« Je voudrais que tu me rendes un service », dit Lennon en parlant dans son portable. Il était arrêté à un feu rouge au croisement de Lisburn Road et de Sandy Row.
« Quel genre de service ? demanda Dan Hewitt.
— L’accès à certains dossiers. » Il cala le téléphone contre son épaule quand le feu passa au vert et desserra le frein à main. « À propos de ce qui s’est passé après la mort de McKenna.
— Impossible, répondit Hewitt. Tu n’as aucune raison de les consulter. Il faudrait justifier d’une enquête en cours, or ces affaires sont classées depuis des mois. Pourquoi t’y intéresses-tu ?
— Parce que j’ai interrogé Andy Rankin.
— Qu’est-ce que ces règlements de comptes ont à voir avec lui ?
— Rien. Mais il a parlé de quelque chose. Une rumeur qui lui est parvenue. Je voudrais vérifier. Allez… Je t’ai sauvé la mise avec le coups et blessures.
— Et en échange, tu retournes dans une MIT, répliqua Hewitt. Il me semble qu’on est quittes. »
Lennon s’efforça de se concentrer sur sa conduite en enfilant les rues qui remontaient vers Donegall Pass. « Il faut que je les voie, Dan.
— Non, répondit Hewitt. Tu veux les voir. Ce n’est pas du tout la même chose. Et quand bien même je serais prêt à te donner satisfaction, je ne le pourrais pas. Je dois justifier d’une enquête en cours pour ressortir ces dossiers.
— Merde, dit Lennon. Il doit bien y avoir un moyen.
— Si tu veux des infos sur Rankin, je peux peut-être t’aider, dans les limites du raisonnable.
— Et si tu établissais un lien entre Rankin et McKenna ? Un événement prouvant qu’ils ont eu affaire l’un à l’autre ? Ou à Crozier. Rankin m’a raconté que Crozier avait piqué le business de McKenna depuis sa mort. On pourrait rattacher ça à mon enquête. »
Lennon attendit la réponse. Après un long silence, Hewitt soupira. « D’accord, je vais voir ce que je peux faire. Mais beaucoup de choses auront été réécrites. Attends-toi à trouver surtout des documents falsifiés.
— Tant pis. Du moment que tu me donnes quelque chose.
— Laisse-moi une heure », dit Hewitt.
Le mince dossier arriva sur le bureau de Lennon quatre-vingt-dix minutes plus tard. Il parcourut les pages photocopiées, à peine une vingtaine. Ainsi que Hewitt l’avait prédit, la plupart des phrases étaient biffées avec un gros trait de marqueur noir. Mais les originaux n’avaient pas tous été retouchés. Certaines pages sentaient encore le solvant et les passages noircis demeuraient humides au toucher.
Sur un post-it collé à l’intérieur, Dan Hewitt avait écrit d’une main soignée :
Jack,
Il n’y a pas grand-chose, mais c’est le mieux que je puisse faire pour toi. Rappelle-toi que Dandy Andy nous a bien servi. Comme je te l’ai dit, c’est un salopard, mais un salopard utile. Passe tout à la broyeuse après avoir lu.
Dandy Andy Rankin, surnommé ainsi à cause de son goût prononcé pour la mode, était en effet un salopard. Non seulement il se sucrait sur le dos de sa propre communauté depuis des années, mais il rencardait aussi la Branche Spéciale et sa version récemment remaniée, l’unité de renseignement C3. Les trois premières pages présentaient diverses photos d’arrestation et un résumé de sa carrière. Une sorte de Dandy Andy, Greatest Hits. Lennon repéra au moins six tentatives d’assassinat, cinq caches d’armes découvertes, et, pour une valeur de centaines de milliers de livres, des livraisons d’ecstasy, de cocaïne et de cannabis à destination de Belfast stoppées en route.
Ça se payait, bien sûr. On avait laissé une paix relative à Rankin pour se livrer à ses affaires, détaillées dans un paragraphe sous les photos. Il fallait reconnaître que ses costumes devaient coûter cher.
Les pages suivantes s’avérèrent encore plus intéressantes. Rankin avait fait passer divers tuyaux sur la relation que Rodney Crozier commençait à développer avec les gangs de Lituaniens à Belfast. La consolidation de l’Union européenne et la stabilisation de l’Irlande du Nord avaient ramené une certaine prospérité, mais aussi ouvert la porte aux criminels.
C’est le Sud qui fut touché en premier. À Dublin, les truands gagnaient chaque jour un peu plus de terrain. Les affrontements meurtriers des gangs en République d’Irlande devenaient presque aussi fréquents que l’avaient été les massacres entre groupes paramilitaires dans le Nord durant les Troubles. Là-haut, les paramilitaires conservaient la mainmise sur les rackets. Les criminels de base ne pouvaient opérer aucune percée, mais les Européens de l’Est débarquaient à présent en force.
