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Lennon remonta lentement le bord de la rivière en s’enfonçant dans la boue. Des cygnes l’observaient depuis les eaux peu profondes, tandis que d’autres se dandinaient entre le mur et l’eau. Ils sifflèrent en dressant la tête, ailes ouvertes, lorsque Lennon s’approcha. Il rasa le mur pour les dépasser.

Un portail gardait une ouverture pratiquée dans la vieille pierre, à l’extrémité d’un jardin paysager qui se poursuivait jusqu’à l’eau. Le terrain avait été remblayé, des bancs et des tables de pique-nique étaient disposés sur la pelouse. Une bouée de sauvetage se balançait à un pilier sur le court ponton de bois. Au sec, une petite barque à rames gisait sur la rampe d’accès. Les patients de la maison de retraite devaient profiter de cet endroit pour se détendre quand le temps le permettait.

Il gagna le portail et regarda par les interstices. Un large sentier coupait la pelouse soigneusement entretenue et rejoignait l’arrière de la maison. Des volets aveuglaient la plupart des fenêtres. Le silence enveloppait l’endroit comme un linceul. Lennon se colla aux barreaux pour parcourir des yeux les environs. Rien ne bougeait. Il ne vit que des pies qui se disputaient un reste de nourriture près d’une porte de service. Une issue de petite taille, fonctionnelle, sans doute un ancien accès des domestiques aux cuisines, songea Lennon.

À peine visible au coin de la maison, un escalier de secours avait été installé sur le côté ouest, hideuse construction en acier alternant volées de marches et paliers.

Sur la droite, il n’y avait que des terrains en plein air, rien qui puisse le protéger s’il essayait d’atteindre l’escalier. Il distinguait seulement un bosquet, à gauche, tampon formé par les arbres entre le mur et le jardin qui longeait le flanc est de la maison. Une fois le portail franchi, il pourrait peut-être s’y mettre à couvert, puis foncer sur la porte devant laquelle les pies se battaient pour leur pitance.

D’épais rouleaux de fil barbelé augmentaient la hauteur du portail d’une cinquantaine de centimètres. Lennon recula pour examiner l’ensemble. Il pouvait franchir le portail, mais les barbelés le réduiraient en charpie. Le mur atteignait bien trois mètres ; il n’avait aucun espoir de réussir à l’escalader, à moins que…

Dans le jardin paysager au bord de l’eau, il s’accroupit près d’une table de pique-nique qui n’était pas fixée au sol et en testa le poids. Lourde, mais pas intransportable. Il se campa sur ses deux pieds écartés, empoigna chacun des bords. Il tira la table plus facilement qu’il ne s’y était attendu, grâce à l’herbe humide et glissante. En quelques minutes d’effort, il la poussa contre le mur. Il grimpa et effleura le sommet du bout des doigts. Des tessons de verre, comme il le pensait, fichés dans le béton. Il y avait de quoi s’attirer un procès, à coup sûr. N’importe quelle compagnie d’assurances se montrerait hésitante, au cas où un cambrioleur déposerait une plainte pour lacération, mais Lennon imaginait que Bull O’Kane ne s’embarrassait pas de tels scrupules.

Il ôta sa veste et la plia pour en faire un coussin. Se hissant sur la pointe des pieds, en équilibre sur la table, il couvrit les tessons avec la veste. Sur la rive, les cygnes surveillaient l’opération d’un œil intéressé. Lennon prit une grande inspiration, se hissa et releva les genoux, grimaça quand les pointes acérées lui transpercèrent les rotules, puis dégagea les jambes. À travers le tissu, le verre s’attaqua à ses cuisses. Il passa de l’autre côté du mur en se retenant au sommet. Les tessons lui cisaillèrent l’avant-bras, déchiré par le poids de son propre corps quand il lâcha prise.

Il tomba près d’un talus planté d’oseille, sa manche de chemise en lambeaux, roula au bas de la pente herbue et heurta un tronc d’arbre, étouffant un cri. La douleur lui vrilla les côtes. Une coulure rouge s’étala sur sa chair à vif, longue de quinze centimètres. Il se rétablit en position assise, dos contre l’arbre, et examina la blessure. Ce n’était pas si méchant, finalement, juste une éraflure. Une chance, ça aurait pu être pire. Arrachant les feuilles d’oseille à pleines poignées, il essuya le sang frais et brillant puis appuya sur la plaie.

Le souffle rauque, oppressé, il guetta un bruit ou un mouvement dans le jardin derrière les arbres. Rien ne bougeait. Il se mit péniblement debout. Un tas de feuilles toujours pressé sur son avant-bras, il s’avança parmi les taillis en se tenant suffisamment en retrait de la lisière des arbres pour rester caché, mais assez près pour voir la maison et les terrains au-delà. Les deux pies se disputaient toujours, à celle qui mangerait plus que l’autre devant la porte de la cuisine.

Il continua à marcher, tout droit jusqu’à ce qu’il eût atteint le coin est de la bâtisse. Quinze ou vingt mètres le séparaient de la maison. Il regarda côté sud et vit les pelouses s’abaisser vers le lointain, sectionnées par une longue allée carrossable. Lâchant les feuilles tachées de sang, il prit une inspiration, compta jusqu’à dix et piqua un sprint.

Il colla son dos au grès près de la première fenêtre. Retenant son souffle, il tendit l’oreille. Aucun mouvement, aucune voix menaçante, aucun bruit de pas sur du gravier. Il expira. Des étincelles dansaient devant ses yeux. Il se pencha en avant et remonta le long du mur en passant sous les rebords des fenêtres. De petits cailloux roulaient sous ses pieds. La porte de service n’était plus qu’à douze mètres, onze maintenant, neuf, six…

Les pies poussèrent des cris et s’élancèrent vers le ciel dans une envolée de blanc et de noir, abandonnant derrière elles les restes d’un plat chinois à emporter.

La porte s’ouvrit et une femme sortit sur le gravier. Ses larges épaules cachaient le soleil levant. Elle prit un paquet de cigarettes dans la poche de sa veste, en attrapa une avec ses dents. La flamme de son briquet s’alluma et brûla le temps d’embraser le tabac. Elle tira une grande bouffée. Une toux râpeuse monta de sa poitrine. Elle se couvrit la bouche d’une main, en proie à une quinte. Une fois l’accès passé, elle pivota et se trouva nez à nez avec le Glock que Lennon pointait sur elle. Elle jeta sa cigarette.

« Emmenez-moi voir Ellen, ordonna Lennon. Conduisez-moi à Marie. »

La bouche de la femme s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.

« Tout de suite », dit Lennon.

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