5.
Rome, mars 1944.
Dans la ville, le printemps éclate. Le 12, le pape Pie XII parle et la foule s'est massée place Saint-Pierre. Elle crie : « Pace Pacelli ! » La Milice arrête quelques partisans qui, mêlés aux pèlerins, criaient : « Les Allemands à la porte ! » et distribuaient des tracts.
Le ciel est limpide ; dans les jardins de la villa Borghèse, la vie, gaiement, enfièvre chaque buisson, chaque pousse.
23 mars, via Rasella : un balayeur pousse sa poubelle. Au bout de la rue apparaît un détachement de Südtiroler Ordnungsdienst, miliciens volontaires du Tyrol du Sud.
Le balayeur allume une mèche dans sa poubelle et se retire en courant. C'est le gappista Bentivegna : quelques autres gappisti écartent des enfants.
Une minute s'écoule puis l'explosion secoue le quartier : une cinquantaine de soldats gisent sur le sol. Les gappisti tirent sur le reste de la colonne et se dispersent.
Le silence retombe sur Rome. Il est 15 h 26. La lumière est déjà plus douce, couronnant les toits et les coupoles d'ocre doré.
Bientôt les habitations de la via Rasella et des vie dal Traforo et des Quattro Fontane sont saccagées par les SS. Les locataires sont malmenés, raflés.
Dans la ville, le bruit de l'attentat commence à se répandre. Le commandant de la place de Rome, le général Maelzer, le chef de la police Kappler et le maréchal Kesselring se mettent en contact avec le quartier général du Führer.
Hitler demande que l'on fasse sauter tout le quartier avec ses habitants.
Finalement, le système des otages est appliqué. Caruso, le questore, déclare qu'il a déjà des détenus politiques condamnés à mort : on décide de les exécuter à raison de dix otages pour un Allemand tué.
En fait, on choisit tout simplement des détenus politiques ou des Juifs sans se soucier de savoir s'ils sont jugés ou non. En hâte, on les embarque sur des camions et on se trompe puisqu'on entasse 335 otages au lieu de 320 (il y a eu 32 Allemands tués). Ces 15 hommes de plus sont l'arbitraire de l'arbitraire.
Le convoi se dirige vers la via Ardeatina. Là s'ouvrent des galeries dans des carrières.
Un à un, les 335 otages - le colonel Montezemolo et des généraux, des Juifs et des ouvriers, des journalistes et des cinéastes - sont abattus d'une balle dans la nuque, obligés de grimper sur les corps des premiers tués pour prendre place en attendant le coup libérateur.
La tuerie dure du 24 mars au soir au 25 à 9 heures du matin. Puis les galeries sont minées et bientôt des explosions sourdes retentissent, enfouissant les cadavres sous les blocs.
Ce matin-là, officiellement, la nouvelle de l'attentat et des représailles est donnée par le commandement allemand. Les journaux fascistes eux-mêmes se taisent : 335 personnes, c'est presque la population d'un bourg.
Un lourd manteau d'horreur et de terreur couvre Rome. La ville ne s'insurgera pas.
Peut-être est-ce là le but recherché par les nazis : la capitale proche du front doit subir l'occupation sans se révolter ; sans doute aussi veulent-ils opposer, à propos des moyens d'action de la lutte clandestine, le Centre militaire badoglien et les gappisti communistes en montrant à la population de la Ville Sainte, le prix du sang allemand.
Et la guerre continue, se nourrissant de sa longueur même, paraissant reproduire les mêmes épisodes comme si la tragédie ne devait pas voir de fin et comme si, de sursis en sursis, Mussolini et Hitler pouvaient éternellement gouverner.
Le 22 avril, les deux hommes se rencontrent à Klessheim, dans ce château où Ciano, jadis, a dîné avec Ribbentrop.
Hitler, vieilli, nerveux, mâchonne sans interruption les comprimés du docteur Morell. Mussolini expose ses doléances et pour une fois le Führer le laisse parler sans l'interrompre. Désormais, les avis et les conseils de Mussolini ont si peu d'importance !
Le maréchal Graziani dresse un tableau des besoins de l'armée républicaine italienne, parle de la nécessité impérieuse de sa reconstitution. Hitler pour toute réponse rappelle comment le 25 juillet 1943 le fascisme s'est effondré. Mussolini, humilié, doit de nouveau se justifier.
« La force du Parti fasciste, dit-il, était à ce moment-là avec les armées. À l'intérieur, il n'y avait que les femmes, les jeunes et les vieux. »
Puis, tout en parlant, Mussolini quitte la réalité, évoque ses rêves de conquête, l'Égypte et l'Afrique, tout ce qui a été perdu par la faute des généraux et du roi. Mais cela ne se reproduira pas, dit-il. Il est enchanté que les internés italiens restent en Allemagne, il est prêt à « appeler la classe 14 pour le Gauleiter Sauckel, les classes 16 et 17 pour le maréchal Goering, vingt classes s'il le faut pour les employer dans les bataillons de travail ».
Ces mots jetés pour paraître disposer encore de l'Italie, ce sont, dans les rues de Gênes et de Rome ou dans les villages de la plaine du Pô, des Italiens embarqués de force dans des camions.
Ces mots, ce sont aussi des milliers d'hommes qui gagnent la montagne pour éviter les départs pour l'Allemagne.
Le mouvement partisan va puiser là le gros de ses troupes. Plus de 100 000 hommes tiennent au début de l'été 1944 les Alpes et les Apennins. Mais poussés vers la lutte par la nécessité, ces hommes mûrissent vite, ils se politisent et découvrent auprès de vieux antifascistes l'envers, qu'ils ignoraient, de l'ère fasciste.
Revelli, ancien membre des organisations fascistes, officier sur le front russe, écoute, sur les sommets des Alpes, Livio, un politique aux idées nettes :
« Quand il me parle des Italiens qui, dès 1936, en Espagne ont combattu contre Franco, de l'antifascisme militant, il me transporte dans un monde que j'ignorais, écrit Revelli, ou un monde que je connaissais mal. Mais le monde de mon fascisme, de ma guerre en Russie, était en grande partie inconnu de Livio. »
C'est ainsi, à travers les hommes et par la Résistance, que se reconstitue une Italie de bonne foi. L'écrivain Carlo Levi, un ancien confinato - assigné à résidence dans le sud de l'Italie, - peut écrire :
Nous avons vécu ensemble,
Ensemble devenant des hommes.
Dans le monde divisé
Unis étaient nos cœurs.
Nous nous sommes reconnus,
Un peuple neuf...
Naissait avec des noms nouveaux,
C'était la Résistance.
Le soir, autour des feux de camp dans les hautes vallées, cependant que près des baite (granges), quelques hommes montent la garde, les chansons s'élèvent, chœurs spontanément harmonieux que ces anciens des divisions d'Alpini, ces montagnards et ces bûcherons reprennent, mêlant la mélancolie à la violence :
Là-haut sur la montagne, Drapeau noir,
Un partisan est mort en faisant la guerre,
Un Italien de plus s'en va sous la terre.
Il y trouve un Alpino mort en Russie.
Allemands et fascistes, hors d'Italie !
Morte est la pitié, morte est la pitié.