Joséphine croisa M. Boisson à la pharmacie.
Il attendait dans la file des clients, les cils baissés sur de pâles joues blanches. Elle se tenait derrière lui. Du Guesclin patientait sur le trottoir ; il veillait sur le caddie. C’est pour toi que je vais faire la queue, pour ton oreille endolorie, alors tu attends sagement et tu ne gémis pas !
Elle tenait l’ordonnance du vétérinaire à la main quand elle avait remarqué la nuque de l’homme devant elle. Elle aimait détailler les nuques d’homme. Elle prétendait qu’on pouvait y lire l’âme de leur propriétaire. Cette nuque l’avait émue. On aurait dit une nuque de vaincu. Des cheveux rasés de près, dessinés au scalpel, la peau rougie par endroits, irritée, les oreilles fines, translucides, la tête inclinée vers le bas. L’homme avait toussé, une toux rauque qui déchirait les côtes ; il avait porté la main à sa bouche, s’était détourné sur le côté et elle avait reconnu M. Boisson. La bouche aux lèvres serrées qui ne souriait jamais. Elle avait songé un instant poser sa main sur son épaule et lui dire on se connaît, vous ne le savez pas, mais on se connaît… Cela fait plusieurs mois que je vis avec vous, que je lis vos peines et vos émois… mais elle s’était retenue. C’était étrange, néanmoins, de se trouver si près de cet homme dont elle pouvait entendre battre le cœur sous chaque mot dans le carnet noir. Elle avait eu si souvent envie de le conseiller, de le consoler.
Elle s’était contentée de fixer la nuque sans rien dire. Il continuait à tousser et se cachait dans sa main. Elle avait aperçu de très beaux boutons de manchettes en perles blanches. Un cadeau de Cary Grant ?
Il s’était avancé pour se faire servir. Il portait son manteau beige version printemps-été en toile légère. Identique à celui de Mme Boisson. Il avait tendu une ordonnance longue comme trois pages de missel ; la pharmacienne lui avait demandé s’il lui fallait tout tout de suite ou s’il pouvait revenir dans l’après-midi. Il avait répondu qu’il attendrait et s’était rangé sur le côté. Joséphine avait croisé son regard, lui avait souri… Il l’avait regardée, étonné. Avait relevé son col comme pour passer inaperçu. Elle avait remarqué qu’il était très maigre, presque émacié.
Garibaldi avait confirmé l’hypothèse soulevée par Iphigénie.
Petit Jeune Homme s’appelait M. Boisson.
Il lui avait lu au téléphone la fiche que lui avait remise son contact aux Renseignements généraux.
— Il n’y a pas grand-chose, madame Cortès. À mon avis, elle n’a été établie que parce qu’il a appartenu deux ans au gouvernement Balladur, puis deux ans encore à celui d’Alain Juppé. Je vous lis donc ce que j’ai… M. Boisson Paul. Né le 8 mai 1945 à Mont-de-Marsan. Père P-DG aux Charbonnages de France. Mère sans profession. Ancien élève de l’École polytechnique promotion 1964. Ce qui signifie qu’il est entré à Polytechnique en 1964…
— Il en est sorti quand ? avait demandé Joséphine.
— Juin 1967 et il a été engagé aussitôt aux Charbonnages de France, sans doute pistonné par son père. Ce n’est pas un aventurier, votre homme ! Il suit les traces de son papa sans protester…
— Il devait être désespéré…
— Il n’a pas beaucoup fait parler de lui. Aucune appartenance à un parti politique, à une association ou à un syndicat. Il ne possède même pas une carte de bibliothèque ! Il est dégoûté de la vie ou quoi ?
— Le pauvre…, avait compati Joséphine.
— En 1973, lors d’une réunion d’anciens X, il rencontre Antoine Brenner, étoile montante de l’UDR. Très bel homme… Grand, sportif, élégant. Il apprécie les hommes séduisants, votre protégé. Je me trompe ?
Joséphine n’avait pas répondu.
