce qui peut se manger, légumes, viande, qu'on pèse dans les arrière-boutiques, les caves, les appartements.

On parcourt à bicyclette les routes de campagne, on va chez les « paysans » acheter ce qu'ils veulent bien vendre.

Un litre d'huile, en Provence, se monnaye à 1 000 francs.



Un repas au marché noir dans un restaurant à la mode - qui est toujours complet - dévore le salaire mensuel d'un ouvrier.

Mais ceux qui se goinfrent ont de l'argent facile.

Ils « trafiquent » avec les Allemands, ils sont agents de la Gestapo, délateurs, policiers. Ils sont assis à la table voisine de celle où banquettent des résistants. On se côtoie, on s'ignore. On se tuera bientôt. « Drôle de guerre ! »


Les « restrictions » sont de plus en plus sévères. Elles annoncent le temps des combats quand « ils auront enfin débarqué ».

Chaque Parisien est invité le 7 mai à constituer une réserve d'eau de quarante-huit heures...


Tout à coup, c'est le hurlement des sirènes. L'« alerte ». Près de 10 000 avions de combat franchissent chaque jour la Manche pour aller déverser leurs milliers de tonnes de bombes sur tous les nœuds ferroviaires, et même les gares qui ne le sont pas.

Les bombardiers volent à très haute altitude : les bombes détruisent des quartiers souvent éloignés des gares. Les rues ne sont plus que des amas de décombres d'où l'on retire des corps que l'explosion a fait éclater, a écorchés vifs. Ils sont roses comme des pantins énormes.


Pour les 26 et 27 mai - journées ordinaires dans la succession des bombardements, - on peut dresser la liste des victimes par villes ou par régions : Région parisienne (240 morts, 422 blessés), Nice (316 morts, 475 blessés), Chambéry (300 morts, 600 blessés), Avignon (380 morts, 600 blessés), Amiens (385 morts, 150 blessés), Lyon (600 morts, 500 blessés), Saint-Étienne (870 morts, 1 400 blessés), Marseille (1 976 morts, 1 323 blessés), 1 500 morts dans le bombardement des gares de Paris-La Chapelle et de Villeneuve-Saint-Georges.

Reims, Rouen, Metz, Troyes, Nantes, Cambrai, Valenciennes, etc. Encore des centaines de victimes.


On pourrait dresser une autre liste, ville par ville, village par village, celle des torturés, des fusillés, des pendus, des décapités.

Mais le total est difficile à établir car les cadavres sont jetés dans des fosses vite refermées, parfois exécutés en Allemagne. Il y a les « résistants » et les otages, ceux qui ont été dénoncés et ceux qui sont abattus après d'âpres combats.

Des centaines de morts, en ce mois de mai 1944 qui doit effacer celui de 1940, et dont on est sûr qu'il annonce le Débarquement, la Libération, parce que bombardements alliés et répression allemande confirment que chacun des adversaires prépare le terrain à sa manière.

Les Alliés veulent rendre impossibles les transferts d'unités de la Wehrmacht et des SS d'un point à l'autre du pays. La Gestapo veut démanteler, décapiter le dispositif de la Résistance qui à la veille du Débarquement prépare l'insurrection nationale.


Les maquis se renforcent en hommes, mais manquent d'armes en dépit des appels du général de Gaulle afin qu'on organise des parachutages.

En ce mois de mai, autour des plus importants maquis - mont Mouchet, Vercors, - les Allemands concentrent des troupes. Ils ne peuvent accepter ces « forteresses » sur leurs arrières.

La sagesse devrait inciter à la dispersion des maquisards, au choix de la guérilla. Mais l'enthousiasme, l'impatience, le désir de s'emparer du glaive brisé en mai 1940 et de restaurer l'honneur des armes conduisent à l'affrontement.


On pressent, on constate que les Allemands sont décidés à frapper et que le temps de la mesure, des précautions est achevé. Ils ne sont plus, ne veulent plus être des occupants « korrects ».

Ils arrêtent les évêques de Clermont-Ferrand, d'Agen, de Montauban.

Ce dernier, Mgr Théas, proteste depuis 1942 contre les mesures antisémites des nazis. Il a été avec Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, l'auteur de nombreuses lettres pastorales dénonçant les violences nazies. Mgr Saliège, grand infirme, ne pouvant être transporté, c'est son plus proche collaborateur, Mgr de Solage, qui est arrêté en même temps que l'évêque d'Albi.


Ces jours de mai 1944 sont jours de vérité.

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