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« Prisonnier », le maréchal Pétain ?
Ni de Gaulle ni aucun patriote engagé dans la Résistance ne peut admettre l'ultime pirouette de celui qui a voulu être chef de l'État en juillet 1940.
À l'heure de la Libération, il sait bien qu'il va devoir répondre de ses actes, ou de ceux qu'il a laissé accomplir.
« Prisonnier », Pétain ?
Non pas des SS, mais de ses ambitions, de sa soif de pouvoir et de gloire.
« Prisonnier » ? De la vieillesse qui, comme le dit Charles de Gaulle, est un naufrage.
Prisonnier de sa politique de collaboration, Pétain ne connaît pas « la joie immense, la puissante fierté qui ont déferlé sur la nation », en cet été 1944.
La voix de De Gaulle vibre quand, le 29 août 1944, il prononce ces mots. Il ajoute qu'« il y a quatre jours, les Allemands qui tenaient Paris ont capitulé devant les Français ». Et « à mesure que reflue l'abominable marée, la nation respire avec délices l'air de la victoire et de la liberté ».
De Gaulle note aussi : « Le monde entier a tressailli quand il a su que Paris émergeait de l'abîme et que sa lumière allait de nouveau briller. »
Des manifestants brandissent des drapeaux français à Londres, à New York, à Buenos Aires, à Sydney, et même dans la prudente Genève.
Dans les pays encore occupés par les armées de Hitler, les journaux clandestins exaltent l'insurrection parisienne.
Partout en Europe, les « partisans » sont aussi convaincus, en ce mois d'août 1944, que la victoire est proche, et qu'ils peuvent mener des actions audacieuses, en prenant le risque de se découvrir, de « descendre des massifs forestiers dans la plaine, d'agir dans les villes, de lancer des mots d'ordre de grève ».
C'est le cas en Italie du Nord, encore sous la botte fasciste et nazie.
Mussolini est d'autant plus décidé à durer que les Alliés, après avoir libéré Sienne, Arezzo, Livourne, Pise, puis, après un mois de combats, Florence, sont arrêtés par la Ligne Gothique.
Ces fortifications allemandes appuyées aux Apennins coupent, au nord de Florence, l'Italie en deux.
Au sud, Rome libérée depuis le 4 juin 1944, au nord, la vallée du Pô, ses grandes villes ouvrières, ses unités de « partisans », et cette armée allemande commandée par Kesselring qui, avec l'appui des « chemises noires républicaines » de Mussolini, organise des rastrellamenti - des ratissages - contre les partisans qui dans l'euphorie d'un été victorieux se sont souvent démasqués.
Le long de la Ligne Gothique, le front se stabilise et Mussolini décide de préparer un « réduit républicain » dans les Alpes. L'essentiel est d'attendre que les Alliés se déchirent.
Déjà en Grèce, les Anglais se heurtent aux partisans communistes.
Si la Ligne Gothique tient, tout est possible. Or les Alliés considèrent le front italien comme secondaire et ne cherchent pas à attaquer.
Mais alors que Dieu protège les Italiens du nord de la péninsule livrés aux nazis et aux fascistes !
Le général Juin, qui a commandé le corps expéditionnaire français en Italie, condamne cet attentisme aux conséquences cruelles pour les populations civiles et les partisans.
« Fait rare dans l'Histoire, écrit Juin, on aura vu une direction de guerre décider de sang-froid que la victoire ne serait pas exploitée et permettre délibérément que deux armées ennemies s'échappent et se reconstituent : l'Histoire jugera. »
Elle devrait aussi juger l'attitude du commandement américain sur un autre front, celui ouvert en Slovaquie.
Le Conseil National Slovaque - équivalent du CNR français - a lancé son appel à l'insurrection le 29 août 1944. Mais l'armée Rouge est loin, et les Américains n'aident pas les insurgés, souvent communistes.
Pourquoi les Américains devraient-ils favoriser la progression de l'armée Rouge vers l'ouest en soutenant l'insurrection slovaque ?
Les Russes eux-mêmes se méfient de ces partisans slovaques qui comptent aussi de nombreux démocrates.
Le soulèvement échoue et les représailles nazies s'abattent sur la population slovaque.
Quant aux insurgés, ils sont traqués par les divisions de la Waffen-SS, mais ils continuent de combattre, créant des zones d'insécurité pour les troupes allemandes.
La leçon de ces échecs - en Italie, en Slovaquie - est claire.
En cette fin d'été 1944, l'après-guerre de l'Europe s'esquisse.
