Josiane pénétra dans le salon où se tenait son fils, Junior. Elle revenait de Monoprix et tirait un caddie de fruits frais, de poissons au ventre brillant, de légumes vert chlorophylle, de fruits de saison, de gigot d’agneau qui tète encore sa mère, de rouleaux de Sopalin, de produits d’entretien, de bouteilles d’eau minérale et de jus d’orange.

Elle s’immobilisa et observa son fils d’un air désolé. Il était assis dans un fauteuil, un livre posé sur les genoux. Habillé comme un collégien anglais, pantalon de flanelle grise, blazer bleu marine, chemise blanche, cravate rayée vert et bleu, baskets noires. Un petit monsieur. Il lisait et leva à peine les yeux quand elle entra.

— Junior…

— Oui, mère…

— Où est Gladys ?

Gladys était la dernière employée de maison qu’ils avaient engagée. Une jeune Mauricienne, svelte et longue, qui passait le chiffon sur les meubles en ondulant des hanches au rythme du CD qu’elle glissait dans la chaîne hi-fi. Une domestique lente et nonchalante qui avait le mérite d’aimer les enfants. Et Dieu. Elle avait commencé à lire la Bible à Junior et lui tapait sur les doigts quand il évoquait le petit Jésus. On dit Grand Jésus ! Jésus est grand, Jésus est Dieu, Jésus est ton Dieu et tu dois le chanter chaque jour. Alléluia ! Dieu est notre berger, il nous conduit vers les verts pâturages de la félicité. Junior était subjugué par le verbe de Gladys et Josiane soulagée d’avoir enfin trouvé une nounou qu’il semblait accepter.

— Partie…

— Comment ça, « partie » ? Partie faire des courses, partie poster une lettre, partie acheter un Lego…

En entendant le mot « Lego », Junior haussa les épaules.

— Un Lego, pour qui ? Tu joues encore à ça à ton âge ?

— JUNIOR ! hurla Josiane. Assez ! Tu entends, assez de… de…

— Persiflages. Oui, tu as raison, mère, j’ai été irrespectueux… Je te prie de m’en excuser.

— ET ARRÊTE DE M’APPELER MÈRE ! Je suis ta maman, pas ta mère…

Il avait repris la lecture de son livre et Josiane se laissa tomber, face à lui, sur un pouf en cuir noir, les mains nouées qu’elle agitait comme un encensoir en essayant de comprendre. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que je Vous ai fait pour que Vous m’envoyiez ce… cet… Elle ne trouvait pas le mot pour qualifier Junior. Elle fit un effort, se reprit et demanda :

— Où est donc partie Gladys ?

— Elle a donné sa démission. Elle ne me supporte plus. Elle prétend qu’elle ne peut pas faire le ménage et me lire Les Caractères de La Bruyère en même temps. Elle prétend en plus que c’est le livre d’un mort, d’un cadavre, qu’il ne faut pas déranger les morts et nous nous sommes vigoureusement empoignés à ce sujet.

— Elle est partie…, répéta Josiane en se tassant sur son pouf. Mais ce n’est pas possible, Junior ! C’est la sixième en six mois.

— Compte rond. Remarquable. Nous avons donc des employées mensuelles.

— Mais qu’est-ce que tu as fait ? Elle avait l’air de s’être habituée pourtant…

— C’est ce vieux La Bruyère qui lui donne de l’urticaire. Elle prétend qu’elle n’y comprend rien, qu’il n’écrit pas en français. Que les vers grouillants de son cadavre viennent nous narguer. Elle m’a demandé de redescendre sur terre, à mon époque, et alors, pour lui faire plaisir et pour l’occuper, je lui ai suggéré de me trouver une paire de mocassins à ma taille car ces baskets à scratchs jurent terriblement avec ma tenue. Elle a prétendu que ce n’était pas possible et, comme j’insistais, elle s’est mise dans une rage froide et a rendu son tablier. Depuis, j’essaie d’apprendre à lire tout seul et je pense que je vais y arriver. En associant des sons et des syllabes, en travaillant par binômes, ce n’est pas si compliqué…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! se lamenta Josiane, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Tu te rends compte : tu as deux ans, Junior ! Pas quatorze !