— Ce dernier le remarque et les deux hommes se revoient. Ils travaillent ensemble sur différentes missions et semblent proches, même s’ils continuent à se vouvoyer et ne se reçoivent jamais en famille. Lorsque Antoine Brenner est nommé ministre de l’Environnement en 1993, il fait appel à notre homme pour être son chef de cabinet. M. Boisson passera au ministère deux années qui semblent heureuses. Il paraît tout à fait dévoué à Brenner. Puis en mai 1995, dans le nouveau gouvernement Juppé, Antoine Brenner est nommé ministre délégué, chargé des Affaires européennes ; il garde Paul Boisson à ses côtés. Ensuite, leurs chemins se séparent et M. Boisson est nommé… Et là, je vous prie de garder votre sérieux…
— Je reste de marbre…
— Directeur technique de la société Tarma, dont le siège est à Grenoble…
— Cela n’a rien de drôle !
— Spécialisée dans les transports par câbles pour les personnes et les matériaux…
— Toujours pas drôle !
— Je traduis : une société de remonte-pentes pour stations de sports d’hiver… M. Boisson est tout sauf un ambitieux ou un intrigant ! Passer des ors de la République à la ferraille des remontées mécaniques, ce n’est guère enivrant… et en aucun cas, une promotion.
— Cela ne m’étonne pas, c’est un sentimental…
— Justement, parlons-en de sa vie sentimentale…
— Sa femme s’appelle Geneviève, je suppose…
— Sa première femme. Il s’est marié à vingt-deux ans avec Geneviève Lusigny… Morte d’une leucémie, dix ans plus tard. Union restée sans enfants. Remarié à Alice Gaucher en 1978, sans profession, dont il a eu deux fils…
— Que je connais de vue…
— Rien d’autre à signaler. Morne vie, morne carrière, morne plaine, morne destin… Ce ne doit pas être non plus un voisin bruyant. Il n’y a même pas une plainte contre lui pour tapage nocturne ! Vous voulez que je vous dise, madame Cortès, votre Petit Jeune Homme a vécu intensément les trois mois de tournage du film Charade, ensuite il a hiberné… À dix-sept ans, il s’est retiré de la vie ! Je ne vois pas très bien comment vous allez faire un roman de tout ça…
— Parce que vous n’avez pas lu son carnet intime ni la vie de Cary Grant…
— En tout cas, je suis heureux de vous avoir aidée et si vous avez besoin d’autre chose, n’hésitez pas. Je serai toujours là…
Joséphine avait demandé les gouttes pour Du Guesclin, était remontée chez elle, avait ouvert le carnet noir. Sous les mots hésitants de Petit Jeune Homme, elle apercevait maintenant la nuque courbée, fragile de M. Boisson qui toussait dans son gant.
« Aujourd’hui, 18 janvier, c’est son anniversaire. Il a cinquante-neuf ans. Il y a eu une fête sur le plateau. Un gros gâteau avec vingt bougies. Vingt bougies ! Parce que, a lancé le producteur pour nous, Cary, vous êtes et vous serez toujours un jeune homme ! Il a remercié en faisant un petit discours très drôle. Il a commencé en disant qu’il avait atteint l’âge vénérable où ce n’est plus lui qui court après les femmes, mais les femmes qui lui courent après ! Et que c’était bien agréable… Tout le monde a ri. Il a ajouté qu’à presque soixante ans, il était toujours aussi niais et il se demandait vraiment comment il avait pu faire carrière ! Il avait récemment refusé le rôle de Rex Harrison dans My fair Lady, après celui de James Mason dans A star is born, de Gregory Peck dans Vacances romaines, de Humphrey Bogart dans Sabrina, de James Mason dans Lolita et je m’arrête là, il a conclu, sinon vous allez penser que je suis un terrible ringard ! Tout le monde a applaudi et protesté. Il avait encore mis l’assistance dans sa poche…
Depuis qu’il s’est confié à moi, il n’est plus le même. On dirait qu’il me fuit. Il me fait des signes de loin, mais s’arrange toujours pour ne pas être seul avec moi. Je me suis cassé la tête pour lui faire un cadeau… et je crois bien avoir fait le cadeau le plus stupide du monde. Je lui ai offert une écharpe. Une belle écharpe en cachemire qui vient de chez Charvet… Toutes mes économies y sont passées.
Une écharpe !
Pour un type qui habite Los Angeles !
Les gens de l’équipe ont eu un petit sourire narquois en apercevant mon cadeau.
Il m’a remercié, a replié l’écharpe dans sa boîte.
