« Fichez le camp, dit l’inspecteur principal Gordon.
— Non, répondit Lennon. Je veux voir la scène du crime.
— Qui vous parle de crime ? C’était un accident. Il était ivre, il a glissé et s’est fendu le crâne. »
À la porte de leurs chambres, les clients de l’hôtel observaient les allées et venues des équipes de soin et de la police.
« Quelqu’un a essayé de le tuer il y a deux jours, insista Lennon.
— N’importe quoi, répliqua Gordon. Une femme a été agressée dans son immeuble. Ça n’avait rien à voir. Pure coïncidence.
— Quelqu’un s’est introduit chez lui et l’a poursuivi. Il me l’a dit. Il a vu qui c’était.
— Il vous a raconté ça ?
— Hier.
— Où ?
— Ici. En bas, dans la cour. Il m’a appelé sur mon portable et a dit qu’il voulait me parler. Il était mort de trouille.
— Il avait bu ?
— Oui.
— Et voilà, conclut Gordon. Il était ivre et il a glissé, c’est tout. »
Lennon essaya de déchiffrer l’expression de son supérieur. « Vous savez bien que ce n’est pas vrai.
— Hé, attention.
— Il y a autre chose, on le sait. Il était menacé, il avait peur de quelqu’un. Vous ne pouvez pas faire comme si…
— Taisez-vous, coupa Gordon.
— Vous n’avez pas…
— Fermez-la. » Gordon attrapa Lennon par sa manche et l’entraîna au fond du couloir, près de l’issue de secours. Posant une main sur sa poitrine, il le poussa contre le mur.
« Maintenant, vous allez m’écouter. Votre carrière en dépend. » Après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre, Gordon poursuivit : « M. Toner intéressait la Branche Spéciale. Et quand quelqu’un intéresse la Branche Spéciale, c’est elle qui décide. Les agents qu’elle a envoyés sur les lieux ont conclu à un accident. Vous savez ce que ça signifie ?
— Quoi ?
— Ça signifie que c’était un accident. Quoi que vous en pensiez, quoi que, moi, j’en pense, c’était un accident. Point final.
— Mais enfin, je ne peux pas…
— Laissez tomber, je vous dis. » Gordon tapota la poitrine de Lennon d’un doigt insistant. « Qu’est-ce qui vous a pris de parler à Toner ? D’abord, vous harcelez le propriétaire de la maison, et ensuite…
— Je n’ai harcelé personne, protesta Lennon. Tout ce que j’ai fait… »
Gordon le repoussa brutalement. « Taisez-vous, bon Dieu ! Vous êtes déjà sur la corde raide, n’aggravez pas votre cas. Ne racontez pas que vous avez parlé à Toner. N’en dites rien à personne. Si ça revient aux oreilles de Dan Hewitt, ou de n’importe qui à la Branche Spéciale, vous dégagerez immédiatement. Ces gens-là, on ne s’y frotte pas. On ne se met pas en travers de leur chemin. On ne leur marche pas sur les pieds. Vous comprenez ce que je vous explique ? »
Lennon inspira profondément pour contenir sa colère.
« Vous me comprenez ? »
Lennon ferma les yeux, serra les poings. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il répondit en regardant Gordon bien en face : « Je comprends.
— Parfait. » Gordon fit un pas en arrière et rajusta sa cravate. « Retournez à Ladas Drive maintenant, au lieu de lambiner. Il y a du boulot là-bas. Du vrai.
— Quel genre de boulot ?
— Vous allez me préparer un interrogatoire.
— Un interrogatoire ? Avec qui ?
— Avec l’autre jeune. On m’a appelé juste avant que vous arriviez.
— Quel jeune ?
— Il est venu se livrer ce matin, dit Gordon en souriant. Celui qui était aussi chez Declan Quigley la nuit du meurtre. Celui qu’on cherchait. Je veux que vous rassembliez tous les comptes rendus, toutes les photos, bref, toutes les informations dont on dispose. Je veux des photos de son copain avec le cou tordu et le couteau à la main. J’en aurai terminé ici dans une heure, il faut que ce soit prêt pour l’interrogatoire. Je veux pouvoir lui mettre ces images sous le nez et lui foutre la trouille de sa vie. Je veux des aveux avant la fin de la journée. Qu’est-ce que vous attendez ? Filez.