— Tu n’as qu’à compter les années comme pour les canidés, tu multiplies mon âge par sept et j’ai quatorze ans… Après tout, je vaux bien un chien.

Devant l’air abasourdi de sa mère, il ajouta plein de compassion :

— Ne t’inquiète pas, mère chérie, je saurai me débrouiller dans la vie, je ne me fais aucun souci… Qu’as-tu acheté de bon ? Cela fleure le légume frais et la mangue juteuse.

Josiane ne l’entendit pas. Elle ruminait. Pendant des années, j’ai voulu un enfant, pendant des mois et des mois, j’ai attendu, espéré, consulté des spécialistes et le jour où j’ai su qu’enfin, enfin… je portais un bébé, ce jour-là a été le plus heureux de ma vie…

Elle se souvenait comment elle avait traversé la cour de l’entreprise de Marcel pour aller retrouver Ginette, sa copine, et lui annoncer l’heureux événement, comment elle avait eu peur de casser l’œuf dans son ventre en se tordant la cheville et en tombant sur les pavés, comment Marcel et elle s’étaient recueillis, agenouillés devant le Divin Enfant… Elle rêvait de ce bébé, elle rêvait de lui enfiler des grenouillères bleues, d’embrasser ses menottes mignonnes, de lui voir faire ses premiers pas, de le voir tracer ses premières lettres, déchiffrer ses premiers mots, elle rêvait de recevoir des cartes de fête des Mères avec des phrases toutes cassées, toutes bancales, des phrases dont la maladresse fait fondre de bonheur, des phrases qui balbutient en mots éclaboussés de crayons de couleur « Bonne fête maman »…

Elle rêvait.

Elle rêvait encore de l’emmener au parc Monceau, de lui attacher une girafe à roulettes au poignet et de le regarder faire rouler sa girafe dans les allées de graviers blancs sous le grand érable rouge. Elle rêvait qu’il soit barbouillé de Choco BN et elle rêvait de lui nettoyer les babines en grommelant mais qu’est-ce que t’as fait, mon petit cœur d’amour ? en le pressant contre elle, si heureuse, si heureuse de le tenir bien au chaud sur son sein et de le bercer en le grondant parce qu’elle ne savait pas bercer sans gronder. Elle rêvait de l’emmener à sa première école, de le remettre en reniflant à la maîtresse, de le regarder derrière la vitre et de lui faire un petit signe de la main ça va aller, ça va aller, pas plus rassurée que lui qui aurait braillé en la regardant s’éloigner, elle rêvait de lui apprendre à colorier, à faire de la balançoire, à jeter du pain aux canards, à chanter des comptines imbéciles, il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille, et ils auraient ri tous les deux parce qu’il n’arrivait pas à prononcer grenouille.

Elle rêvait…

Elle rêvait de faire les choses une par une, lentement, doucement, de grandir avec lui en lui tenant la main, en l’accompagnant sur le long chemin de la vie…

Elle rêvait d’avoir un enfant comme tous les enfants du monde.

Et elle se retrouvait avec un surdoué qui, à deux ans, voulait apprendre à lire en déchiffrant Les Caractères de La Bruyère. Et puis d’abord, c’est quoi, un binôme ?


Elle releva les yeux sur son fils et l’observa. Il avait refermé son livre et la contemplait avec bienveillance. Elle soupira oh ! Junior… en caressant la barbe des poireaux qui dépassait du caddie.

— Disons hardiment une chose triste et douloureuse pour toi, mère chérie, je ne suis pas un enfant lambda et, qui plus est, je refuse de me comporter comme ces crétins que tu me forces à fréquenter au parc… De pauvres bambins qui tombent sur leur culotte et braillent quand on leur ôte leur tototte.

