La Trompette n’en démordait pas : son tiroir avait été forcé.
— Mais quel tiroir ? demandait Chaval, assis en face d’elle, dans le restaurant qu’il avait choisi au 5, de la rue Poulbot, juste à côté de la place du Tertre.
Elle lui avait forcé la main. L’avait appelé dans l’après-midi. Avait gémi je ne vous vois plus, vous me délaissez, qu’ai-je fait pour mériter ce brusque dédain ? Il avait répondu mais rien, ma chère, rien, je suis préoccupé, c’est tout, ma pauvre mère qui faiblit, l’oisiveté qui me ronge, le temps qui passe… Les hommes disent que le temps passe, le temps dit que les hommes trépassent. La douleur est un chien qui ne mord que les pauvres… Il avait soupiré pour exprimer l’immensité de sa peine et justifier sa brusque volte-face. Elle avait insisté. Elle avait besoin de son aide. Un détail titillait sa conscience, il fallait qu’elle parle à un homme avisé. Chaval avait dressé l’oreille. Un détail concernant l’entreprise ? Oui, avait-elle soufflé dans le téléphone. Il l’avait aussitôt conviée à le retrouver quand huit heures sonneraient au clocher de la basilique au restaurant « La Butte en vigne ».
— Mais quel tiroir ? répéta Chaval qui ne voulait pas comprendre et comprenait trop bien.
— Celui de mon bureau… celui où je range les documents importants. Les codes personnels et secrets des comptes de M. Grobz. C’est ce dossier qui a été fouillé, j’en suis sûre.
— Mais non ! protestait Chaval. C’est impossible… René et Ginette veillent et il y a une alarme…
— Mon tiroir a été forcé, répétait la Trompette, les yeux vides devant le menu, son petit menton têtu pointé en avant. J’en suis sûre…
— Vous lisez trop de livres qui traitent de complots, de rapts, d’enlèvements… Il faut doucher cette imagination fiévreuse, lui dit-il en balayant ses propos d’un revers de la main. Lisez plutôt le code de l’administration des douanes, cela vous remettra sur pied !
— Vous croyez que j’affabule…
— Je ne crois pas, j’en suis sûr ! Allez ! Allez !
Puis se radoucissant :
— Tu as choisi, ma petite pêche dorée ?
Elle parcourait la carte des yeux sans la lire et reprenait :
— J’en suis sûre… Je pose toujours un taille-crayon sur le O de Grobz… Et ce matin, quand j’ai ouvert le tiroir, le taille-crayon était sur le A de Marcel. Il n’a pas pu se déplacer tout seul !
— Choisis un plat et une entrée, petite pêche dorée ! Oublie le bureau… Ce n’est pas très flatteur pour moi de transporter tes soucis de travail dans cet endroit enchanteur où je comptais te bercer de mes mots doux ! Regarde la pauvre tête que tu fais ! Si tu crois que c’est agréable !
Il refermait le menu d’un geste agacé.
Denise Trompet baissait la tête. Se forçait à déchiffrer la liste des plats. Souriait en lisant le nom d’une entrée qui s’appelait « Œufs en couilles d’âne à la façon creusoise ». Baissait les épaules, soupirait.
— Ça a l’air très bon…
— Et ça l’est ! Tu as choisi ?
— Pas encore…
Chaque matin, quand elle arrivait au bureau, elle enlevait la petite clé pendue à son cou et ouvrait le tiroir pour en sortir les dossiers dont elle avait besoin. Chaque matin, elle vérifiait que le taille-crayon noir à deux orifices se trouvait bien sur le O de Marcel Grobz et chaque matin, elle était rassurée. La hantise d’un vol, d’une mise en accusation pour détournement d’argent, pour infraction et délit, disparaissait. Elle s’asseyait, soufflait, rassurée : elle ne revivrait pas la honte de la fermeture du Cochon d’or et le blason de l’Auvergne, d’or au gonfanon de gueules bordé de sinople, ne serait pas à nouveau souillé.
Elle leva la tête, désemparée, et tenta de se justifier :
— Vous ne pouvez pas comprendre ce que j’ai vécu, enfant… Cette honte marquée au fer rouge sur mon front… Je ne veux jamais revivre ça. Jamais !
Son visage s’empourprait, son regard devenait étrangement fixe et hagard. Chaval la dévisageait, inquiet.
