42

Lennon parcourut des yeux la foule rassemblée autour du carrousel. Il vérifia encore une fois le tableau annonçant l’arrivée du vol de Birmingham. Le tapis roulant ne tournait pas encore mais les gens se pressaient coude à coude pour récupérer leurs bagages.

Une sonnerie retentit, chacun se pressa. Lennon profita de sa haute taille pour tenter de repérer une tête blonde au milieu de l’attroupement.

Là. De l’autre côté. Elle était plus grande que les autres femmes et sa longue silhouette pâle faisait figure d’extraterrestre. Des fils gris parsemaient sa chevelure blonde ; ses yeux avaient pris une teinte plus sombre.

Et Ellen, dont les cheveux clairs se détachaient contre les vêtements noirs de sa mère. Elle balançait à la main une poupée en plastique, nue, le genre de figure féminine que les petites filles habillent en adulte, avec de longues jambes et une taille incroyablement menue. Lorsqu’elle renifla et s’essuya le nez sur sa manche, Marie la gronda, puis se pencha pour la moucher avec un mouchoir en papier. Ellen ferma très fort les yeux en soufflant.

Sans perdre Marie des yeux, Lennon contourna le carrousel en se frayant un chemin entre les épaules, les sacs et les valises à roulettes. Les gens se bousculaient pour récupérer leurs bagages. Il poussa lui aussi et s’arrêta à quelques mètres de Marie, qui rangeait un paquet de mouchoirs en papier dans son sac à main.

Qu’allait-il lui dire ? Il ne réussit qu’à prononcer son nom. « Marie ».

Elle leva la tête et le regarda, pétrifiée. Ellen vint se coller contre sa jambe.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

Il mit un moment à la persuader de venir avec lui au lieu de prendre un taxi. Marie protestait encore lorsqu’ils approchèrent de l’Audi et qu’il chargea les valises dans le coffre.

« Dis-moi au moins ce qui se passe », demanda-t-elle en attachant Ellen à l’arrière.

Lennon lui tint la portière ouverte. « Monte. Je te raconterai. »

Marie s’assit en gardant les yeux fixés sur lui. Il referma la portière et contourna la voiture pour gagner sa place côté conducteur. Derrière la clôture, un petit avion privé filait sur la piste de décollage. Il le regarda s’élancer vers le ciel puis s’installa au volant.

« Je suis au courant à propos de Gerry Fegan », dit-il, pour la deuxième fois en une heure.

Marie ne réagit pas.

« Je sais ce qui s’est passé. Ce n’était pas un règlement de comptes. Et je sais qu’Ellen et toi étiez là-bas, à la ferme de Middletown. »

Marie contempla les lignes de ses mains et les veines apparentes sous la peau.

« Declan Quigley, le chauffeur de McGinty, a été assassiné cette semaine.

— Je sais. » Marie regarda droit devant elle. « Je l’ai lu sur le site de la BBC. Ils ont dit que c’était un cambriolage qui avait mal tourné.

— Patsy Toner a été retrouvé mort ce matin », continua Lennon. Il guetta une réaction sur le visage de Marie. Toujours rien. « Il s’est noyé dans la baignoire d’un hôtel, à un kilomètre d’ici à peine. D’après la version officielle, il était ivre. Il a glissé et s’est cogné la tête.

— La version officielle ?

— Et Kevin Malloy a été tué près de Dundalk il y a quelques jours. Sa femme aussi.

— Kevin Malloy ? Tu veux dire…

— Oui. L’un des gros bras de Bull O’Kane. »

Marie porta la main à sa bouche. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle prit une grande inspiration et réussit à se maîtriser.

« Je ne comprends pas, dit-elle. On m’a assuré que je ne risquais rien. Mon père a eu une attaque. Il est au Royal et peut en avoir une autre à tout moment. J’ai demandé à le voir pendant qu’il était encore temps. Deux semaines, j’ai attendu la réponse, dans cet horrible appartement à Birmingham.

— Une réponse de qui ?

— Tout vient toujours du Secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord. L’argent pour Ellen et moi, les nouvelles de mes parents… J’ai su que mon père était à l’hôpital il y a quinze jours. Puis on m’a rappelée, avant-hier, et on m’a prévenue que je serais contactée par quelqu’un du MI5. Dix minutes plus tard, j’ai reçu un coup de fil. On m’a dit que je pouvais revenir, que j’étais en sécurité. »

Elle regarda Lennon avec dureté. « Est-ce que je le suis ?

— Non. »

Ellen se mit à rire et chuchota quelque chose en manipulant les bras et les jambes de sa poupée pour l’emmener en promenade.

« Qu’est-ce qui se passe ? » Le visage de Marie ne montrait aucune peur.