— Mais tu ne veux pas faire un effort et essayer de te conduire comme tous les petits garçons de ton âge, au moins lorsqu’on est en public ?

— Tu as honte de moi ? demanda Junior en devenant tout rouge.

— Non… je n’ai pas honte, je suis mal à l’aise… Je voudrais être comme toutes les autres mamans et tu ne fais rien pour m’aider. L’autre jour quand on est sortis, tu as crié salut la bignole ! à la concierge et elle a failli en avaler son dentier !

Junior éclata de rire et se gratta les côtes.

— Je ne l’aime pas cette femme, elle a une façon de me reluquer qui me dégoûte…

— Oui mais moi, j’ai dû lui dire qu’elle avait mal entendu et que tu avais bafouillé bagnole. Elle t’a regardé d’un drôle d’air et m’a dit que tu étais bien précautionneux pour ton âge…

— Elle voulait dire précoce, je suppose.

— Peut-être, Junior… n’empêche que si tu m’aimais, tu essaierais de te comporter de manière à ce que ma vie ne soit pas un long frisson d’angoisse à l’idée de ce que tu vas bien pouvoir sortir !

Junior promit de faire un effort.

Et Josiane poussa un soupir découragé.


Ce jour-là, ils allèrent au parc Monceau. Junior avait accepté la tenue que lui avait proposée sa mère, une tenue tout à fait adaptée à son âge, salopette et doudoune bien chaude, mais avait refusé la poussette. Il s’appliquait à marcher à grandes enjambées afin de développer le grand adducteur et le plantaire grêle. C’est ainsi qu’il appelait les muscles des jarrets.


Ils firent une entrée tout à fait classique dans le parc. Franchirent les lourdes grilles noires en se tenant la main et en souriant benoîtement. Josiane s’assit sur un banc, tendit à Junior un ballon. Il accepta sans broncher, laissa tomber la balle qui rebondit jusqu’à un petit garçon de son âge. Il s’appelait Émile et Josiane le voyait souvent avec sa mère, une femme charmante qui lui adressait de grands sourires et dont elle espérait se faire une amie.

Les deux gamins jouèrent un moment ensemble, mais Junior jouait… comment dire… avec un certain détachement. On sentait bien qu’il réfrénait son impatience. Il envoyait la balle à Émile qui, une fois sur deux, trébuchait en cherchant à la bloquer et se relevait avec difficulté. Quel ballot ! lâcha Junior entre ses dents. La mère d’Émile n’entendit pas. Elle couvait les deux enfants d’un regard attendri.

— Ils sont mignons, n’est-ce pas ? Ils jouent bien ensemble…

Josiane opina, heureuse d’être enfin une mère normale qui produit un fils normal qui joue à un jeu normal avec un copain de son âge. Il faisait beau, les colonnes du temple grec resplendissaient d’un blanc vaporeux, d’un blanc de pierre chauffée par un soleil d’hiver, les bouleaux, les hêtres et les noyers agitaient les maigres branches que les frimas n’avaient pas encore dépouillées. Un cèdre du Liban au sommet large et aplati s’épanouissait, royal, ignorant les bourrasques, et les pelouses soigneusement entretenues formaient de larges taches vertes où l’œil pouvait se reposer.

Elle ouvrit un bouton de son manteau de laine pour laisser échapper un souffle de bonheur. Bientôt viendrait l’heure du goûter, elle sortirait de son sac un paquet de gâteaux et un biberon de jus d’orange. Comme toutes les mères. Comme toutes les mères, scandait-elle en poussant les graviers blancs du bout de ses chaussures.