Les loyalistes coopéraient avec les Lituaniens depuis quelque temps déjà. Ils faisaient mine de résister à l’invasion étrangère dans les quartiers protestants, intimidant les immigrants qui prenaient les boulots dont personne ne voulait, mais par-derrière ils léchaient les bottes des gangsters de l’Est. Les plus hauts revenus venaient de la prostitution, et les Lituaniens fournissaient en abondance des filles importées de Russie, de Roumanie, de Biélorussie et d’Ukraine. À sa grande honte, Lennon n’ignorait rien de ce trafic. Il parcourut une série de rapports, naviguant entre les phrases passées au noir. Partout apparaissait le nom de McKenna, mais il ne trouva rien, aucun élément qu’il pût rattacher à ce que Rankin lui avait raconté à l’hôpital.
Le dernier document était la transcription d’un entretien entre Rankin et l’un de ses agents. Lennon déchiffra les fragments qui demeuraient lisibles.
DATE : 05/09/2007
LIEU : Parking, Entrepôts Makro, Dunmurry, Belfast
INTERROGATOIRE MENÉ PAR : Inspecteur principal James Maxwell, C3
SUJET : Andrew Rankin, alias Dandy Andy Rankin
L’officier chargé de l’interrogatoire note que Rankin se montre visiblement inquiet pendant la conversation. Il s’agite sur sa chaise et fume cigarette sur cigarette.
JM : Qu’est-ce que tu as à me dire ?
AR : Ce salaud de Rodney Crozier. Je veux qu’on le dégage.
JM : Bon sang, Andy. Ne recommence pas avec ça.
AR : Son business avec les Lituaniens… Il joue de plus en plus gros. Si ça continue, il va carrément me chier dessus.
JM : On en a déjà parlé.
AR : Et j’en parlerai encore tant que vous ne vous bougerez pas le cul pour mettre de l’ordre dans ce merdier. Depuis que Michael McKenna est mort, cette enflure de Rodney Crozier s’est fait pote avec eux et il se…
Lennon se crispait chaque fois qu’il lisait le nom de McKenna. Tout le monde dans la police connaissait l’affaire qui avait opposé les deux hommes, même si c’était maintenant de l’histoire ancienne. Un tiers de la page était noirci. Lennon reprit sa lecture plus loin.
… il y a des bruits qui circulent. Crozier n’aurait jamais pu prendre le contrôle de cette partie de la ville si McKenna était toujours en vie.
JM : Et alors ?
AR : Alors si vous ne faites pas quelque chose, moi, je m’en occuperai. Putain, jamais j’aurais imaginé ça. Un de nos gars qui se branche avec les Baltes et qui remplit les poches d’un autre camp. Je connaissais le père de Rodney Crozier. Il se retournerait dans sa tombe s’il savait avec qui son fils trafique.
JM : Ce n’est pas possible, pour nous. On ne peut pas monter une opération d’une telle ampleur sur ton simple témoignage.
AR : Mais bon sang, qui dirige la police aujourd’hui ? Qui vous demande de fermer les yeux sur ce qui se passe en ce moment ? Depuis l’assassinat de McKenna, et le bordel…
Encore un passage gribouillé. Les règlements de comptes. Les meurtres à Belfast. Le bain de sang dans une vieille ferme de l’autre côté de la frontière. L’enquête concluait à une embuscade tendue par des dissidents pour supprimer le politicien Paul McGinty, et on referma le dossier quand trois d’entre eux sautèrent sur leur propre bombe quelques mois plus tard. En analysant ce qui restait des armes dans la voiture, la police scientifique prouva qu’il s’agissait de celles dont on s’était servi lors de la fusillade.
Quand Lennon apprit la mort de McKenna, sa première pensée fut d’appeler Marie et Ellen. Il alla même jusqu’à composer le numéro sur son portable, puis s’aperçut qu’il se trouverait totalement à court de mots. Il pourrait demander à parler à sa fille, mais il était sûr que Marie refuserait. De toute façon, que dit-on à une enfant qui ne vous connaît pas ?
Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Pendant plus de deux ans après la naissance d’Ellen, il tenta de reprendre contact par divers moyens. Il ne se pardonnait pas d’avoir quitté sa mère pour une autre pendant qu’elle portait leur bébé, mais Ellen était quand même son enfant. Quoi qu’il proposât, Marie refusa tout en bloc. Elle le punissait, et il savait qu’il le méritait. Pourquoi Ellen devrait-elle aussi en pâtir ? Il envisagea de saisir la justice pour obliger Marie à lui accorder un droit de visite, mais il avait vu comment le système amenait les familles à se déchirer plutôt qu’il ne les rapprochait. Les parents utilisaient leurs enfants comme des armes pour se disputer entre eux. Ce n’était pas ce qu’il souhaitait. Il décida donc de laisser la petite grandir en ignorant l’identité de son père, plutôt que de la placer au centre d’un conflit dont elle n’était pas responsable.
