Lennon gara l’Audi dans la rue perpendiculaire qui bordait le pub de McKenna. Le bruit de la circulation lui parvenait depuis Springfield Road, quelques mètres plus loin. Oserait-il exécuter son plan jusqu’au bout ? Sa main s’attarda sur la poignée de la portière pendant trente longues secondes avant qu’il ne se décide. Une fois sa résolution prise, il descendit de voiture, verrouilla le véhicule et s’approcha du pub. Les clients, rares à cette heure de l’après-midi, se turent quand il entra. Ce n’était pas le genre d’endroit où les étrangers sont les bienvenus. Il soutint les regards braqués sur lui et gagna le comptoir.
« Une pinte de Stella », dit-il.
Le barman approcha le verre du robinet et le remplit à ras bord. Lennon sortit son portefeuille pour poser un billet de cinq livres sur le bar. La bière fraîche lui piqua la gorge. Pendant qu’il buvait, le barman lui rendit la monnaie.
« Tom Mooney, c’est ça ? interrogea Lennon.
— Oui. Et vous, vous êtes qui ? »
Lennon ouvrit son portefeuille et le présenta discrètement.
Mooney rentra aussitôt la tête dans les épaules. « Qu’est-ce que vous voulez ? »
Lennon rangea le portefeuille. « Vous connaissez Marie McKenna ?
— Évidemment. Son père était le proprio.
— Non, corrigea Lennon. Son oncle. La licence portait le nom de son père, mais c’est Michael McKenna qui était propriétaire.
— Plus maintenant, marmonna Mooney.
— En effet. C’est curieux, d’ailleurs, ce qui est arrivé à Michael. Et puis cette histoire avec Paul McGinty à la ferme de Middletown.
— Un traquenard.
— Oui… Vous avez eu des nouvelles de Marie, récemment.
— Elle a déménagé. C’est tout ce que je sais.
— Où ça ? Vous avez une idée ?
— Oh non. Aucune.
— Vraiment aucune ? Vous n’avez rien entendu ? Des rumeurs ? »
Mooney se pencha en avant. « Je suis dur de la feuille, dit-il. Je n’entends pas les rumeurs. »
Lennon lui sourit. « C’est personnel. Rien d’officiel. Elle n’a rien fait de mal, je veux juste lui parler. A-t-elle dit où elle allait ?
— Absolument pas, répondit Mooney, plus détendu. Même sa mère n’en sait rien. Marie lui a téléphoné un jour pour annoncer qu’elle était partie, c’est tout. Vous savez que son père a eu une attaque il y a quinze jours ?
— Non, je l’ignorais.
— Il est au Royal. Je suis allé lui rendre visite. Il est paralysé d’un côté, avec la gueule à moitié ouverte… Incapable de parler. C’est pitoyable. Il y a des gens dans la famille de Marie qui l’ont mauvaise, parce qu’elle n’est pas venue le voir. Si vous voulez mon avis, elle a pris peur à cause de cette rixe et elle a fait ses valises. On ne peut pas le lui reprocher, dans le fond.
— C’est vrai.
— Vous avez autre chose à me demander ?
— Oui, rapidement… Vous êtes l’un des derniers à avoir vu Michael McKenna en vie. Il est parti avec un ivrogne, l’a déposé chez lui, et ensuite on l’a retrouvé sur les quais, la cervelle explosée. D’après les rapports d’enquête, il vous a téléphoné juste avant.
— J’ai déjà répondu aux questions, dit Mooney. J’ai témoigné. Tout a été enregistré. Si vous voulez un renseignement, regardez dans le dossier. Maintenant, finissez votre bière et fichez le camp. »
Lennon but une gorgée. « Donnez-moi une autre Stella.
— Vous n’avez pas fini celle-là.
— Je suis prévoyant. L’enquête a conclu que les Lituaniens avaient buté McKenna. C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Vous êtes de cet avis ?
— J’ai déjà témoigné, répéta Mooney.
— Ce n’est pas ce que je vous demande.
— C’est tout ce que je dirai.
— Vous connaissez Declan Quigley ? poursuivit Lennon.