C’est alors que la mère d’Émile ajouta :

— Que diriez-vous si votre petit Marcel venait jouer un après-midi avec Émile à la maison ? Nous n’habitons pas loin, nous en profiterions pour prendre le thé toutes les deux et bavarder…

Josiane fut propulsée au firmament du bonheur. Elle flottait et se raccrochait au rouge de l’érable, au vert du gazon pour ne pas s’envoler d’émotion. Enfin, une amie ! Une mère avec laquelle échanger des recettes de cuisine, des remèdes pour les dents qui poussent, les fièvres soudaines, les éruptions cutanées, des renseignements sur les écoles, les crèches et les garderies. Elle ronronna d’aise. Elle avait trouvé une solution à son tourment de mère : elle demanderait à Junior de jouer au bébé quelques heures chaque jour, heures pendant lesquelles elle le promènerait, l’exhiberait, le moucherait, le mignardiserait et, le reste du temps, elle le laisserait étudier tous les livres, les manuels d’histoire, les recueils de mathématiques qu’il voudrait. Ce n’était pas si difficile finalement, il suffisait que chacun fasse des concessions.

Elle imaginait de longs après-midi où sa solitude ne serait plus qu’un lointain souvenir, où les deux gamins babilleraient pendant qu’elle se confierait à sa nouvelle amie. Et qui sait, s’enflamma-t-elle, on pourrait même organiser des dîners entre couples. Des sorties. Aller au théâtre, au cinéma. Peut-être même jouer à la canasta. Cela nous ferait des amis. Nous n’en avons pas beaucoup, Marcel et moi. Il passe son temps à travailler. À son âge ! Il serait temps qu’il s’économise… Presque soixante-neuf ans ! Ce n’est pas raisonnable de ne jamais se détendre et de travailler comme un forçat de Tataouine.


Junior avait entendu la proposition de la mère d’Émile et, raidi dans une posture peu gracieuse, les fesses en arrière et les poings sur les hanches, le visage congestionné à l’idée des longues heures de supplice qui l’attendaient, il guettait la réponse de Josiane, comptant bien qu’elle soit négative. En aucun cas, il ne désirait passer du temps avec ce demeuré déformé par son paquet de couches-culottes qui, une fois sur deux, s’écroulait quand il s’agissait de viser le ballon. Il resta ainsi, oscillant sur sa base, cramoisi de colère, ignorant le nain qui voulait à tout prix lui renvoyer le ballon et s’élançait en titubant pour continuer l’échange. Quand sa mère répondit oui, ce serait formidable, ils s’entendent si bien, il donna un tel coup de pied dans la balle que celle ci alla dévisser la tête du pauvre Émile qui tomba raide sur le gravier.

La mère se leva en hurlant, prit l’enfant dans ses bras, maudit Junior, le traita de criminel, de pervers sournois, d’assassin, de nazillon en culottes et s’enfuit en emportant son Émile encore inerte loin de son bourreau.


Ce jour-là, Josiane rangea le ballon, la girafe à roulettes, le paquet de Choco BN, le biberon de jus d’orange et quitta le parc en jetant un dernier coup d’œil aux pelouses vertes, au petit temple en pierre, à l’érable rouge, aux allées blanches comme on dit adieu à un paradis perdu.

Elle ne dit mot à son fils et avança telle une reine outragée.

Junior, furieux, la précédait en bougonnant qu’on ne pouvait décidément faire confiance à personne, qu’il s’était prêté au jeu pour gratifier sa mère mais qu’en aucun cas, il ne pouvait accepter de passer des après-midi avec un ignare, un importun, un sot qui ne s’était même pas rendu compte qu’il gênait. Un garçon habile aurait compris qu’il n’était là que pour faire bonne figure. Il n’aurait pas insisté. Il aurait de lui-même abandonné la balle et renvoyé Junior à sa délicieuse solitude. Je sais que la vie est encombrée de sots, soupira Junior, et qu’il faut s’accommoder de cette pénible réalité, mais cet Émile me dégoûte trop. Qu’elle me trouve donc un fort en maths ou un bricoleur de fusées. J’apprendrais les racines carrées et la force centrifuge. J’ai su tout ça autrefois, il faut juste que je me rafraîchisse la mémoire.