— Mais ce n’est rien ! La femme de ménage a donné un coup d’aspirateur trop fort ou a voulu déplacer le bureau pour ramasser un papier…
— C’est impossible ! Il pèse une tonne ! Personne ne peut le déplacer ! M. Grobz en riant l’appelle mon Fort Knox…
— Ou c’est vous qui avez ouvert le tiroir brusquement…
— Impossible aussi ! Je fais très attention…
— Vous avez donc décidé de nous gâcher la soirée, Denise ! disait-il sévèrement en détournant le visage.
Les joints épais et gris entre les grosses pierres des murs lui évoquaient la prison et lui donnaient envie de fuir.
— Oh ! Non, s’excusait-elle précipitamment. Je suis si heureuse que vous m’ayez invitée ici…
— Alors, n’en parlons plus, voulez-vous ? Cessez ces enfantillages. Vous avez choisi ?
Elle baissait la tête, vaincue, énonçait au hasard de la carte une salade limousine aux châtaignes et une daube de bœuf.
— Parfait, sifflait Chaval. Nous allons pouvoir commander…
Il faisait signe au garçon et lissait son trait de moustache de l’ongle du pouce. Mal à l’aise, énervé. Je les mérite grandement mes 50 %, se disait-il en pensant à Henriette et en observant le décolleté tremblant de la Trompette, le fin collier de perles qui pesait sur la chair molle et faisait une marque rouge. Henriette avait fini par accepter ses conditions. Cela n’avait pas été facile, elle avait opposé une résistance farouche aux pieds de la Vierge Marie et des glaïeuls frais qu’il avait déposés en entrant. S’était débattue comme l’Avare couché sur sa cassette. Avait poussé des couinements hideux en tremblant de tous ses membres, vous me dépouillez, vous immolez une vieille femme spoliée, une pauvre gueuse qui n’a plus que ses yeux pour pleurer. Elle poursuivait son monologue de martyre et Chaval la fixait d’un œil glacé.
— Et n’essayez pas de me tromper ! Je vous ai à l’œil, avait-il conclu en se levant. Vous me ferez un virement tous les quinze jours, je vous ferai parvenir mon RIB.
Il avait claqué les talons de ses santiags sur les dalles de l’église et s’était éloigné. Avait quitté une vieille femme en pleurs pour une vieille fille aux aguets.
Mais qu’ai-je fait pour mériter cette infortune ? gémissait-il en pinçant ses lèvres fines.
La Trompette, face à lui, tentait de faire bonne mine et d’oublier ses craintes. Elle portait une robe hideuse, taillée dans de vieux rideaux qu’on aurait décrochés des tringles d’un château en ruine. Deux manches gigot lui donnaient l’allure d’une dinde éplorée. Ses maigres cheveux se plaquaient en sueur sur ses tempes clairsemées. Elle a des taches partout, ce soir, se dit-il, dégoûté. C’est l’émotion, elle se voit jetée aux fers, dans le fond d’un cachot, et des rats lui grignotent les chevilles. Elle chiffonnait sa serviette, muette et butée. Chaval pouvait l’entendre penser. Le tiroir, les dossiers, le taille-crayon, le O de Grobz, le A de Marcel, « Le Cochon d’or » qui se mettait à grouigner, lui rappelait l’infamie du père, le supplice de la mère, l’exil rue de Pali-Kao, tout revenait à la mémoire de la pauvre fille.
— Vous êtes bien silencieuse, je trouve, lâcha-t-il en dardant sur elle un regard de maître offensé.
— Excusez-moi, je n’ai plus toute ma tête… C’est que je redoute tant que se répètent les scènes de mon enfance ! Oh ! J’en mourrai ! J’en mourrai ! Vous m’entendez ? Vous ne savez pas ce que c’est que les doigts qu’on pointe sur vous, les regards qui vous salissent, les murmures dans votre dos, les accusations… Vous êtes trop noble pour avoir connu ça…
— Arrêtez donc de fabuler, Denise…
Le sommelier présentait la carte des vins. Chaval détailla la liste des crus. Je vais en choisir un fort en alcool et en soleil afin de la réduire au silence. Il indiqua du doigt un vin espagnol à 14 % et le sommelier, surpris par ce choix, s’inclina lentement.
