Le Voyageur ferma les robinets lorsque le niveau de l’eau eut atteint le trop-plein. Il plongea les doigts sous la surface. C’était froid. Il s’écarta de la baignoire et éteignit la lumière. L’espace derrière la porte était juste assez large pour s’y dissimuler.
Combien de temps pouvait-il rester immobile ? Quatre heures, tel avait été son maximum, dans le bureau d’un comptable. Pauvre type. Terrassé par une crise cardiaque rien qu’en le voyant surgir dans l’ombre. Même pas besoin de le toucher. Ça, c’était une proie facile, sauf qu’il avait trouvé l’attente franchement pénible.
Réussirait-il à dépasser son record, sans bouger ? Oui, sans doute. Il s’ennuyait rarement. Sans être un intello, il était capable de se divertir longtemps, très longtemps en jouant avec son esprit. Il lui suffisait de penser à des gens qu’il avait connus, ceux qu’il avait baisés, ceux qu’il avait tués. Ou à Sofia, tiens, et au bébé qu’il allait lui faire.
Au lieu de quoi, il pensa à Gerry Fegan. Le Bull lui avait montré une photo. Fegan était mince et tout en muscles, comme lui-même, avec un visage dur aux traits creusés. Combien d’hommes avait-il tués ? D’abord les douze victimes pour lesquelles il était parti en cabane, puis la récente vague de meurtres. Ça faisait combien ? Quatre à Belfast, deux à la ferme près de Middletown — un agent britannique et le politicien Paul McGinty. Dix-huit, donc. Le Voyageur en totalisait deux fois plus, sinon davantage.
Avait-il peur de Fegan ? Probablement, mais ce n’était pas une mauvaise chose. Orla O’Kane s’enorgueillissait de ce que son père ne craignait personne, sauf le grand Gerry Fegan, mais le Voyageur n’était pas dupe : elle frimait. Celui qui n’avait peur de rien cherchait à être tué, tout simplement. Le plus important, c’était ce qu’on faisait de sa peur. Le Voyageur transformait la sienne en colère et en haine, des sentiments qui lui servaient dans l’accomplissement de sa mission. Et la mission, c’était tout ce qui comptait.
Il ferma les yeux, calma sa respiration. Et attendit.
Une heure s’écoula, peut-être plus. Enfin, il entendit le bruit de la carte magnétique qu’on insérait dans la fente, puis le déclic de la serrure. Tendant l’oreille, il se représenta Patsy Toner qui entrait et refermait la porte derrière lui.
Le petit homme s’avança dans la chambre en respirant avec force, traînant les pieds sur la moquette. Il y eut un bruissement de tissu, sans doute pendant qu’il ôtait sa veste, puis le choc des chaussures dont il se débarrassait. Le matelas couina. La lueur d’un briquet troua l’obscurité. Inspiration, expiration. Quelques instants plus tard, la fumée malodorante d’une cigarette. Puis des sanglots. Sans larmes, pitoyables. Le Voyageur connaissait bien cette plainte des blessés et des mourants. Suivit un long et profond reniflement, conclu par une toux. Un poids qui se soulevait du matelas avec un craquement, les pas feutrés de quelqu’un qui marchait en chaussettes sur la moquette.
La salle de bains s’alluma. Derrière la porte, le Voyageur ne bougeait pas. Il entendit le couvercle des toilettes que Toner soulevait, sa braguette qu’il faisait coulisser. Pauvre bougre. Il le laisserait finir de pisser. Qu’il ait au moins le temps de ranger sa bite.
« Allez, allez… » Toner s’impatientait tout haut. Il fut bientôt récompensé par un jet tonitruant qui giclait au fond de la cuvette. Son soupir ricocha contre le carrelage de la salle de bains. Le Voyageur perçut une odeur âcre d’alcool et de tabac. Il écouta le clapotis des dernières gouttes. Puis la braguette refermée, la chasse d’eau tirée.
Silence. Suivi d’un : « Merde ! C’est quoi, ça ? »
Doucement, sans bruit, le Voyageur repoussa la porte. Patsy Toner contemplait la baignoire pleine d’eau avec l’œil fixe et incrédule de l’ivrogne qui attend de comprendre. Il tourna la tête et découvrit le regard du Voyageur posé sur lui.
« Non. » La voix de Patsy Toner s’éleva, ténue, à demi couverte par le bruit du réservoir qui se remplissait.
Le Voyageur laissa la colère et la haine prendre le contrôle de ses émotions, lui communiquer leur élan, le pousser en avant. Toner eut à peine le temps de lever les mains et de préparer un cri qui ne sortit pas, étouffé dans sa gorge au moment où le Voyageur lui écrasait le front contre le miroir surmontant la baignoire. Une tache de sang s’étoila sur le verre dont quelques éclats se détachèrent et tournèrent dans l’eau rougie avant de se déposer au fond.
Les jambes de Toner ne le soutenaient plus. Entraîné par son propre poids, il tomba tête la première. Le Voyageur plaqua une main sur son cou, l’autre lui enserrant le poignet.
Il ne se passa rien pendant un moment. Seuls, des filaments cramoisis s’étiraient et se fondaient entre les bulles.
Puis Toner eut un sursaut.
Tenta de se débattre.
Hurla sous l’eau.