Ils étaient arrivés près de chez eux et contournaient le kiosque à journaux quand Junior aperçut à l’étalage, glissée sous le plastique transparent d’un magazine, une boussole. Il s’arrêta et se mit à baver de plaisir. Une boussole ! Il ne sut dire pourquoi, mais cet objet lui parut familier. Où avait-il déjà vu une boussole ? Dans un livre d’images ? Sur le bureau de son père ? Ou dans son autre vie…

Il pointa le doigt sur le magazine qui recelait, caché dans ses plis, le précieux objet et ordonna :

— Je veux ça !

Josiane détourna la tête et lui fit signe d’avancer.

— Je veux une boussole… Je veux savoir comment ça marche.

— Tu n’auras rien. Tu as été odieux. Tu es un petit garçon égoïste et cruel.

— Je ne suis ni égoïste ni cruel. Je suis curieux, j’ai envie d’apprendre, je refuse de jouer au bébé et je veux savoir comment marche une boussole…

Josiane l’attrapa par la main et le traîna vers la porte d’entrée de leur immeuble. Junior se raidit et, enfonçant ses baskets à scratchs dans le macadam, tenta de ralentir la marche de sa mère qui finit par le prendre sous le bras, le poussa dans l’ascenseur, lui donna deux gifles et le jeta dans sa chambre dont elle ferma la porte à clé.

Junior rugit et frappa de toutes ses forces :

— Je hais les femmes. Ce sont des coquettes stupides et vaniteuses qui ne pensent qu’à leur plaisir et se servent des hommes ! Quand je serai grand, je serai homosexuel…

Josiane se boucha les oreilles et partit pleurer dans la cuisine.


Elle pleura longtemps, elle pleura abondamment, elle pleura son rêve perdu de mère heureuse. Elle se consola en se disant que c’était le lot de toutes les mères de désirer un enfant parfait, un enfant selon leur cœur et que le Ciel vous en envoyait un avec lequel il fallait bien s’entendre. Si on était chanceuse, on recevait un petit Émile, si on ne l’était pas, il valait mieux s’adapter.

Elle alla délivrer son fils et ouvrit la porte de la chambre.


Il reposait sur la moquette dans ses habits froissés. Il avait tant crié, tant tempêté, tant martelé la porte qu’il s’était écroulé de fatigue et dormait comme dorment les braves après avoir ferraillé trois jours et trois nuits, ses boucles rousses emmêlées, des plaques pourpres sur le cou, les joues, la poitrine. Un faible ronflement sortait de sa bouche aux gencives en feu. Un Hercule terrassé qui gisait à terre, fiévreux et chaud de colère.

Elle se laissa tomber à côté de lui. Le regarda dormir. Songea quand il dort, c’est un bébé, c’est mon bébé, il m’appartient. Elle le contempla longuement, le souleva, le prit entre ses jambes comme une guenon qui épouille son petit, le berça en chantonnant maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? Mais oui, mon gros bêta, s’ils n’en avaient pas, ils ne marcheraient pas…

Junior ouvrit un œil et déclara la chansonnette idiote.

— C’est la mère qui est bête, pas l’enfant, protesta-t-il, à moitié réveillé. Les bateaux ont pas de jambes !

— Dors, mon bébé, dors… Maman est là qui t’aime et qui te protège…

Il rugit de bonheur, enfonça sa tête et ses poings dans le ventre de sa mère qui le reçut, des larmes aux yeux, l’enveloppa de ses bras et continua à chantonner dans le noir de la chambre.

— Maman…

Josiane tressaillit sous la douce appellation et resserra son étreinte.

— Maman, tu sais pourquoi La Bruyère a écrit Les Caractères ?

