44.
Cet ogre russe, ce Staline qui fascine Churchill, de Gaulle, à l'automne 1944, veut le connaître, conclure avec lui un pacte franco-soviétique.
C'est la manière, pour la France, de faire contrepoids aux Anglo-Américains si réticents à admettre que la France s'est arrachée à l'abîme. À plusieurs reprises déjà, depuis leur entrée dans la guerre en juin 1941, les Russes ont reconnu, soutenu la France Libre.
Et de Gaulle a veillé à ce que sur le front russe combattent des Français, les pilotes de l'escadrille Normandie-Niemen, dont les Russes vantent l'héroïsme.
Les symboles comptent dans les relations entre États.
De Gaulle, d'une phrase lancée devant les députés de l'Assemblée consultative - qui tient lieu de Chambre des députés dans l'attente des élections, - a annoncé son voyage à Moscou, son projet de pacte et son but :
« Rebâtissons notre puissance, voilà quelle est désormais la grande querelle de la France. »
Le 24 novembre 1944, de Gaulle s'envole pour Moscou où il arrive le 1er décembre.
Le voyage a été long.
En avion d'abord, jusqu'à Bakou, avec escales au Caire et à Téhéran où il rencontre le roi Farouk, puis le chah d'Iran, façon de montrer que la France est de retour.
Puis en train, de Bakou à Stalingrad, et Moscou.
De Gaulle découvre la grise immensité russe, les foules figées, silencieuses, grises elles aussi.
Partout, de Gaulle sent la contrainte et la peur, la condescendance des officiels russes.
Ils rappellent que la France, aux plans politique et militaire, n'est rien d'autre qu'une nation qui a été battue en 1940 et qui a accepté de collaborer.
Pour bien marquer la différence, lorsque Staline lève son verre, en présence de De Gaulle, il ne boit qu'à la santé de Roosevelt et de Churchill et il tient ce dernier informé des conversations avec de Gaulle.
De Gaulle constate qu'il est ignoré de la foule russe et qu'on ne fait rien pour faire connaître quels sont sa place et son combat.
La France Libre vaut moins que les Polonais du Comité National de Lublin.
On organise pour lui et son ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault, une visite du métro de Moscou, et on les laisse être bousculés, comme de quelconques voyageurs dont on écrase les pieds. Et sans doute veut-on ainsi faire comprendre à de Gaulle qu'il ne représente qu'une petite puissance, encore engluée dans sa défaite.
Quant aux négociateurs russes, ils sont brutaux, aux limites de l'impertinence et de la vulgarité.
« Ça manque d'élégance, ça manque de courtoisie, c'est un régime brutal, inhumain », commente Bidault.
De Gaulle reste impassible, lors des entretiens avec Staline - les 2, 6 et 8 décembre 1944, - mais il rend coup pour coup.
Lors de la réception qu'il offre dans les locaux de l'ambassade de France, il s'adresse à Alexander Werth, le correspondant du Sunday Times, lui parle de sa visite à Stalingrad.
« Ah ! Stalingrad, dit-il, c'est tout de même un peuple formidable, un très grand peuple.
- Les Russes, ah, oui, approuve Werth.
- Mais non, je ne parle pas des Russes, je parle des Allemands. Tout de même, avoir poussé jusque-là[5] ! »
À aucun moment, il ne se laisse démonter, ne cachant pas son dégoût des scènes d'ivrognerie auxquelles se livrent les Russes, et le premier d'entre eux, Staline, qui boit directement au goulot des bouteilles de champagne et menace ses diplomates de les faire fusiller...
Mais de Gaulle a l'intuition que les Russes, tout en essayant d'arracher des concessions, signeront à la fin ce pacte franco-soviétique, et soutiendront la France face aux Anglo-Américains.
Le communiste Maurice Thorez, gracié, vient d'arriver en France et, lors du premier meeting qu'il a tenu, il a déclaré :
« Mener la guerre jusqu'au bout, jusqu'à Berlin, voilà la tâche unique du moment, la loi pour tout Français... »
Sans aucun doute, Maurice Thorez applique la politique de Staline comme il l'a fait en 1939, en soutenant le pacte germano-soviétique, en désertant et en passant ces années de guerre en Russie...
Donc de Gaulle ne se laisse pas impressionner par le jeu brutal de Staline. Il a percé à jour le tyran.
Il exige de loger à l'ambassade de France, un bâtiment dévasté par les bombardements, sans chauffage. Mais cette « vie de camp » vaut mieux que la « maison des hôtes de l'URSS » rue Spiridonovka, « truffée de microphones ».
Première réunion au Kremlin. Voici Staline. Si petit, replet, le teint jaune, la voix ténue, à peine perceptible.
De Gaulle s'assied en face de lui, de l'autre côté d'une grande table à tapis vert.
Staline commence à tracer des figures géométriques au crayon rouge sur sa feuille de papier. De Gaulle le dévisage. L'homme exprime la fourberie, l'obstination, la dissimulation.
« Communiste habillé en maréchal, dictateur tapi dans sa ruse, conquérant à l'air bonhomme. »
Staline se tait. Et pourtant de Gaulle a le sentiment que tout va être dit, dès cette première rencontre. Il va parler clair.
« La frontière géographique et militaire de la France, dit de Gaulle, est constituée par le Rhin, et l'occupation de cette ligne est nécessaire à sa sécurité. »
Staline plisse les yeux, ne s'engage pas. La France a-t-elle abordé cette question à Londres et à Washington ? demande-t-il.
On parle des frontières de l'URSS. Là, Staline est précis. Il veut que les frontières de la Pologne subissent un déplacement de l'est vers l'ouest : sa frontière avec l'Allemagne sera sur l'Oder et la Neisse.