Lennon disposa les documents et les photos en deux tas sur le bureau de Gordon. D’un côté, les photos ; de l’autre, les rapports. Sur le dessus de la pile, Brendan Houlihan le regardait de ses yeux morts. Il avait la main glissée sous sa cuisse, avec la lame à peine visible entre ses doigts et le tissu de son pantalon de survêtement. On ne voyait pas son flanc du côté opposé à l’objectif, gris de poussière alors qu’il ne devait pas l’être.
« Trop facile », dit Lennon.
Il resta debout, immobile, repassant les divers éléments de l’enquête dans son esprit. Non, c’était une idée stupide qui le mettrait dans une merde noire. Il décrocha pourtant le téléphone et composa le numéro du policier du standard.
« Le jeune garçon est déjà en salle d’interrogatoire ? demanda-t-il.
— Oui. Son avocat vient d’arriver. Ils attendent l’inspecteur principal Gordon.
— Non. Il vient de m’appeler.
— Ah bon ? Je ne l’ai pas eu en…
— Sur mon portable. Il a pris du retard. On doit commencer l’interrogatoire. »
Le policier garda un instant le silence. Puis il demanda : « Et alors ?
— Et alors, c’est tout. » Lennon réprima le tremblement de sa voix. « C’est moi qui vais l’interroger.
— Faites-vous plaisir », dit le policier. La ligne fut coupée.
Colm Devine, dix-huit ans, pâle et terrifié, tentait de cacher le tremblement de ses mains en tripotant le plastique qu’il venait d’ôter autour de la cassette audio. Vains efforts. À ses côtés, Edwin Speers, l’avocat commis d’office, avait l’air de s’ennuyer.
Lennon dégagea une deuxième cassette de son enveloppe cellophane et l’inséra dans le magnétophone. Il appuya sur une touche. Les têtes d’enregistrement se mirent à tourner.
Les yeux fixés sur la table, Devine écouta Lennon qui déroulait la liste des droits et des avertissements nécessaires avant de commencer l’interrogatoire d’un suspect en garde à vue. L’avocat se curait les ongles.
Lennon saisit un stylo, prêt à prendre des notes. « Tu sais pourquoi tu es ici, Colm. »
La voix de Devine s’étrangla dans sa gorge. Il s’y prit à deux fois pour donner sa réponse. « Oui…
— Alors tu sais que c’est grave.
— Oui…
— Tu étais l’ami d’un certain Brendan Houlihan, qu’on a retrouvé mort sur les lieux du meurtre de Declan Quigley, il y a trois jours.
— Oui…
— Étais-tu avec Brendan Houlihan le soir de l’assassinat ? »
Devine hésita. Speers posa une main sur son bras maigre. « Je n’ai aucun commentaire », répondit le jeune garçon.
Lennon lança un coup d’œil à l’avocat.
« Quand as-tu vu Brendan Houlihan pour la dernière fois ?
— Aucun commentaire.
— As-tu participé à une bagarre au croisement de Lower Ormeau Road et de Donegall Pass, le soir où Brendan Houlihan est mort ?
— Aucun commentaire. »
Lennon posa son stylo. « Colm, est-ce que M. Speers t’a conseillé de répondre “aucun commentaire” à toutes les questions ? »
Devine avala péniblement sa salive. « Aucun commentaire. »
Lennon regarda Speers. « Moi, je dirais que oui. Et tu sais pourquoi ? »
Speers toussota et se tortilla sur son siège.