— Non, mon bébé d’amour, mais tu vas me l’apprendre…

Il restait enfoui dans son giron et expliqua à voix basse :

— Eh bien, vois-tu, il aimait beaucoup une fillette dont le père était imprimeur et qui s’appelait Michallet. Il l’aimait d’un amour pur. Elle emplissait son âme de beauté. Un jour, il se demanda quel mariage on lui ferait faire à cette petite puisqu’elle n’avait guère de dot. Alors, il alla trouver le père, le sieur Michallet, et lui donna le manuscrit des Caractères sur lequel il travaillait depuis des années. Il lui dit : « Tenez, mon brave, imprimez donc cette chose et si cela fait un profit, il ira à votre fille et constituera sa dot. » Ce que fit Michallet et c’est ainsi que Mlle Michallet fit un beau mariage… N’est-ce pas admirable, maman ?

— Oui, mon bébé, c’est admirable. Parle-moi encore de La Bruyère. Il m’a l’air d’un type très bien…

— Il faut le lire surtout, tu sais… Quand je saurai lire couramment, je te ferai la lecture. On n’aura plus besoin d’aller au parc, on restera tous les deux et je te tapisserai la tête de belles choses… Car je veux apprendre le grec et le latin pour lire Sophocle et Cicéron dans le texte.

Il fronça les sourcils, sembla réfléchir et ajouta :

— Maman, pourquoi cette ire, tout à l’heure ? Tu n’as pas vu que ce garçonnet, Émile, était stupide et empoté ?

Josiane attrapa une boucle rousse entre ses doigts et la fit glisser d’un doigt à l’autre comme un long fil qu’on passe dans le métier à tisser.

— Je voudrais tant que tu sois comme les autres, comme tous les enfants de ton âge… Je ne veux pas d’un génie, je veux un bébé de deux ans.

Junior resta silencieux un moment puis dit :

— Je ne comprends pas. Je t’évite tant de soucis en m’élevant moi-même… Je croyais que tu serais fière de moi. Tu me fais de la peine, tu sais, en ne m’acceptant pas comme je suis… Tu ne vois en moi que ma différence, mais ne discernes-tu pas aussi à quel point je t’aime et tous les efforts que je fais pour te plaire ? Ce n’est pas parce que je suis différent qu’il faut m’en tenir rigueur…

Josiane éclata en sanglots et l’étouffa de baisers mouillés de larmes.

— Je suis désolée, mon bébé, désolée… Essayons de trouver des moments comme celui-là, tous les deux, des moments où mon cœur s’épanche, où j’ai l’impression que tu es à moi, et je te promets que je ne t’imposerai plus de stupide Émile.

Il lui demanda en bâillant promis ? Elle chuchota promis et il se laissa tomber comme un poids mort dans un sommeil profond.


Le soir, alors que Marcel Grobz se glissait dans le lit conjugal, cherchant de ses gros doigts aux poils roux le doux corps de sa femme, Josiane le repoussa et lui dit :

— Faut qu’on parle…

— De quoi ? demanda-t-il en grimaçant.

Il avait attendu toute la journée l’instant magique où il se poserait sur le corps de Josiane et la pénétrerait lentement, puissamment, en lui murmurant dans l’oreille tous les mots doux qu’il avait engrangés entre des papiers à signer, une colonne d’incendie à réparer, un fournisseur chinois et un fabricant de meubles de cuisine qui refusait de baisser sa marge.

— De ton fils. Je l’ai surpris aujourd’hui à lire Les Caractères de La Bruyère.

— Sacré fiston ! Oh, que je l’aime ! Oh, que je suis fier ! Mon fils, ma chair, mon souverain pontife !

— Et ce n’est pas tout ! Après m’avoir raconté l’histoire de La Bruyère, il a conclu qu’il avait envie d’apprendre le grec et le latin pour lire les classiques dans le texte…

Marcel Grobz jubilait en se grattant le ventre.

— Normal ! C’est mon fils. Si on m’avait un tant soit peu encouragé, j’aurais moi aussi appris le latin, le grec, les belles lettres et les hypoténuses.

— Balivernes ! Tu étais un enfant normal, j’étais une enfant normale et on a fabriqué un monstre !