— Vous allez voir, c’est un cépage délicieux…
— Je sais ce que je vais faire, dit soudain Denise Trompet, émergeant de sa douloureuse léthargie. Je vais dire à M. Grobz de changer les codes de ses comptes… Oui, c’est cela ! Je dirai qu’il est bon de le faire régulièrement, que c’est une précaution nécessaire par ces temps de piratages. Il m’écoutera, il me laissera même le soin de choisir les nouveaux chiffres, il est si préoccupé, en ce moment… Le pauvre homme ploie sous le travail…
Chaval réfléchit à toute allure. Voilà une information intéressante ! se dit-il en observant le menton mou de Denise qui tremblait d’excitation. Elle a donc la confiance totale du Vieux ! Le pouvoir de changer les codes… Cette arme qu’elle met à ma disposition innocemment. Je vais laisser la vieille bique faire joujou quelque temps avec les comptes et puis je soufflerai à la Trompette l’idée de modifier les codes et je garderai les nouveaux pour moi… Je lui dirai aussi de changer les chiffres de l’alarme. Ainsi Henriette Grobz sera éliminée. À moi les 100 %, les cabriolets Mercedes, les filles qu’on renverse, qu’on froisse dans une débauche de lingerie fine, de chairs élastiques, de petits cris voluptueux, de coups de boutoir furieux…
Il bomba le torse à l’idée de cet avenir radieux.
Mais il lui fallait, auparavant, écarter le danger qui taraudait la Trompette.
— Je vais tout vous dire, Denise… Puisque vous persistez à vous torturer… C’est moi qui suis allé fouiller dans votre tiroir…
— Vous !
— Oui, ma petite pêche dorée… c’est moi ou plutôt, mon démon… Vous vous rappelez le soir où je vous ai confisqué votre clé…
— Oui…, balbutia la Trompette, effarée.
— J’ai cru, ce soir-là, que vous me mentiez… Que vous cachiez dans ce bureau des lettres tendres, les déclarations d’un rival qui soupirait à vos pieds. Ce soir-là, après que vous avez disparu, douce, légère, dans la bouche du métro, je suis allé dormir à l’hôtel pour ne pas réveiller ma chère maman. Quand je dis dormir…
Il poussa un long soupir d’homme torturé.
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Chaque fois que le sommeil me gagnait, je me réveillais en sursaut et voyais face à moi un rival me narguant, riant de mes rêves pieux, de mes vœux ardents… Alors j’ai commis un crime. J’ai fait faire un double de la clé et je me suis promis d’aller visiter, un soir, ce tiroir…
La Trompette tressaillit. C’était si romantique, si émouvant. Ce bel homme fringant, l’objet de tous ses désirs, de tous ses rêves, imaginait qu’un autre homme lui disputait ses faveurs…
Sa main trembla et elle murmura :
— Vous m’aimez donc…
— Si je vous aime ! s’exclama Chaval, faussement outré. Je ne vous aime pas, je vous vénère, vous êtes ma madone, ma vierge indomptable, ma palpitante douleur…
Pour la première fois de sa vie, Denise se sentit au bord de l’évanouissement. Il allait lui demander sa main… Et si elle persistait à le repousser, à ruminer de sombres pensées qui l’éloignaient de lui, il l’accablerait de toute sa colère. Il s’en irait en claquant la porte et elle courrait se réfugier dans sa chambre pour se cogner la tête contre le mur jusqu’à le faire s’écrouler…
— Oh ! Bruno… Ne me dites pas que…
— Si… Denise, je vous aime, je vous veux, je vous désire, je brûle pour vous d’un feu implacable et je suis allé fouiller dans ce tiroir infâme afin de pouvoir brandir les preuves de votre trahison. La jalousie est une maîtresse insatiable. Elle vous tient, elle vous harcèle, elle creuse en vous un noir torrent de boue… Je me suis laissé emporter par cette boue. J’ai plongé la main dans la fange et j’ai ouvert le tiroir…
Il exhiba sa longue main blanche aux ongles manucurés de frais. La fit tourner sous les yeux pleins de larmes de Denise.
— Je n’ai rien trouvé ! Ce fut mon châtiment. J’ai été doublement infâme. J’ai douté de vous et je vous ai troublée en déplaçant le taille-crayon… Me pardonnez-vous, cher ange ?
— Bruno… Oh ! Bruno…
Elle sentit un frais zéphyr lui parcourir le corps, elle haleta, portant la main à sa gorge. Elle vit tout tourner et agrippa le bord de la table pour ne pas tomber.
Chaval attrapa sa main et la porta à ses lèvres.