« Je pense que quelqu’un est en train de faire le ménage. Je pense que cette personne a tué Kevin Malloy, Declan Quigley et Patsy Toner. Que la même personne a tué aussi un gamin, Brendan Houlihan, en maquillant les preuves pour qu’il apparaisse coupable du meurtre de Quigley.

— Et moi, je suis la prochaine sur la liste ?

— Peut-être. » Après réflexion, Lennon ajouta : « Sans doute.

— C’est pas vrai… » gémit Marie. Elle parut soudain fatiguée. « Je croyais que tout ça était fini.

— Tu aurais dû m’appeler, dit Lennon. Quand Fegan traînait encore dans les parages. J’aurais pu intervenir.

— Je n’ai jamais voulu de ton aide. »

Ellen rit tout haut. Lennon jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. La fillette se tourna vers la place inoccupée à côté d’elle et posa un doigt sur ses lèvres pour signifier : Chut…

« Ma fille était en danger, dit Lennon.

— Elle ne t’a jamais considéré comme son père.

— Parce que tu le lui as interdit. »

Marie s’apprêtait à répondre, mais elle se ravisa. Elle se couvrit les yeux en soupirant. « Ce n’est pas le moment de se disputer. Tu m’emmènes à ton commissariat, c’est ça ? J’aimerais d’abord voir mon père.

— Non, je ne t’emmène pas au commissariat.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas confiance en mes collègues.

— Pourquoi ? répéta Marie.

— Mes chefs savent ce qui se passe aussi bien que moi. Mais ils ferment les yeux et font comme si ça n’existait pas. Je suis certain que tu seras plus en sécurité loin d’eux, même si j’ignore d’où viennent les ordres.

— Alors, où on va ?

— Tu peux rester chez moi le temps que je me renseigne. Il y a de la place.

— Non, dit Marie. Je ne veux rien te devoir.

— Laisse tomber les vieilles rancunes, pour une fois. La sécurité d’Ellen est plus importante que tout ce qui s’est passé entre nous. »

Il jeta encore un coup d’œil dans le rétroviseur. Ellen se pencha sur le côté, s’abrita la bouche derrière sa main et chuchota.

« À qui parle-t-elle ?

— Elle a des amis imaginaires. Des gens que les autres ne peuvent pas voir. Elle est comme ça depuis… »

Marie fut incapable de terminer sa phrase. « De quoi a-t-elle été témoin ? » demanda Lennon.

Sans répondre à la question, Marie enchaîna. « On est allées voir un psychologue, à Birmingham. Le Secrétariat d’État a payé les séances. Ça n’a servi à rien. Elle fait des cauchemars, et c’est de pire en pire. »

Lennon observa Ellen dans le rétroviseur. La pensée que la petite fille avait peur lui souleva le cœur. « De quoi rêve-t-elle ?

— D’incendies. » La voix de Marie tremblait. Elle battit des paupières et ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes. « Elle rêve qu’elle brûle dans un incendie. Et elle hurle, ça me tue. Je ne dors plus, tellement j’ai peur d’être réveillée par ses cris. J’ai pensé qu’elle irait peut-être mieux si je la ramenais ici, dans des lieux qu’elle connaît. Mais avec ce qui arrive maintenant… »

Enfouissant son visage dans ses mains, Marie se pencha en avant et pleura en silence sous les yeux de Lennon qui ne savait comment la réconforter.

Quand les sanglots refluèrent, elle se redressa. « Excuse-moi, dit-elle en reniflant. Je n’ai parlé à personne depuis des mois. C’est dur.

— Je comprends. Écoute, je vais arranger ça. Je vais faire ce qu’il faut pour que tu sois en sécurité. Toi et Ellen.

— Je ne sais pas si tu pourras. Mais peut-être que… »

Lennon attendit la suite. « Peut-être que quoi ? » demanda-t-il au bout d’un moment.

Marie secoua la tête comme pour chasser une idée de son esprit. « Rien. Dépose-nous au Royal. Après, je trouverai un hôtel.

— Viens chez moi. Je t’en prie.

— Je ne veux pas. D’ailleurs, si on me cherche, c’est là qu’on ira en premier, non ? »

Il fut obligé de lui donner raison. « Possible.

— Emmène-moi voir mon père. Ensuite, tu pourras nous accompagner à l’hôtel. » Elle esquissa un sourire, mais il n’y avait là nulle gentillesse ni la moindre chaleur. « Tu n’auras qu’à monter la garde devant la chambre, si tu veux. »

Lennon réfléchit. « Non, pas à l’hôtel. J’ai un ami qui a un appart à Carrickfergus. Ce sera plus sûr. »

Il mit le contact et partit pour le Royal Victoria, à quinze minutes de route si la circulation le permettait.

Загрузка...