« Parce que c’est l’avocat commis d’office. Il n’est là que pour occuper la chaise et t’empêcher soi-disant de faire une bêtise. En réalité, il sait que tu vas te retrouver devant un juge, avec un autre avocat qui, lui, connaîtra son métier et essaiera vraiment de te défendre. »
Speers se raidit. « Je ne crois pas que…
— Quand tu comparaîtras devant le tribunal, tu auras l’air coupable justement parce que tu n’as pas parlé ici. M. Speers n’a qu’une envie, c’est de se tirer pour aller déjeuner, ou jouer au golf, bref, pour s’amuser à quelque chose qui l’intéresse plus que d’être ton baby-sitter. Si tu continues à répondre “aucun commentaire” à tout, il sera libre d’autant plus vite, et toi, tu t’imagineras que tu n’as rien dit qui pourrait te faire accuser. »
Speers agita un doigt menaçant. « Je ne vous laisserai pas…
— Le problème, Colm, quand je t’explique que tu te prives de quelque chose qui jouerait en ta faveur au tribunal… C’est la vérité. Si tu t’obstines avec tes “aucun commentaire”, tu passeras pour coupable. Je croirai que tu caches quelque chose, le juge aussi, et le jury aussi. Il ne s’agit pas d’un vol à l’étalage, Colm. Ni d’un vol de voiture, ni d’une baston devant un pub. C’est d’un meurtre qu’il est question. Je te parle de la prison à perpétuité. »
Speers se leva. « Inspecteur Lennon, je protes…
— Treize ou quatorze ans, minimum. Tu auras plus de trente ans quand tu sortiras. »
Un gémissement aigu sortit de la gorge de Colm.
« Une peine ferme. Et ce ne sera pas une prison pour jeunes délinquants, une colonie de vacances comme ce que tu connais. Tu partiras à Maghaberry. Tu sais avec qui il traînait, Declan Quigley ? Les gars ne laisseront pas passer ça, à Maghaberry. Tu auras de la chance si… »
Speers se leva et frappa du plat de la main sur la table. « Je vous interdis de menacer mon cl…
— Tu auras de la chance si tu restes en vie jusqu’à la moitié de ta condamnation. Alors, range tes “aucun commentaire”. Raconte-moi ce qui s’est passé. Tu ne t’en sortiras pas autrement, Colm. Arrête tes conneries et parle-moi, sinon tu vas te retrouver dans…
— J’ai rien fait ! » Les larmes montèrent aux yeux de Devine.
Lennon se renversa en arrière sur sa chaise. « Raconte. »
Devine sanglotait maintenant. Speers se rassit et lui passa un bras autour des épaules. « Vous n’êtes pas obligé de parler », dit-il. Puis il ajouta en regardant Lennon. « Vous avez le droit de garder le silence, quoi qu’en dise l’inspecteur.
— Raconte-moi tout, Colm », insista Lennon.
Devina renifla et s’essuya le nez sur sa manche. « Brendan, c’était mon pote. On se connaît depuis qu’on est mômes, depuis l’école primaire. On devait partir à Ibiza l’année prochaine. Il venait de trouver un boulot et il aurait payé pour moi. C’est vraiment dur. Tout ça à cause d’une bagarre avec les Huns. »
Lennon se pencha en avant et répéta en baissant la voix. « Raconte-moi ce qui s’est passé.
— On a juste lancé des pierres et des bouteilles, comme d’hab. Les Huns, ils renvoyaient tout.
— Les “Huns”, tu veux dire les protestants de Donegall Pass ?
— Ben oui. Y a pas eu de blessés. On n’en a même pas touché un. Les flics sont arrivés, on s’est taillés. Moi et Brendan, on a été séparés des autres et la bagnole nous a coursés. On a tourné dans la ruelle. Les flics nous ont suivis à pied. On a essayé tous les portails pour voir s’il y en avait un d’ouvert, et on a fini par trouver. Brendan est passé devant moi, il faisait noir, je voyais rien. Après, je l’ai entendu tomber, ça a fait un bruit comme s’il s’était cogné la tête. Je me suis cassé la gueule moi aussi parce que ça glissait et j’ai atterri sur le dos. Et puis il y a quelque chose qui m’a écrasé. Je pouvais plus respirer. »
Devine fut pris d’un nouvel accès de larmes.
Speers se taisait, le regard perdu dans le vague.
« Prends ton temps », dit Lennon.