Le père de Lennon, déjà, avait abandonné sa famille, laissant derrière lui le souvenir vague d’un homme qui pouvait soudain exploser de rire, puis changer d’humeur tout aussi vite et donner libre cours à sa colère. Il était parti en Amérique, avait dit la mère de Lennon, et quand il aurait gagné assez d’argent, il ferait venir sa femme et ses enfants. Des années plus tard, elle conservait toujours une lueur d’espoir dans les yeux chaque fois que le facteur glissait le courrier par la fente de la porte. La lettre n’arriva jamais.
L’idée de la famille ne signifiait ni chaleur ni réconfort pour Lennon. La douleur, le regret, voilà ce que cela évoquait. Sa famille s’était coupée de lui ; de même que Marie avait perdu la sienne à cause de leur relation. Les liens du sang pouvaient si facilement se rompre, mieux valait qu’il n’y en ait jamais eu avec sa propre fille. Elle serait sûrement plus heureuse dans la vie.
Mais il n’avait jamais oublié.
Mais il pensait à elle sans cesse.
Jusqu’au départ de Marie, il se garait une ou deux fois par semaine dans Eglantine Avenue pour observer ses allées et venues avec Ellen. La fillette ressemblait à sa mère ; en tout cas, vue de loin. Il s’imaginait descendre de voiture, s’approcher, et se pencher vers elle pour la regarder dans les yeux, tenir sa petite main dans la sienne.
Mais quel bien en sortirait-il ? Cela ne ferait que perturber la petite, et Marie l’éloignerait aussitôt. Tous ses efforts pour la convaincre de le laisser rencontrer sa fille n’avaient rien donné. C’était une femme dure, qui le cachait bien, mais plusieurs fois, alors qu’ils étaient encore ensemble, il avait perçu ce noyau impitoyable en elle, plus froid et plus dense encore que les os sous sa peau. Elle savait que l’empêcher de voir sa fille était le seul moyen de le punir pour ce qu’il avait fait. Et même s’il en appelait à la justice et obtenait satisfaction, il sentait au fond de lui-même que c’était peine perdue. Et puis, qu’avait-il à offrir ? Il ne serait sûrement pas meilleur père que le sien l’avait été.
Il chassa cette pensée et reprit sa lecture.
… et le bordel partout. Tout le monde sait qu’il y avait autre chose là-dessous. Mais on s’est dépêché d’enterrer l’affaire.
JM : Dites donc, les gars, vous êtes pires que des vieilles commères qui jouent au bingo. Tout ça ne te concerne pas.
AR : Ça ne me concerne pas ? Je perds un max de pognon parce que Michael McKenna s’est fait…
Cette fois, il manquait la moitié d’une page. Lennon passa à la suite.
… fillette. Et on ne l’a pas revue depuis.
Lennon s’arrêta sur cette phrase, la bouche sèche. Il essuya d’un doigt les lignes occultées pour essayer de faire apparaître les lettres. « Tite », pour « petite » ? Il essaya de s’humecter les lèvres, mais sa langue lui collait au palais.
Repoussant les documents, il consulta sa montre. L’heure du déjeuner approchait. Il décrocha le téléphone, composa le bureau de la C3 et se fit transférer sur le poste de Hewitt.
« Ça te dit de déjeuner avec moi ? proposa-t-il quand celui-ci décrocha.
— Avec toi ?
— Oui. Avec moi.
— Je t’ai donné les documents, Jack. C’était déjà trop me demander.
— Allez… En souvenir du bon vieux temps. »
Hewitt soupira. « Mais enfin, qu’est-ce que tu veux ?
— Te poser quelques questions. Et un sandwich au bacon. »
Silence. « D’accord, dit Hewitt. À la cantine dans dix minutes. »
Hewitt piquait dans sa salade tandis que Lennon mangeait un sandwich au bacon froid. Le dossier était posé entre eux sur la table. Une brigade du Tactical Support Group occupait le coin opposé de la cantine. Les hommes parlaient fort et riaient en se goinfrant de frites et de haricots. Il y avait sans doute un raid prévu l’après-midi, une maison aux portes renforcées où l’on montait le chauffage à fond pour faire pousser des plants de cannabis, ou une épicerie de quartier qui conservait un stock de cigarettes de contrebande dans la réserve.