— Mais non, mais non… Tu vois, Choupette, on a été élevés tous les deux à coups de torgnoles, on nous prenait pour des moitiés d’épluchures et on se retrouve aujourd’hui avec un petit génie… Elle est pas belle, la vie ?

— Sauf que Gladys, tu sais, notre dernière employée…

Marcel chercha. Ces temps-ci, il assistait à un défilé d’employées. Aucune ne restait. Pourtant la paie était joviale et les conditions de travail confortables. Josiane était une patronne respectueuse qui n’avait pas peur de tremper ses doigts dans la javel et souffletait l’impudent qui osait parler de sa « bonniche ». Elle l’avait été si longtemps, une bonniche.

— Elle s’est fait la malle ! Et tu sais pourquoi ?

Marcel se plissait de rire retenu.

— Non ? parvint-il à dire au bord de la congestion.

— À cause de Junior. Il voulait qu’elle lui fasse la lecture, elle voulait faire le ménage !

— C’est quand même moins fatigant de lire de belles œuvres que de récurer les lieux d’aisances…

— Tu parles comme lui, maintenant ! Quand je t’ai connu tu disais « chiottes » comme tout le monde…

— C’est que… Choupette, je lui fais la lecture tous les soirs et forcément ça m’influence… Je le comprends, ce gamin, c’est un glouton, un curieux, il veut apprendre, ne pas s’ennuyer quand on lui parle. Il faut qu’on lui apprenne des choses tout le temps. En plus d’une maman, tu dois être Pic de La Mirandole.

— C’est qui celui-là ? Un pote à toi ?

Marcel éclata de rire et la chiffonna dans ses bras.

— Arrête de te faire du jus de cervelle, ma tourterelle. On est si heureux tous les trois et tu introduis le malheur avec tes questions…

Josiane bougonna quelques mots incompréhensibles et Marcel en profita pour glisser la main sur son sein.

— Tu ne trouves pas qu’il est vraiment très rouge ? reprit Josiane en s’écartant. Il a l’air en colère tout le temps… il est rouge furieux. Il me fait peur… J’ai peur aussi de ne plus arriver à le suivre, j’ai peur qu’il me méprise. Je n’ai pas fait l’ENA, moi ! Je sors pas de l’École nationale de l’admiration !

— Mais il s’en fiche, Junior, il est bien au-dessus de ça ! Tu sais ce qu’on va faire, Choupette, on va engager un précepteur, rien que pour lui. Il a pas besoin d’une nounou, cet enfant, il a besoin qu’on le nourrisse à la petite cuillère de savoir frais, qu’on lui apprenne la surface de la Terre, le grec et le latin, pourquoi la Terre tourne et pourquoi elle est ronde et comment elle ne finit pas maboule dans l’infinité de l’espace. Il exige qu’on lui enseigne l’usage d’une règle, d’un compas, la règle de trois et les racines carrées…

— Et pourquoi on dit racines carrées, d’abord ? Ce ne sont ni des racines ni des carrés ! Non, mon gros loup, avec un précepteur, je vais me sentir encore plus abandonnée. Encore plus ignare…

— Mais non ! Et puis tu apprendras des choses merveilleuses toi aussi… Tu assisteras aux cours et tu feras des oh et des ah de surprise en arrondissant les lèvres tellement ce sera beau et tellement ça ouvrira des firmaments dans ta tête…

— Ma pauvre tête ! soupira Josiane, elle est si pauvrement meublée. On ne m’a rien enseigné. Tu veux que je te dise, mon gros loup, la plus grande injustice du monde, c’est de ne pas avoir gobé ce beau savoir à la naissance.