— Oui… Encore un traquenard. Il paraît que c’est un jeune gars qui a fait le coup. C’est vrai ? »
Au lieu de répondre, Lennon posa une autre question. « Il venait ici de temps en temps ?
— Des fois.
— Comment il allait ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Il était en forme ? Déprimé ? Inquiet ? En colère ?
— Tout ça, oui. Il a eu les jetons quand McGinty s’est fait descendre.
— Est-ce qu’il en parlait, parfois ?
— Jamais, répondit Mooney. C’était pas son genre. Il est bête et méchant, mais il a fait de la taule à Maze et à Maghaberry. Pour pas grand-chose. Il aurait pu être acquitté s’il avait balancé, mais il a préféré se taire et tirer sa peine. Un type comme lui, ça se la ferme. D’ailleurs, moi, j’en ai déjà trop dit. Je vous laisse. »
Mooney tourna le dos, mais Lennon lui lança : « Juste une question encore. »
Mooney fit demi-tour en soupirant. « Quoi ?
— Patsy Toner.
— Et alors ?
— Il paraît qu’il n’a pas trop la forme non plus. Et qu’il s’est mis à picoler.
— Il a une bonne descente, oui.
— Plus qu’avant ?
— Peut-être.
— À ce qu’on raconte, il aurait eu peur de quelque chose, continua Lennon. Et il parle quand il a trop bu. Vous avez entendu quelque chose, vous ? »
Mooney se pencha sur le comptoir. « Je vous le répète, je suis dur de la feuille. Bon, vous la voulez cette pinte ou pas ? »
Lennon vida son verre et se retint de roter. « Non, ça suffira. Merci en tout cas. »
Après un hochement de tête, Mooney se détourna.
Une demi-heure plus tard, garé dans Eglantine Avenue, Lennon observait les volets fermés de Marie. De temps à autre passaient de petits groupes d’écoliers en uniforme qui se dirigeaient probablement vers les fast-foods de Lisburn Road. Ellen devait être en deuxième année de primaire maintenant.
Tout ce que Marie lui avait accordé, c’était une photo. Quatre ans plus tard, il ne l’avait toujours pas revue. C’était tout ce qu’il méritait. Elle qui avait sacrifié tant de choses pour lui, il l’avait trahie.
Sans le vouloir vraiment. Lui aurait-on demandé une semaine avant s’il était capable de faire une chose pareille, il aurait répondu que non, certainement pas. Depuis, il avait appris à ne jamais sous-estimer la faiblesse d’un homme.
Ils habitaient l’appartement depuis un an quand commença la débâcle. Avec Marie en mode « préparation intense du nid », ils consacraient tous leurs week-ends à courir les centres commerciaux pour chercher le coussin parfait ou le miroir idéal à suspendre au-dessus de la cheminée.
Ce jour-là, dans un magasin de meubles du côté de Boucher Road, elle hésitait depuis une heure à acheter deux tables de nuit, sous l’œil distrait du vendeur, quand Lennon remarqua sa silhouette arrondie en pleine lumière. Il revécut en pensée l’époque où elle le chevauchait, le « oh » étouffé que formaient ses lèvres lorsqu’elle atteignait l’orgasme, le poids de son corps qu’il sentait sur le sien. Il y avait longtemps. Voyant qu’elle lui parlait, il sursauta.
« Tu n’as rien entendu de ce que je t’ai dit. » Elle avait un regard froid et dur.
« Pardon. Quoi ?
— Si ça t’embête de m’écouter, pourquoi es-tu venu ? »
Le vendeur du magasin regardait ses pieds.
Lennon sourit en répondant avec douceur : « Pardon, j’étais en train de rêvasser. Qu’est-ce que tu disais ?
— C’est important, pour moi.
— Je…
— Il s’agit de nous. De notre avenir ensemble. »
Lennon cessa de sourire. « Je sais. Excuse-moi. »
Le vendeur se rappela soudain qu’une tâche importante l’attendait ailleurs.
« Tu t’en fiches, en fait.
— Mais non, pas du tout.
— Si. Sinon tu écouterais. Pourquoi est-ce que je m’emmerde avec tout ça alors que tu t’en tapes complètement ?
— Marie, je t’en prie.