« Côté réécriture, tu n’exagérais pas, dit Lennon. Plus de la moitié des documents sont barrés au marqueur. »
Hewitt but une gorgée d’eau minérale. « À quoi tu t’attendais ? Tu as déjà eu de la chance de les voir. »
Lennon versa une cuillerée de sucre dans son thé. « Je sais. Mais il y a un petit élément qui m’intrigue.
— Je ne veux même pas entendre ta question, répondit Hewitt.
— Ce n’est pas grand-chose. » Lennon avala une gorgée de thé tiède. « À propos de cette histoire avec Michael McKenna, les meurtres, et l’embuscade pour choper McGinty près de Middletown…
— Et alors ? Tout a été rendu public après l’enquête. Les factions de McGinty ont réglé leurs comptes, et les dissidents s’en sont mêlés. Ça a été un sacré massacre, mais c’est fini. »
Lennon montra qu’il avait la bouche pleine de bacon et ne pouvait pas parler. Hewitt attendit patiemment qu’il eût dégluti. « Alors, pourquoi ces passages sont-ils rayés ? demanda Lennon. Pourquoi le cacher si tout le monde le sait ? »
Hewitt posa sa fourchette et s’essuya la bouche avec une serviette en papier. « Écoute, Jack. Je t’ai fait une faveur en te passant le dossier. Si on l’apprend, je risque d’avoir de gros ennuis. Ne va pas trop loin.
— Tu es au courant de ce qui est arrivé à Kevin Malloy, avant-hier soir ? C’était un des gars de Bull O’Kane. Et Bull O’Kane est le propriétaire de la ferme où McGinty a été descendu.
— Malloy, c’est un cambriolage qui a mal tourné. De toute façon, ça n’a rien à voir avec nous. C’était de l’autre côté de la frontière. Les Gardiens[12] s’en occuperont. Tu vas à la pêche, là. Que cherches-tu à savoir exactement ? »
Lennon tenta sa chance. « Que dit le dossier au sujet de Marie McKenna ? »
Hewitt pâlit.
« Dans l’interrogatoire de Rankin, continua Lennon sans laisser à Hewitt le temps de se dérober. Il en parle à la fin.
— Non, pas du tout », rétorqua Hewitt avec un rire qui sonnait faux. Il reprit sa fourchette et attrapa une feuille de laitue flétrie dans la sauce.
« Si, insista Lennon. Tout à la fin. »
Hewitt lâcha la fourchette et s’empara du dossier. Il le feuilleta, parvint à l’interrogatoire de Rankin et lut rapidement en suivant les lignes du doigt. « Marie McKenna n’est mentionnée nulle part, dit-il après avoir tourné encore quelques pages.
— En effet, répondit Lennon. Mais je t’ai fait douter, hein ? »
Hewitt le fusilla du regard et une rougeur lui monta aux joues. Il rangea les documents dans le dossier. « Je me charge de le faire disparaître, déclara-t-il.
— Est-ce que Marie était mêlée à tout ça ? » demanda Lennon.
Hewitt se leva. « Cette conversation a assez duré, Jack.
— Je passe devant chez elle de temps en temps, dit Lennon. Enfin, discrètement. Je ne m’attarde pas. Ses volets sont fermés depuis un moment. J’ai interrogé les voisins, ses collègues de travail, quelques commerçants. Ils m’ont expliqué qu’elle avait déménagé, personne ne sait où. Elle est partie précipitamment. »
Hewitt contourna la table et se tint à côté de Lennon. « Jack, si tu veux te renseigner auprès de nos services, tu peux faire une demande officielle.
— Elle est partie avec ma fille. Ma famille m’a déshérité quand je me suis engagé dans la police, tu te souviens ? Je n’ai plus qu’un cousin éloigné que je vois une fois par an. Ellen est la seule personne de mon sang qui me reste, et elle ignore qui je suis. J’aimerais juste savoir où elle est. »
Hewitt posa une main sur l’épaule de Lennon. « D’accord. Bien qu’il me soit interdit d’en parler, je veux bien faire une exception pour toi. Parce que tu es un vieil ami. » Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille. « Il n’y a rien dans ces documents au sujet de Marie McKenna et de sa fille. D’accord ? »
Lennon tourna la tête de sorte que leurs visages se touchaient presque et le regarda dans les yeux. « D’accord. »
Après lui avoir tapoté l’épaule, Hewitt partit, le dossier sous le bras.
« Mais, Dan ? » lança encore Lennon.
Hewitt s’immobilisa, soupira, fit volte-face.
« Si tu me mens…, dit Lennon.
— Qu’est-ce que tu feras ? »
Lennon réfléchit un instant. En vérité ? songea-t-il. « Je ne sais pas. »