« Tu ne peux pas t’enfuir, dit la petite fille.
— Je sais. »
Le Voyageur chercha un moyen de verrouiller la porte mais n’en trouva pas. Il regarda autour de lui. Aucune autre issue. Le silence lui martelait les tempes, les murs faiblement éclairés butaient contre son champ de vision, les rangées de bancs se ruaient vers lui.
« Putain de bordel de m… »
La fillette le tira par la main. « Tu as dit un gros mot. »
Le Voyageur retira sa main. « Je sais. Pourquoi tu as fait ça ? »
Elle prit place sur un banc et installa la poupée en position assise sur ses genoux. « Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tu es venue me chercher. Pourquoi ?
— Pour dire bonjour. » Elle fit marcher sa poupée d’avant en arrière sur le banc.
Peut-être qu’il pourrait se tirer et la laisser là, songea le Voyageur. Il sortirait par la grande porte, passerait devant l’espèce de serpent sur sa colonne, puis partirait en courant. En même temps, peut-être que non. Il étouffa un juron.
« Tu connais Gerry ?
— Tu me l’as déjà demandé. » Jugeant que ça ne servirait à rien de rester debout à piétiner, il s’assit à côté de la petite. « Je t’ai répondu oui, pas vrai ?
— Tu le connais vraiment ? »
Il se frictionna les mains en essayant d’obliger son esprit à agir. « Non. Qu’est-ce que ça peut te faire, que je connaisse Gerry Fegan ou pas ? Et pourquoi je le connaîtrais ? »
Elle se pencha vers lui et se laissa aller contre son bras. Il recula imperceptiblement.
« Tu as des amis comme lui, chuchota-t-elle.
— Hein ? » Il se tourna vers elle. Elle avait des yeux d’un bleu intense.
« Des amis secrets », continua-t-elle.
Il rit, mais le rire s’étrangla dans sa gorge.
Son regard le captivait. « Tu en as plein, même.
— Qu’est-ce que tu racontes ? » Il se leva et essuya ses mains moites sur son jean.
Elle posa un doigt sur ses lèvres — chut —, et lui fit un sourire conspirateur.
« Qu’est-ce que tu veux dire, des “amis” ? »
À son tour, elle partit d’un petit rire. « C’est un secret.
— Eh merde, dit le Voyageur en se dirigeant vers la porte. C’est pas mon truc, les devinettes. Je me casse. Toi, tu bouges pas. »
Il avait atteint la porte lorsqu’elle se mit à chantonner : « Gerry va t’attraper, Gerry va t’attraper. »
Il s’arrêta, virevolta et faillit la traiter de menteuse, mais elle paraissait tellement sûre de son fait que le doute s’insinua en lui.
Un courant d’air frais lui lécha la nuque.
« Je peux vous aider ? » demanda une voix.
Lentement, calmement, il se retourna. Une femme d’âge mûr venait d’entrer derrière lui. Gilet de laine, col de pasteur. Elle le gratifia du sourire tiède et condescendant des ecclésiastiques. Il lui appliqua une main contre la joue et donna une forte poussée. Elle se reçut sur l’épaule en percutant le mur. La stupeur qui se peignit sur ses traits fut la dernière chose qu’il vit, son cri la dernière chose qu’il entendit avant que tout parte en couille.