À Varsovie, comme à Athènes, en Italie du Nord comme en Slovaquie, les « grands » Alliés s'observent.
Les Russes soutiennent les résistants, les partisans communistes, qui sont destinés, sous la protection de l'armée Rouge, à s'emparer du pouvoir.
Et Churchill voit bien la menace que représentera pour la démocratie la domination communiste en Europe centrale, après la chute de Hitler.
Mais que faire ? Les Américains ont refusé le projet de Churchill de débarquement dans les Balkans. On aurait pu devancer les Russes.
Trop tard !
Les offensives russes lancées dès le mois de juin ont détruit la 6e armée allemande.
Le 30 août, les Russes entrent à Bucarest, et s'emparent de Ploiesti située au centre des champs pétroliers roumains. Et la Roumanie, après un coup d'État du roi Michel, change de camp. Les troupes roumaines retournent leurs armes contre les Allemands.
En un même élan, les Russes envahissent la Bulgarie qui cesse les hostilités le 26 août.
Au nord, les troupes russes pénètrent en Finlande jusqu'à Viborg. Les Finlandais exigent des Allemands qu'ils quittent leur pays et négocient avec les Russes.
Ceux-ci atteignent, en cette fin d'été 1944, la frontière de la Prusse-Orientale.
Sur le front ouest, les troupes anglaises et canadiennes de Montgomery, nommé maréchal le 1er septembre, après une chevauchée de 300 kilomètres, entrent le 4 septembre 1944 à Bruxelles et le lendemain s'emparent de l'immense port d'Anvers.
Les Allemands n'ont même pas eu le temps de faire sauter les installations portuaires et les Alliés disposent ainsi d'une base de ravitaillement au contact de leurs troupes.
Que peut faire Hitler alors que ses armées, à l'Ouest et à l'Est, se désagrègent, que des dizaines de milliers de soldats se rendent aux Anglo-Américains et même aux Russes ?
Le 31 août, le Führer réunit quelques-uns de ses généraux à son Grand Quartier Général.
Il les harangue d'un ton monocorde mais énergique.
Il annonce qu'il fera juger par contumace le général von Choltitz, commandant du Grand Paris, qui s'est rendu aux Français dans la capitale !
Choltitz a trahi : il n'a pas exécuté les ordres de destruction des ponts de Paris, et le Führer avait précisé : « Même si cette destruction systématique doit entraîner celle de monuments artistiques. »
De même, Paris n'a pas été bombardé par l'artillerie lourde et les V1, comme le Führer l'avait demandé.
Mais Hitler, d'un geste de la main, balaie violemment ce passé, tout en répétant que les traîtres seront châtiés, quel que soit leur rang.
Sa voix se fait plus forte.
Qui sait, dit-il, qu'en ce mois d'août 1944 les fabrications d'armement du IIIe Reich ont atteint leur record ?
Les usines, malgré les bombardements quotidiens, ont produit 869 chars et 744 canons d'assaut, de quoi équiper 10 nouvelles divisions blindées !
« Nos pertes vont être comblées, à l'ouest comme à l'est », répète le Führer.
Il s'approche de ses généraux, poings fermés, brandis.
« Si c'est nécessaire, dit-il, nous combattrons sur le Rhin. Cela ne fait aucune différence.
« Quelles que soient les circonstances, nous poursuivrons notre lutte jusqu'à ce que - pour citer Frédéric le Grand - un de nos damnés ennemis soit las de se battre !
« Nous lutterons jusqu'à ce que nous obtenions une paix qui garantisse l'existence de la nation allemande pour les 50 ou 100 prochaines années et qui surtout ne souille pas notre honneur une deuxième fois comme en 1918. »
Le Führer ferme les yeux quelques secondes, puis il reprend :
« Je ne vis que dans le but de mener ce combat parce que je sais que, sans le soutien d'une volonté de fer, cette guerre ne sera pas gagnée. »
Il dévisage l'un après l'autre les généraux. Et rares sont ceux qui soutiennent son regard quand il déclare que l'état-major de la Wehrmacht manque de cette « volonté de fer ».
Le Führer s'éloigne, voûté, la démarche hésitante.
Les généraux se lèvent, le saluent, bras tendu.
« Le moment viendra, dit le Führer, où la tension entre les Alliés atteindra son point de rupture. L'Histoire nous apprend que toutes les coalitions ont fini - tôt ou tard - par se désintégrer.
« Il n'est que d'attendre le bon moment en dépit de toutes les difficultés. »