Orla O’Kane se tenait debout près du lit. De la gorge de son père endormi sortait un souffle rauque. Un filet de bave lui barrait le menton comme si un escargot s’était traîné hors de sa bouche. La carapace d’un homme, une peau flasque sur de vieux os et sur de la haine. Disparu, le géant de l’âme, le guerrier assoiffé de batailles. Ne restait qu’un vieillard incapable de distinguer ses vrais ennemis. Le géant était vaincu.
Elle tendit la main pour lui replacer ses fines mèches blanches. L’amour enfla dans son cœur comme une vague qui menaçait de le faire éclater. Après avoir sorti un mouchoir en papier de sa manche, elle essuya sa salive.
Combien de fois avait-elle refoulé cette panique qui la saisissait au fond du ventre à l’idée que son père ne tenait plus le gouvernail, et que le monde qu’il avait construit pour elle donnait de la bande en filant vers le soleil ? Il deviendrait la proie des flammes, avec tout ce qu’elle connaissait.
Et personne ne pleurerait sa mort.
Elle pensa à la fillette, là-haut. La mère n’en avait plus pour longtemps. Même si quelqu’un l’emmenait à l’hôpital, on voyait à son teint gris qu’il était trop tard.
Mais la petite fille.
Peut-être, quand tout serait terminé, le Bull déciderait-il de la laisser en vie. Ce n’était pas un monstre, après tout. Orla n’avait pas été élevée par une brute, n’est-ce pas ?
Bien sûr que non. Une fois les choses réglées, la petite vivrait. Et il lui faudrait un endroit où vivre. Un foyer. Orla possédait une maison à Malahide avec vue sur la mer et la plage à moins de vingt mètres.
Peut-être, songea-t-elle.
« J’espère… »
Elle plaqua une main contre sa bouche en s’apercevant qu’elle avait parlé tout haut. Son père remua.
« Hmm ? » Il la regarda en clignant des paupières. Ses yeux étaient comme les bouches de poissons hors de l’eau. « Qu’est-ce qu’il y a ? Quelle heure est-il ?
— Chut. Il est tôt.
— Alors pourquoi tu me réveilles, bordel ? » Il essaya de se redresser en battant bras et jambes mais ne fit que déranger les couvertures. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Orla posa une main sur sa poitrine. Elle disposa les oreillers derrière sa tête. « Doucement. Tout va bien. C’est juste que la gosse…
— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda le Bull tandis que sa fille le hissait en position assise.
— Elle a dit quelque chose. » Orla remonta et lissa les couvertures. « Une bêtise, comme quoi Gerry Fegan arrivait. »
Le Bull plissa les yeux. « Une bêtise ? Mais ça vaut le coup de venir me réveiller.
— Elle l’a peut-être contacté d’une manière ou d’une autre. Je n’ai pas confiance en ce Gitan. Qui sait ce qui s’est passé quand il les a enlevées.
— Arrête avec tes peut-être et tes qui sait. Qu’est-ce que tu en penses ? Fegan arrive ? »
Orla regarda son père droit dans les yeux. « Il faut qu’on se tienne prêts. S’il est aussi dangereux que tu le dis, on ne peut pas prendre de risques. »
Les yeux fixés sur le mur, Bull réfléchit. « Exact. » Il lui prit la main et la serra. « Tu as raison. Tu es une bonne fille, tu sais ? Meilleure que tous les hommes que j’ai élevés, si on peut appeler ça des hommes. »
Orla replia les couvertures en essayant de cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. « Merci. » Elle attrapa les jambes de son père, les passa sur le bord du lit, et se mit à genoux pour chercher ses pantoufles.
« C’est presque fini, dit-elle. Gerry Fegan sera bientôt mort, et ce sera fini. »
Les épaules du Bull s’affaissèrent dans un soupir. « Dieu merci. »