En somme, les Russes ont fixé seuls ce qui se passera à l'est et vont discuter de ce qui doit intervenir à l'ouest, commente de Gaulle.
On déjeune à la Spiridonovka.
« Ce doit être bien difficile de gouverner un pays comme la France, dit Staline.
- Oui, et pour le faire je ne puis prendre exemple sur vous, car vous êtes inimitable.
- Thorez... » commence Staline.
Il lève la main, poursuit :
« Ne vous fâchez pas de mon indiscrétion. Je connais Thorez, à mon avis, c'est un bon Français. Si j'étais à votre place, je ne le mettrais pas en prison, du moins pas tout de suite.
- Le gouvernement français traite les Français d'après les services qu'il attend d'eux », répond de Gaulle.
Il ne cesse de regarder ce personnage dont l'attitude exprime tour à tour la vulgarité, la violence et la brutalité, le cynisme cruel et le mépris, mais aussi l'intelligence et la roublardise.
Staline porte un uniforme à l'ample vareuse. Il est chaussé de bottes noires en cuir souple.
Il paraît assoupi, puis tout à coup il s'exclame :
« Ah ! ces diplomates, qu'ils sont ennuyeux, qu'ont-ils à parler ainsi ! Une mitrailleuse ! Voilà ce qu'il faudrait ! Une mitrailleuse sur eux, ils se tairaient vite. »
La menace est toujours présente. Dans les toasts qu'il prononce, levant son verre, disant à tel ou tel Soviétique : « Fais ce que tu dois, sinon tu seras pendu comme on fait dans ce pays. »
Mais quel est ce pays ?
De Gaulle assiste au Grand Théâtre à un spectacle de ballet. Il parcourt les galeries du musée des Trophées où sont rassemblées les prises de guerre, de l'uniforme du maréchal von Paulus, le vaincu de Stalingrad, aux drapeaux à croix gammée des divisions allemandes détruites.
De Gaulle reçoit, à l'ambassade de France, les intellectuels et les écrivains amis de la France et, parmi eux, le général comte Ignatiev, ancien attaché militaire du tsar à Paris.
Ce pays, c'est la Russie, sur laquelle on a collé le masque du communisme qui la déforme et qui l'exprime.
Et quand le masque tombera, il restera la Russie.
De Gaulle se rend plusieurs fois au Kremlin. Dîner fastueux. Staline boit, porte de nouveaux toasts, se tourne vers Palewski, Polonais libre : « Je bois aux Polonais. On ne cesse jamais, monsieur Palewski, d'être polonais. »
C'est bien la vieille obsession russe, l'éternelle volonté de soumettre la Pologne qui perce chez Staline.
Staline veut que la France reconnaisse le gouvernement polonais prosoviétique qui siège à Lublin, et abandonne le gouvernement polonais installé à Londres.
De Gaulle écoute, impassible.
« Je prends note de votre position, dit-il. Mais je dois vous répéter que le futur gouvernement de la Pologne est l'affaire du peuple polonais, et que celui-ci, selon nous, doit pouvoir s'exprimer par le suffrage universel. »
De Gaulle ne baisse pas les yeux quand Staline le fixe, gronde, peste, laisse entendre qu'il n'y aura pas, si les Français ne reconnaissent pas le gouvernement de Lublin, de pacte franco-soviétique.
Ne pas céder, même quand Staline tente de séduire.
Le régiment Normandie-Niemen est amené à Moscou pour que de Gaulle puisse passer en revue ces aviateurs français. Il est fier de ces hommes, les seuls soldats d'Occident à se battre en Russie. Il les décore dans le froid glacial, puis il se rend à l'ambassade.
Ne pas céder.
Et pourtant, mesurer que les Anglo-Américains, Churchill l'a avoué, accepteront la domination de Moscou sur l'Europe centrale.
Ne pas céder.
« Parce que l'avenir dure longtemps. Tout peut un jour arriver, même ceci, qu'un acte conforme à l'honneur et à l'honnêteté apparaisse en fin de compte comme un bon placement politique. »
Ne pas céder.
Et, au terme d'une soirée interminable avec projection de films de propagande, dire à Staline : « Je prends congé de vous, le train va m'emmener tout à l'heure. Je ne saurais trop vous remercier... »
Entendre Staline murmurer : « Restez donc, on va projeter un autre film. »
Et s'éloigner. Puis attendre à l'ambassade. À 4 heures du matin, les Russes ont renoncé à leurs exigences. Le gouvernement polonais de Lublin n'est pas reconnu par la France, qui se contentera d'y envoyer un délégué, le capitaine Christian Foucher. Et le pacte est signé.
Dîner à nouveau, à 5 heures du matin, le 10 décembre.
« Vous avez tenu bon, à la bonne heure, dit Staline. J'aime avoir affaire à quelqu'un qui sache ce qu'il veut, même s'il n'entre pas dans mes vues. »
Il bavarde, détendu, amical.
« Après tout, il n'y a que la mort qui gagne », murmure-t-il. Hitler, au fond, est « un pauvre homme qui ne s'en tirera pas... Si vous, la France, avez besoin de nous, nous partagerons avec vous jusqu'à notre dernière soupe. »
Puis il se tourne vers l'interprète et, d'une voix dure, lance : « Tu en sais trop long, toi, j'ai bien envie de t'envoyer en Sibérie ! »
Dernière image de cette aube russe dans les ors médiévaux du Kremlin, ce 10 décembre 1944.
« Je vois Staline assis seul à une table, dit de Gaulle, il recommence à manger. »