J’ai bafouillé une excuse. Il a souri et il a dit don’t worry, my boy ! Parfois, il fait frais à Hollywood… Et puis je la mettrai à Paris.
Il part bientôt, je le sais. Je l’ai vu sur son planning. Il ne lui reste plus que deux jours de tournage…
J’ai enfin réussi à l’approcher. Je devais avoir l’air sinistre parce qu’il a posé sa main sur la mienne et a dit :
— Tu as un problème, my boy ? Ça ne va pas ?
— Vous partez bientôt…
— Il ne faut pas être triste… Tu es triste, vraiment ?
— Pourquoi vous me le demandez ?
— Il ne faut pas, my boy… Je vais partir, je vais retrouver ma vie et toi, la tienne. C’est un sacré chemin que tu commences ! Mais regarde ce que tu me forces à faire ? À devenir sérieux ! Allons ! Allons !
J’ai senti mon cœur se tordre lentement.
— Vous allez vraiment partir, n’est-ce pas ?
Il a haussé un sourcil étonné comme il le fait à l’écran. J’ai eu l’impression qu’il jouait un rôle.
— Oui, je vais partir et tu vas rester… Et notre amitié demeurera un merveilleux souvenir… Pour toi et pour moi.
Je devais avoir l’air spécialement misérable et cela a dû l’irriter.
— Come on, smile !
— Je ne veux pas de souvenir, je n’ai pas l’âge des souvenirs… Je veux rester avec vous. Emmenez-moi avec vous ! Je serai votre secrétaire, je porterai vos valises, je conduirai votre voiture, je repasserai vos chemises, je ferai n’importe quoi pour vous… J’apprendrai, je n’ai que dix-sept ans, on apprend vite à mon âge.
— Allez, allez ! Ne dramatise pas… C’était une belle rencontre, un beau moment… Ne gâche pas tout.
J’ai entendu ces mots et c’était comme si je sautais dans le vide, que je tombais, tombais et cherchais un arbre, une racine où me rattraper, il va partir, il va partir et je vais rester. Et mon avenir ? Je ferai Polytechnique et je me marierai. Avec n’importe qui puisque maintenant ça m’est bien égal. Je garderai Geneviève, elle au moins, elle sait, elle a deviné, je pourrai respirer sur elle le parfum de mon amour défunt. Je pourrais lui raconter encore et encore quand j’étais avec lui, quand je parlais avec lui, quand je buvais du champagne avec lui, quand je regardais les toits de Paris avec lui… Je ferai Polytechnique et j’épouserai Geneviève. Puisqu’il part et qu’il n’en éprouve aucun chagrin, aucune déchirure.
— Come on, my boy ! il a répété, agacé.
J’ai eu l’impression d’avoir fait une terrible faute de goût et je me suis senti presque sale…
Il a filé avec son chauffeur pour regagner l’hôtel et je suis resté comme un idiot, les yeux embués de larmes.
Je me suis détesté… Quel manque de panache ! Quel manque d’élégance !
Je l’ai regardé partir. Je ne savais plus rien de lui à ce moment précis. C’est comme si tout ce qu’on avait vécu, toutes ces merveilleuses confidences qu’il m’avait faites n’avaient jamais existé. Il tournait la page, il passait à autre chose.
Pour la première fois, je me suis senti de trop. Je me suis senti à côté. J’ai eu l’atroce impression que j’avais fait mon temps.
Et c’était horrible.
Avant de partir, j’ai aperçu, posée sur le coin d’une table, la boîte dans laquelle se trouvait mon écharpe.
L’écharpe était restée dedans…
23 janvier 1963. Le jour le plus triste de ma vie. Je ne sais pas comment je trouve encore la force d’écrire…
Quand je suis revenu de la fête pour son anniversaire… Ça a été le drame à la maison. Le directeur de ma prépa avait appelé mes parents pour leur faire part de mes nombreuses absences. Votre fils ne travaille pas, il est absent souvent, sans excuse, sans raison valable, on ne peut plus le garder. Mon père était furieux. Il serrait les dents si fort que j’ai cru qu’il allait les broyer. Maman pleurait en disant que j’étais fichu, qu’on ne ferait jamais rien de moi, que j’allais devoir partir à l’armée ! Ils m’ont enfermé dans ma chambre et j’ai passé deux jours sans sortir, sans voir personne, sans pouvoir téléphoner. Et je me disais que c’étaient ses deux derniers jours à Paris ! Ça me rendait malade ! Malade ! Je ne pouvais pas sortir par la fenêtre, on habite au sixième étage ! Rien, je ne pouvais rien faire…
J’étais prisonnier.
