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« Parle-moi de Gerry Fegan », dit Lennon.

Marie était assise en face de lui dans le salon pendant qu’Ellen dessinait, couchée par terre. « Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Pourquoi tu es en relation avec quelqu’un comme lui.

— Quelqu’un comme lui, répéta-t-elle. Je ne le savais pas quand je l’ai rencontré. À l’enterrement d’Oncle Michael. Il avait l’air complètement perdu.

— Il a tué ton oncle. »

Lennon regarda sa fille qui dessinait une silhouette mince et élancée, avec des bâtons pour figurer les bras et les jambes.

« À ce moment-là, je le connaissais seulement de réputation, dit Marie. Je savais qu’il avait fait de la prison. Mais il n’est pas le seul, il y en a eu d’autres parmi les gens que j’ai toujours côtoyés. J’ignorais qu’il y en avait autant.

— Autant de quoi ?

— De morts. »

Ellen ajouta des traits sombres autour de la tête pour figurer les cheveux, puis des yeux tristes et un sourire très doux.

« Il s’est montré tellement gentil, poursuivit Marie. Très délicat. Il était prêt à donner sa vie pour Ellen et pour moi.

— C’est un tueur.

— Je sais. C’est un monstre. Un fou. Et il ferait tout pour nous protéger.

— Moi aussi. »

Dans les bras de la femme dessinée sur le papier, un bébé avec une petite tête ronde et des mains minuscules s’agrippait au sein de sa mère.

« Jack, tu nous as quittées », dit Marie. Ses yeux étaient de glace. « Il fallait nous protéger quand j’avais Ellen dans mon ventre. Tu es parti au moment où on avait le plus besoin de toi.

— Vous m’avez tellement manqué. Toi… Et Ellen. »

Marie émit un rire qui crissait comme du givre. « Ne fais pas le sentimental, Jack. Ça ne te va pas. »

Ellen dessinait maintenant une autre silhouette à côté de la femme. Mince aussi, mais plus grande.

« C’est la vérité, dit Lennon. Je l’ai regretté aussitôt que je suis parti.

— Évidemment. Elle t’a jeté une semaine plus tard.

— Tu es trop dure.

— Non, répliqua Marie. Comment ça s’appelle, déjà ? Quand on regrette sa faute seulement parce qu’on a été puni… La contrition imparfaite.

— J’ai été puni, ça oui. Elle a porté plainte contre moi pour harcèlement sexuel en racontant que je lui avais fait du chantage. Que je ne cessais de l’appeler, que je la suivais, que j’avais promis de l’épouser. C’était bidon, bien sûr. Comme elle ne supportait pas de se trouver dans le même bâtiment que moi, elle a essayé de me faire virer. Et elle a failli réussir. J’en ai bavé. Si tu avais vu les regards qu’on me lançait dans les couloirs, surtout les femmes. Comme si je n’étais qu’un sale porc. On m’a proposé de démissionner, en échange de quoi elle retirait sa plainte. Du coup, elle était dédommagée et je n’avais plus qu’à chercher du travail. J’étais tellement à bout que le marché ne me paraissait pas si terrible. J’ai failli accepter.

— Pourquoi tu as refusé ?

— Je me suis rappelé ce que ça m’avait coûté d’être flic. Tout ce à quoi j’avais renoncé en m’engageant. Alors l’idée que cette malade, cette petite g… » Il avala sa salive et jeta un coup d’œil à Ellen. « Je ne voulais pas perdre mon boulot simplement parce qu’elle avait honte de ce qu’elle avait fait.

— Honte de ce qu’elle avait fait ? Ça, c’est excellent. »

Lennon ne releva pas le sarcasme. Il hésita, puis reprit : « De temps en temps, je vous observais. Toi et Ellen.

— Tu nous as suivies ?

— Non. Si. Enfin, pas exactement. Je voulais juste voir ma fille. Tu ne m’as jamais permis de la connaître.

— Tu ne l’as jamais mérité. »

À côté de la femme-bâton, Ellen avait dessiné un homme. Son visage n’était pas rond comme celui de sa compagne, mais long et pointu. La fillette tirait la langue en repassant le tronc et les jambes au crayon.

« C’est ma fille, dit Lennon.

— Tu n’as aucun…

— C’est ma fille, répéta-t-il. Je suis son père. J’ai le droit de la connaître. Elle aussi en a le droit.

— Le droit ? » Marie se leva et alla à la fenêtre qui donnait sur la marina. « Ne me parle pas de droit. Tu m’as laissée élever seule un enfant parce que tu n’avais pas le courage d’être père. Tu as renoncé à tout droit sur elle il y a six ans. »

Lennon la rejoignit à la fenêtre. En bas, les mâts des voiliers se balançaient sur leur coque. Des mouettes plongeaient et virevoltaient. « Tu te sers d’elle pour me punir. Depuis le début. »

Elle tourna la tête vers lui. Son visage ne reflétait aucune émotion. « Oui, et je vais continuer. »

Incapable de soutenir son regard, Lennon baissa les yeux sur Ellen. Il s’accroupit près de la fillette et posa un doigt sur l’homme-bâton, qui tenait un pistolet à la main.

« Qui est-ce, chérie ? demanda-t-il.

— Gerry. »

Il désigna l’autre personnage. « Et ça ?

— C’est la dame secrète.

— Pourquoi il a un pistolet, Gerry ?

— Pour faire peur aux méchants. » Ellen traça un trait, droit et mince, pour représenter la bouche du bonhomme-Gerry.

« Quels méchants ?

— Je sais pas.

— Et Gerry ? Ce n’est pas un méchant ? »

Ellen posa son crayon et le dévisagea gravement. « Non, il est gentil. Il va venir nous aider.

— Non, chérie. Il ne sait pas où on est.

— Si. » Ellen reprit son crayon. « Il arrive bientôt. »

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