— Eh bien, tu te rattraperas ! Et après, c’est toi qui me parleras avec dédain, qui me diras « pauvre fagot ! pauvre emplâtre ! » et il faudra qu’humblement je repasse mes leçons chaque soir. Crois-moi, ma beauté, tu n’es pas plus bête que ton fils et cet enfant nous est envoyé par le Ciel pour nous élever… Il est différent. Eh bien ! qu’il soit différent ! Je m’en fiche. Je le revendique ! Il aurait trois jambes et un seul œil que je le revendiquerais pareil. Tu voudrais quoi ? Un enfant estampillé normal ? On n’en peut plus de la norme ! Elle fabrique des petits ânes bâtés qui ânonnent et ne savent plus penser. Faut lui trousser le cul à la norme, la faire péter, la renverser ! Au diable toutes les mères flanquées de rejetons normaux ! Elles ne savent pas le trésor qu’on a chez nous, elles ne peuvent pas le savoir, elles portent des œillères. Alors que nous… Quel zéphyr ! Quelle félicité ! Quelle divine surprise à chaque heure du jour ! Allez, viens contre moi, ma replète, arrête de te centrifuger le sang, tu vas connaître l’ivresse, je vais te faire monter au Ciel, ma poupée, ma tendrelette, ma beauté magnifique, ma femme, mon toit, ma racine carrée, ma Pompadour lascive…

Et de mot en mot, Choupette s’alanguit, se dérida, finit par glousser, se laissa happer par son géant roux et ils escaladèrent en râles voluptueux et sinueux la grande échelle du plaisir.


Le lendemain matin, au petit déjeuner, ils reçurent un appel de l’avocat d’Henriette. Henriette Grobz, veuve Plissonnier, mère d’Iris et de Joséphine Plissonnier, mariée en secondes noces à M. Marcel Grobz, était prête à signer les papiers du divorce. Elle se rendait aux arguments de Marcel et ne demandait qu’une chose : conserver son nom.

— Et pourquoi elle veut garder ton nom, le Cure-dents ? demanda Josiane, méfiante, encore toute chiffonnée de sa nuit d’amour. Elle le détestait ce nom, il la faisait vomir. Ça sent l’embrouille, elle va encore nous jouer de l’entourloupe, tu vas voir…

— Mais non, ma délicieuse ! Elle se soumet, c’est le principal. Ne cherche pas la puce dans la cressonnière ! C’est fou, ça, dès qu’on se trémousse de bonheur, tu vois le diable et ses cornes.

— Comme si elle allait se transformer en agneau ! Je n’y crois pas une seconde. Le loup, il perd les poils, mais il perd pas le vice. Et elle en a à revendre du vice…

— Elle se rend, je te dis. Je lui ai fait mordre la poussière et avaler tous les flocons un par un, elle étouffe, elle demande grâce…

Marcel Grobz éternua, sortit de sa poche un mouchoir à carreaux et se moucha vigoureusement. Josiane fronça le nez.

— Et les mouchoirs en papier que je t’avais donnés ? C’est pour les mouches ?

— Mais Choupette, j’aime mon vieux mouchoir à carreaux…

— C’est un nid de microbes, une pouponnière à virus ! Et puis, tu as l’air de quoi ? D’un paysan en sabots.

— Je n’aurais pas honte d’être un paysan…, répliqua Marcel en rangeant son mouchoir dans la poche avant que Josiane s’en empare.

Elle lui en avait jeté une douzaine à la poubelle, la semaine précédente.

— Et ça veut payer un percepteur à son fils ! Et ça veut jouer les Sommets de La Mirandole ! On fera belle figure devant le puits de culture avec ton mouchoir et tes bretelles !

— Je vais m’enquérir dès ce jour où trouver cet homme-là, enchaîna Marcel, ravi que l’on change de sujet.

— Et prends des références ! Je ne veux pas d’un petit marquis poudré ni d’un barbu marxiste. Dégote-moi un bon vieux dictionnaire que je puisse piger quand il se met à jacter…

— Alors, t’es d’accord ?

— On peut dire ça comme ça… Mais j’attends de le voir avant de me prononcer. D’ici à ce que ce soit un espion du Cure-dents…

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