Dès que les lèvres de Bruno touchèrent sa peau, son corps fut foudroyé de plaisir comme celui d’un enfant qui goûte à un morceau de sucre pour la première fois de sa vie…
— Pardonnez-vous au démon qui hante mon cœur ?
— Vous êtes mon ange…
— J’ai souffert, Denise, j’ai souffert… Vous me croyez ?
Elle hocha la tête faiblement.
— Vous ne m’en voulez pas ?
Elle fit signe que non et revint à elle au prix d’un terrible effort.
— Vous m’aimez ! Vous m’aimez ! Dites-le-moi encore… Je ne m’en lasse pas.
Il la regarda sans rien dire et elle prit ce silence pour une nouvelle déclaration.
— Oh ! Bruno, je ferai tout pour vous… Tout pour vous rassurer, vous rendre votre fierté d’homme. Je travaillerai, je ferai des ménages, je serai fille de joie, porteuse d’eau, tâcheronne, acrobate, cracheuse de flammes, je serai l’escabeau qui vous mènera à la gloire, le paillasson sur lequel vous essuierez vos pieds ailés, votre humble servante, je serai celle que vous voudrez… parlez ! Je vous obéirai…
Diable ! se dit Chaval. La vieille fille démarre au quart de tour ! Un grondement sourd s’échappa de sa poitrine.
— Vous pensez vraiment tout ce que vous dites, mon aimée ?
— Je le pense et je m’engage à vous honorer toute ma vie en épouse fidèle et dévouée…
Bruno Chaval tiqua au mot « épouse ». Oh là là ! Que me chantez-vous là ? Vous allez un peu vite en besogne, il me semble… Dans quels liens je me jette et m’empêtre ? Il faut que je mette le frein…
Il ne trouva pas le frein et la Trompette, enfiévrée, ardente, le dévora des yeux toute la soirée en laissant de côté la salade limousine et la daube de bœuf.
Lorsqu’ils se furent levés et eurent quitté « La Butte en vigne », elle se colla à lui au premier réverbère, renversa sa gorge molle, lui offrit sa bouche fripée. Le vin espagnol avait opéré au-delà de tous les espoirs de Chaval.
— Viens, viens, murmura-t-elle en l’enveloppant de ses deux bras avides. Porte-moi jusqu’à ma couche et oublions l’instant, oublions tout… Je veux vibrer sous tes caresses… Je veux adorer chaque centimètre carré de ta chair et te marquer de ma moiteur brûlante.
Il la raccompagna, effrayé, jusqu’à la rue de Pali-Kao.
Elle ne tenait plus debout et divaguait.
Elle couina faiblement lorsqu’il voulut se déprendre. Appuya tout son corps contre le sien. Protesta ne me laisse pas, enfourche-moi et gémit encore, pesant sur lui comme une ventouse molle. Il tenta de se débattre. Elle le reprit, balbutia à son oreille…
Glisse en moi, pénètre mon corps de vierge qui t’attend, fais-moi gémir, fais-moi trembler, éperonne mon intimité de ton dard brûlant…
Elle nouait son corps autour du sien, se frottait contre lui, râlait, poussait des cris, des soupirs, se tordait. Il ne savait que faire de ce corps en chaleur qui se répandait sur lui. Il songea au tiroir, à la clé, se dit qu’il fallait une bonne fois pour toutes la clouer au pilori du plaisir afin qu’elle oublie définitivement l’épisode du tiroir violé.
Il la suivit chez elle, la renversa sur son lit, éteignit la lumière, lui écrasa un oreiller sur le visage et d’un coup de boutoir, sans songer un instant qu’elle était vierge encore, ouvrit entre ses reins un passage interdit…
Il songeait à la clé, il songeait à l’argent, il songeait aux 100 % qui bientôt lui reviendraient, il songeait au cabriolet Mercedes gris fumé, aux sièges rouges, aux petites culottes des filles qui s’y frotteraient… Il se disait que ce n’était pas cher payer que de donner quelques coups de reins furieux dans une vieille fille qui se débattait sous l’oreiller.
Il redevint l’homme fatal, l’homme brutal, plein de morgue et de sève, vibrant comme une arbalète tendue, qu’il était autrefois…
Avant que l’incandescente Hortense ne vienne voler le feu entre ses reins…
À peine avait-il évoqué le prénom de sa bien-aimée que son membre se rétracta, devint mou, flasque, se mit à pendre lamentablement entre les cuisses de la Trompette qui, renversée sous le coussin, haletait de plaisir et tutoyait Dieu…