Papa est allé voir le directeur. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais il paraît qu’il m’a donné une dernière chance. Tu parles d’une chance !
J’ai eu le droit de sortir, mais l’interdiction formelle de retourner sur le tournage.
De toute façon, je n’y serais pas allé, je savais qu’il était fini…
Je me demandais juste s’il était déjà parti ou s’il avait prolongé son séjour à Paris. S’il traînait sur le quai aux Fleurs. C’était sa promenade préférée.
Alors hier soir, j’ai couru à son hôtel à la sortie des cours, j’ai couru, couru…
Le concierge m’a dit qu’il était parti, mais qu’il avait laissé une lettre pour moi. Il m’a tendu une enveloppe qui portait le nom de l’hôtel.
Je l’ai pas ouverte tout de suite.
J’avais le cœur qui battait trop fort…
Je l’ai lue, le soir, dans ma chambre.
“My boy, retiens ceci : on est seul responsable de sa vie. Il ne faut blâmer personne pour ses erreurs. On est soi-même l’artisan de son bonheur et on est parfois aussi le principal obstacle à son bonheur. Tu es à l’aube de ta vie, je suis au crépuscule de la mienne, je ne peux te donner qu’un conseil : écoute, écoute la petite voix en toi avant de décider quel sera ton chemin… Et le jour où tu entendras cette petite voix, suis-la aveuglément… Ne laisse personne te détourner de ton chemin. N’aie jamais peur de revendiquer ce qui te tient à cœur.
C’est ce qui sera le plus dur, pour toi, parce que tu penses tellement que tu ne vaux rien, que tu ne peux pas imaginer un futur radieux, un futur qui porte ton empreinte… Tu es jeune, tu peux changer, tu n’es pas obligé de répéter le schéma de tes parents…
Love you, my boy…”
Je l’ai lue plusieurs fois. Je ne voulais pas croire que je ne le verrais plus. Il ne me donnait rien, pas une adresse, pas une boîte postale, pas un téléphone. Je n’avais aucun moyen de le retrouver.
J’ai pleuré, pleuré…
Je me suis dit que ma vie était finie.
Et je crois bien qu’elle est finie.
25 décembre 1963. Charade vient de sortir aux États-Unis. J’ai lu les articles dans les journaux. C’est un énorme succès. Des milliers de personnes ont fait la queue dès six heures du matin devant le Radio City Music Hall sur la 6e Avenue pour avoir une place. Il faisait froid, il pleuvait et ils attendaient…
J’ai lu dans le journal une interview de Stanley Donen qui parlait de lui. “Il n’y a aucun acteur comme Cary Grant. Il est unique. Il n’y a aucune fausse note dans son jeu. S’il projette facilité et confiance en soi, si ça a l’air si facile, c’est qu’il est extrêmement concentré. Qu’il a tout préparé… On ne sent aucune peur en lui quand il joue. Ses scénarios sont toujours remplis de milliers de notes. Il détaille tout minute par minute. Le détail, c’est là où il excelle. Sont talent n’est pas un don de Dieu, c’est une somme énorme de travail…”
Et j’ai eu l’impression qu’il m’échappait définitivement…
Lu aussi une réflexion de Tony Curtis. “On apprend plus en regardant Cary Grant boire une tasse de café qu’en six mois dans un cours de théâtre…”
Qu’est-ce que j’ai appris de lui ?
Qu’est-ce que j’ai appris de lui ? »
C’étaient les derniers mots du carnet noir. Joséphine le referma et pensa qu’elle avait beaucoup appris, avec Cary Grant.
Zoé s’était enfermée dans sa chambre avec Emma, Pauline et Noémie. Elles mettaient au point l’exposé sur Diderot qu’elle devait présenter le lendemain matin devant la classe et Mme Choquart.
Elle ne voulait pas démériter. Elle aimait trop Mme Choquart.
Affalée sur son lit, elle pensait à Diderot.
Et à Gaétan.
