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Le Voyageur rêva d’enfants aux membres arrachés, de corps entassés les uns sur les autres, de petits yeux vides contemplant les cieux. Il rêva de bûchers embrasés et de chair qui brûlait. Il rêva du garçon qui s’était jeté vers lui, un AK47 dans une main, un journal dans l’autre. Treize ou quatorze ans, à peine.

Trois brèves rafales de son MP5 l’avaient fauché. Dans son rêve, le gamin mordait la poussière en flottant comme un morceau de tissu, l’AK47 tombait d’un côté, le journal de l’autre. Mais un courant d’air emporta le journal qui décrivit un cercle avant de se poser doucement aux pieds du Voyageur.

Il regarda le papier froissé. Là, sous ses yeux, son propre visage. Les lettres du gros titre s’assemblaient en formes qui signifiaient « soldat » et « tué », le texte imprimé sous la photo se faisait plus net, un nom surgissait et…

Réveille-toi.

… les lettres constituaient des mots, des mots qu’il pouvait comprendre s’il le voulait vraiment, pour la première fois depuis qu’on avait retiré le morceau de Kevlar de sa tête, s’il le décidait…

Allez, réveille-toi.

… s’il décidait de les affronter mais il en était incapable, et pourtant, impossible de s’en détourner, les mots brûlaient…

« Réveille-toi, sale manouche, espèce de paress… »

Avant même qu’il eût conscience d’être éveillé, le Voyageur debout serrait dans ses mains la trachée d’un homme trapu dont le visage passait du rouge au violet.

« Comment tu m’as appelé ? » demanda-t-il en chassant le sommeil de ses yeux.

O’Driscoll le saisit aux poignets pour tenter de se libérer.

« Comment tu m’as appelé, gros connard ? »

O’Driscoll ouvrait et fermait la bouche, à court d’air. Il essaya de glisser les doigts entre ceux du Voyageur mais ne trouva pas de prise, malgré sa force. Le Voyageur émergeait du sommeil. La pièce tout autour se resserra dans sa vision périphérique, le lit d’hôpital sur lequel il était allongé depuis une éternité, semblait-il, le mobilier propre et fonctionnel, le sol carrelé. Il lâcha la gorge de l’homme.

O’Driscoll s’effondra à terre en se tenant le cou, asphyxié.

« Respire, dit le Voyageur. Lentement, profondément. Allez, respire. »

O’Driscoll parvint à faire entrer un peu d’air, l’expulsa aussitôt en toussant. Il roula sur le flanc et cracha par terre.

« Espèce d’enfoiré », dit le Voyageur.

Le blanc crayeux qui était la couleur normale de O’Driscoll revint à ses joues. Son souffle s’apaisa. « Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-il entre deux inspirations.

— J’aime pas qu’on m’espionne.

— Je voulais juste vous réveiller, protesta O’Driscoll en s’asseyant péniblement. Ils m’ont chargé de venir vous dire que le gars, Fegan, était arrivé. »

Le cœur du Voyageur accéléra. De joie, de peur, ou bien les deux. « Il est là ?

— En bas. Le Bull veut que vous soyez à côté de lui quand on le fera monter. »

Le Voyageur hissa O’Driscoll en le tenant par les revers de sa veste.

« Putain, mais pourquoi tu l’as pas dit plus tôt ? »

O’Driscoll ne put que le regarder en clignant des yeux, mâchoire tombante. Le Voyageur lâcha la veste. Il était déjà sorti de la pièce quand O’Driscoll s’effondra en tas sur le sol. Un instant, tandis qu’il fonçait dans le couloir, une image d’un garçon tenant un AK47 et un journal dans les mains dansa dans son esprit. La photo bredouillait quelque chose qu’il ne parvenait pas tout à fait à resituer.

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