Seule dans sa chambre de la partie du bâtiment autrefois réservée aux domestiques, Orla O’Kane fumait une cigarette à la fenêtre en contemplant la longue allée sinueuse. De sa main libre, elle composa le numéro du portable qu’elle avait donné au Voyageur.
« Ça va ? » répondit-il.
Fermant les yeux, elle tira longuement sur sa cigarette.
« Fegan est à New York, dit-elle. On a été renseignés par un ami dans la police. Il paraît qu’un type s’est pointé à l’hôpital, là-bas, et a raconté qu’un Irlandais et un Noir l’avaient tabassé. Que l’Irlandais avait empêché le Black de le tuer, et qu’il s’appelait Gerry Fegan.
— Vous voulez que j’aille à New York ?
— Non, on ne change pas le plan. Servez-vous de la nana et de la môme. Elles devraient bientôt ressurgir. Trouvez un moyen de les attirer.
— Ça marche.
— De toute façon, vous ne vous êtes pas encore occupé de Patsy Toner.
— Tout juste. »
Orla raccrocha et jeta le téléphone sur son lit. Elle écrasa sa cigarette, regarda sa montre. C’était l’heure de changer la poche de son père. Le vieil homme refusant de confier cette tâche aux infirmières, elle devait elle-même détacher l’appareillage contenant les matières fécales, puis s’en débarrasser, après en avoir posé un autre sur la stomie pratiquée dans l’abdomen de son père. Les premières fois, elle avait pleuré. À présent, elle accomplissait les gestes machinalement, sans prêter attention à l’odeur.
Elle descendit deux volées de marches pour gagner le premier étage, emprunta le couloir suspendu qui surplombait le vestibule et frappa à la porte de la chambre de son père.
« Qui est-ce ?
— C’est moi.
— Entre », dit O’Kane.
Il y avait une urgence inquiétante dans sa voix. Orla ouvrit la porte, se dirigea vers le lit. À mi-chemin, elle s’immobilisa.
« Ne reste pas plantée là comme une imbécile, lâcha O’Kane. Viens m’aider. »
Il était assis sur le bord du lit, ses jambes enveloppées dans les couvertures et les draps tachés d’orange et de rouge. Un bol en plastique gisait à terre, ainsi qu’un verre vide. Le plateau était appuyé contre la table de nuit.
Orla s’approcha. « Enfin, papa, pourquoi tu n’as pas appelé une des infirmières ?
— Parce que je n’aime pas les voir tournicoter autour de moi. Tu m’aides, oui ou non ? »
Elle s’agenouilla et attrapa le plateau pour y replacer le bol et le verre. L’odeur était forte ici, si près de lui. Tirant une poignée de serviettes en papier de la boîte posée sur la table de nuit, elle tamponna la soupe et le jus d’orange répandus par terre.
« Il faut que tu laisses les infirmières t’aider, de temps en temps. C’est pour ça qu’on les paye. Je ne peux pas toujours être derrière toi.
— Je ne veux pas qu’elles m’approchent, répliqua le Bull. Si je ne peux même pas compter sur ma propre fille, bon sang, qu’est-ce qui me reste ? »
Avant de pouvoir se contrôler, Orla sentit la colère monter et elle explosa : « Alors, fais gaffe à tes gestes, un peu ! »
La gifle la déséquilibra. Elle se reçut sur l’épaule, l’oreille brûlante, étourdie par le sifflement strident qui résonnait dans sa tête, et resta étendue sur le sol jusqu’à ce que sa respiration se fût calmée.
L’œil fixe du vieil homme se perdait dans le vague. « Ma propre fille », répéta-t-il.
Orla se mit à genoux pour ramasser les serviettes en papier, les posa sur le plateau, puis se leva et quitta la pièce en emportant le tout. Son oreille bourdonnait, les larmes lui brûlaient les yeux. Une fois dans le couloir, elle lança le plateau contre le mur et regarda les dernières gouttes de soupe et de jus d’orange dégouliner sur le papier peint pendant que bol et verre roulaient au plancher.