Gaétan ! Depuis qu’ils avaient parlé pour de vrai, ils filaient l’amour parfait. Elle se faisait une liste de « Je veux… et je veux pas ». C’était un jeu. Plus la liste était longue, plus elle avait l’impression que son amour était grand, fort, éternel. Je veux pas que ça diminue, notre amour. Je veux que ça soit toujours le début, les chansons dans la tête, le cœur qui décolle, la vie en rose pour de vrai. Je ne veux pas me lasser. Je veux l’aimer le plus longtemps possible. Je ne veux pas de hauts et de bas. Je veux rester à cent mille mètres d’altitude. Twist and shout, come on, come on, baby now. Je veux illustrer l’amour, le grand amour, comme Johnny Depp et Vanessa Paradis in love pour la vie.
Ses copines gribouillaient leurs fiches de lecture.
Elles avaient choisi Diderot comme sujet de leur TPE. Choisi d’illustrer son anticonformisme et sa langue acérée.
Je crois que je suis folle de Diderot, songeait Zoé en relisant ses notes. Il dézingue tout le monde. Il dézingue Lully, Marivaux, dit le plus grand mal de Racine sur le plan humain, « fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant ». Oui mais, il ajoute… « dans mille ans d’ici, il fera verser des larmes ; il sera l’admiration des hommes dans toutes les contrées de la terre. Il inspirera l’humanité, la commisération, la tendresse ; on demandera qui il était, de quel pays et on l’enviera à la France. Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus, auxquels nous ne prenons presque aucun intérêt. Il eût été mieux sans doute qu’il eût reçu de la nature les vertus d’un homme de bien, avec les talents d’un grand homme. C’est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage ; qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds ; mais il a porté sa cime jusque dans la nue ; ses branches se sont étendues au loin ; il a prêté son ombre à ceux qui venaient et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux ; il a produit des fruits au goût exquis et qui se renouvellent sans cesse[29] ».
Elle aimait le verbe de Diderot. Elle aimait l’usage du point-virgule chez Diderot.
— On commence par les Salons ? demanda Emma.
— Oui… Fragonard ?
— Et je montre une reproduction quand Pauline parle…
— « C’est une belle et grande omelette d’enfants, lut Pauline, il y en a par centaines, tous entrelacés les uns dans les autres. Cela est plat, jaunâtre, d’une teinte égale, monotone et peint cotonneux. Les nuages répandus entre eux sont pareillement jaunâtres et achèvent de rendre la composition exacte. Monsieur Fragonard est diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et point brûlée. » C’est méchant, non ? conclut Pauline qui avait un bon fond et répugnait à critiquer.
— Il devait être déballé, Fragonard.
— Je crois bien que je vais acheter tous les tomes des Salons tellement j’adore chaque mot, chaque phrase, je voudrais que ça ne finisse jamais, et ça ne finit jamais puisque c’est un livre énorme ! s’exclama Zoé.
— Oh, toi et les livres ! ricana Emma. On dirait que tu n’en lis jamais assez…
— Zoé ignore la mesure, dit Noémie en allumant une cigarette.
— Pas dans ma chambre ! s’écria Zoé. Maman veut pas que je fume !
— On ouvrira la fenêtre en grand…
— Je peux m’en rouler une alors ? demanda Emma.
Zoé ne répondit pas. Seule contre trois, elle ne ferait pas le poids.
Gaétan avait promis un long mail pour ce soir…
Diderot, Gaétan, un long mail… Elle était la plus heureuse des filles.
Quand ses amies furent parties, elle ouvrit grand la fenêtre, changea de chemisier, se regarda dans la glace et aima ce qu’elle vit. C’était un bon signe. Un jour, on se mire dans la glace en chantant avec une brosse à cheveux et en se trémoussant, le lendemain, on se jette un coup d’œil et on se sent Chamallow grillé.
Elle alla s’asseoir devant son ordinateur et ouvrit sa messagerie.
Le mail de Gaétan était le premier…
Pour les choses graves, il préférait écrire que parler. Il disait que parler, c’était difficile. Cela supposait qu’on soit deux face à face et que l’autre vous regarde en train de tout déballer. Alors qu’écrire, on pouvait imaginer qu’on était tout seul, qu’on se parlait à soi-même, que personne n’écoutait.
Lui aussi, il avait des examens de fin d’année.
Ce matin, c’était géographie.