Devine ravala ses larmes. « Je me suis réveillé par terre. Ma tête me faisait mal et je crevais de froid. J’ai entendu des cris quelque part. On aurait dit une folle qui hurlait. Et puis ça s’est arrêté. Tout d’un coup, genre. J’ai mis un moment à me relever, j’avais la tête qui tournait. J’ai cherché Brendan dans le noir, j’ai palpé ses chaussures, sa jambe. Il tremblait de froid, je me rappelle.
— Et ensuite ? »
Devine laissa son regard se perdre dans le lointain. « Ensuite, il y avait quelqu’un à la porte. Je ne sais pas s’il pouvait me voir, mais moi, je l’ai vu. Enfin, pas son visage. »
Lennon attendit. « Continue ?
— Je suis parti en courant. »
Devine revint au moment présent. Il tourna les yeux vers Lennon. Avant qu’il ait le temps d’ajouter autre chose, la porte s’ouvrit à la volée. Gordon entra, rouge de colère.
« Arrêtez cet interrogatoire, aboya-t-il. Tout de suite. »
Gordon éteignit le magnétophone et s’appuya au dossier de sa chaise. « Alors ? »
Assis en face de lui, Lennon se tenait la tête dans les mains. À quoi bon ? « Alors, je ne pense pas que Brendan Houlihan ou Colm Devine ait tué Declan Quigley. Je pense qu’il y avait quelqu’un d’autre. Je pense que ce quelqu’un était venu pour tuer Quigley. Que Houlihan et Devine se sont juste trouvés là au mauvais moment. Que le coupable a neutralisé les deux garçons pour commettre son meurtre. Qu’il a tué Brendan Houlihan et disposé le couteau pour le faire accuser. Et qu’il aurait tué Colm Devine aussi, s’il avait pu.
— Vous êtes en train de me dire que vous croyez ce garçon ?
— Oui, je le crois. Et je crois que celui qui a tué Declan Quigley et Brendan Houlihan a aussi tué Patsy Toner hier soir. »
Lennon écouta la respiration de Gordon pendant d’interminables secondes. Relevant la tête, il vit que son supérieur le regardait fixement. Gordon appuya sur la touche « eject », retira la cassette et la jeta dans la corbeille.
« Vous avez l’air fatigué, inspecteur Lennon.
— Je suis très fatigué. Vous savez ce que ça m’a coûté d’être flic ? Ma famille ne me parle plus depuis quinze ans. Aucune de mes sœurs. Je vois ma mère seulement parce qu’elle a perdu la tête et ne se rappelle pas avoir coupé les ponts avec moi. J’ai quitté cette famille parce que j’étais convaincu d’agir pour la bonne cause. J’ai vu les horreurs infligées autour de moi par les paramilitaires et les truands qui opèrent sous leur protection. Les flics sont impuissants, tellement les gens les détestent. J’ai cru que je pourrais changer ça en m’engageant dans la police. Faire évoluer les choses, ne serait-ce qu’un tout petit peu.
— Où voulez-vous en venir ? demanda Gordon.
— Je me dis que… » Lennon secoua la tête. « Rien. Je ne pense plus rien. »
Gordon se pencha en avant et croisa les mains sur la table. Ses yeux gris ne trahissaient aucune émotion. « Inspecteur Lennon, vous n’appartenez plus à ma brigade. Je consulterai l’inspecteur principal Uprichard concernant votre nouvelle affectation et les mesures disciplinaires qui s’imposent, au vu de votre conduite récente. D’ici là, je vous conseille de prendre des vacances. Est-ce que vous me comprenez ? »
Lennon se leva. « Je comprends. » Il se dirigea vers la porte.
« Je vous avais dit de laisser tomber, lança Gordon dans son dos. J’ai fait tout ce que je pouvais pour vous, mais vous ne m’avez pas écouté. »
La voix de son chef suivit Lennon qui s’éloignait déjà dans le couloir. Il regagna son bureau et ferma la porte. Debout au milieu de la pièce, serrant les poings, il décida de partir à la recherche de Dan Hewitt.