— Va te faire foutre. »
Lennon resta à dix pas derrière elle pendant qu’ils regagnaient la voiture.
Comble de l’ironie, c’était Wendy Carlisle, chargée de la communication avec les médias dans son service, qui l’avait présenté à Marie dix-huit mois plus tôt. Une fille qui manquait vraiment de chance, celle-là, s’il en existait. Ils devinrent amis, bien qu’avec le recul, Lennon ne comprît pas pourquoi.
Les amours de Wendy l’entraînaient d’un échec à un autre, cinq en tout durant le temps où ils se côtoyèrent. Elle en sortait inévitablement blessée, et amère. Lennon tenta sa chance, mais elle expliqua qu’un grand consommateur comme lui ne ferait qu’une bouchée de sa personne et en recracherait les restes. C’est pourquoi elle le repoussait en souriant, avec des pointes d’humour qui dissimulaient toute sa colère.
Lorsque Wendy le chargea d’interviewer quelqu’un à sa place, Lennon ne se doutait pas que le cours de sa vie en serait bouleversé. Dans la rupture de Marie avec ses racines, il vit le reflet de sa propre situation. Ni l’un ni l’autre n’avait voulu tomber amoureux. Étant donné la famille de Marie — une McKenna, bon sang, la nièce de Michael McKenna — il n’aurait pas dû s’en approcher. Leur relation détruisit le peu de liens que Marie conservait avec les siens, tandis que les collègues de Lennon mirent un point d’honneur à massacrer sa carrière chaque fois qu’ils en eurent l’occasion. Alors qu’on lui promettait un poste à la Branche Spéciale, on le détacha brusquement au CID[17]. Sans explication, mais il savait pourquoi. Un flic catholique, déjà, c’était chose rare, et voilà qu’à présent il fricotait avec la nièce de Michael McKenna. Entre les menaces des républicains, avec leurs cartes de messe[18] et les balles reçues par la poste, ou, en face, les regards durs et le silence sur son lieu de travail, il n’aurait su dire ce qui lui pesait le plus.
Dès qu’ils emménagèrent ensemble, Marie envisagea d’avoir un enfant. La nuit, toujours, quand ils étaient allongés dans le noir. Je réfléchis à voix haute, disait-elle, c’est tout. Je ne suis pas sérieuse.
Sérieuse ou non, il était terrifié. Pas tant à l’idée de connaître des nuits sans sommeil ou de perdre sa liberté, mais plutôt parce qu’il avait la certitude, tôt ou tard, de décevoir l’enfant. Malgré ses efforts pour expliquer à Marie qu’en réalité il avait peur de sa propre faiblesse, il ne trouva jamais les mots juste. Elle lui tournait froidement le dos après chacune de leurs conversations ayant trait au sujet, tandis qu’il s’en voulait de sa maladresse.
Ils finirent par ne plus en parler. Les yeux de Marie se teintèrent d’un gris froid comme la pierre, ses lèvres s’amincirent, son rire se tarit et ressembla au bruit du papier de verre qu’on frotte sur le bois. Ils auraient dû mettre un point final à leur relation mais n’en eurent le courage ni l’un ni l’autre.
Lennon se redressa en sursautant contre l’appuie-tête de l’Audi. S’était-il assoupi ? Il avait la tête engourdie, lourde comme un bloc d’argile. Un coup d’œil à sa montre… Bientôt cinq heures. Combien de temps avait-il dormi ? Une heure, peut-être.
« Mince. » Il mit le contact, écouta le moteur Diesel qui démarrait dans un ronflement et cligna des yeux pour chasser le sommeil.
Un homme approchait sur le trottoir. Environ trente-cinq ans, estima Lennon. Visage dur, creusé par la vie plus que par l’âge. Sa paupière droite était rouge et gonflée. Son bras gauche pendait, raide, le long de son corps. Il fit un signe de tête à Lennon en passant.
Dans son rétroviseur latéral, Lennon le vit disparaître entre les voitures garées le long du trottoir. Il ouvrit la portière de l’Audi et descendit pour parcourir toute la rue des yeux.
Personne.
Lennon remonta dans l’Audi, la bouche sèche. Il avait envie d’une autre pinte. Et d’un peu de compagnie, peut-être.