« J’ai pas vraiment réussi, mais c’est pas grave. La géo, c’est pas mon truc. J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai travaillé, ça sert à rien de regretter ! Maintenant je sais que je suis capable de travailler beaucoup et que ça me plaît. Que demande le peuple ? Je suis capable de réussir quand même, non ? Je te raconte le reste ? Bah oui… je te raconte. Ce matin, je me lève et maman était debout ; et avant que je parte, elle m’a demandé de venir la voir. Et là, elle m’a dit des choses qui m’ont chamboulé le cœur. Des trucs qu’elle m’a jamais dits, qui me changent, qui… Waouw, quoi. Elle me regarde comme ça, elle était en train de boire son café, elle me dit qu’elle veut plus que je m’occupe d’elle, qu’elle va bien, qu’elle m’aime et qu’elle veut que je sois heureux et que juste, elle peut pas être heureuse si je le suis pas. Et ça c’est top. C’est comme si j’étais libéré. Et maman qui me dit ça, c’est Waouw, genre waouw, quoi. Je peux pas expliquer, c’est comme si je pouvais grandir vraiment quoi. C’est géantissime. Bien sûr, ça ne m’empêche pas de flipper pour maman. Mais pas de la même manière, pas comme si elle dépendait de moi… Même si je sais qu’elle dépend de moi. Parce que Charles-Henri, il se la joue perso et il va partir et Domitille aussi. Elle va aller en pension l’année prochaine… C’est décidé. Elle dit qu’elle ira pas, qu’elle fera des fugues tout le temps, mais bon, c’est décidé. Alors, il ne restera plus que maman et moi. Et même si elle dit qu’elle peut tenir debout toute seule, moi, je sais qu’elle aura toujours besoin de moi… Elle peut pas s’en sortir toute seule, elle le sait pas, mais je le sais moi. Je ne suis pas responsable que de ma vie. Si je laisse maman toute seule, elle est finie.
Alors, je veux qu’on retourne à Paris. Je n’en peux plus d’être ici avec les grands-parents sur le dos et toute la ville qui te regarde quand tu fais une connerie. Ils ont rien d’autre à faire, les gens ici, que de cancaner sur les autres… Que de ricaner quand ils sortent des clous. Et nous, c’est sûr, on sort souvent des clous… Et dis Zoé, c’est normal de faire des conneries, non ? Même quand on est adulte comme maman… Alors on va partir tous les deux. On va retourner à Paris. Je ne sais pas très bien où on ira parce que maman, elle n’a pas beaucoup d’argent. Elle dit qu’elle est prête à travailler comme vendeuse dans une boutique, qu’elle a l’éducation pour, qu’elle pourrait vendre, par exemple des bijoux fantaisie ou des montres. Elle aime beaucoup les montres. Ça la rassure, je crois. Le mécanisme des montres, je veux dire… Alors elle va chercher une place de vendeuse de montres et on prendra un petit appartement tous les deux. Et on pourra se voir et je serai heureux… »
Le cœur de Zoé bondit. Il allait venir à Paris ! Twist and shout, come on, come on ! Elle le verrait chaque jour. Ils pourraient habiter chez elle. Dans la chambre d’Hortense… Ou dans le bureau de maman quand Hortense serait là. Hortense ne venait plus souvent. Sa vie était à Londres. Ou ailleurs. Elle répétait souvent qu’elle en avait fini avec Paris…
Il faudrait qu’elle en parle à sa mère.
Ce fut non.
Un non catégorique.
Un non que Zoé n’avait jamais entendu dans la bouche de sa mère.
— C’est hors de question, Zoé.
— Mais l’appartement est trop grand pour nous deux…
— C’est non, répétait Joséphine.
— Mais tu l’as bien fait pour Mme Barthillet et Max[30]…
— C’était il y a longtemps… J’ai changé.
— T’es devenue égoïste !
— Non. Écoute-moi bien, Zoé… J’ai un livre qui pousse dans ma tête. Une envie d’écrire qui se précise chaque jour et j’ai besoin de place, de silence, de vide, de solitude…
— Ils ne prendront pas de place ! Ils se feront tout petits. Sa mère veut travailler et lui, il ira au lycée avec moi… Oh ! maman ! Dis oui…
— Non, non et non… c’est fini, ce temps-là !
— Ils iront où alors ? demanda Zoé, la bouche pleine de larmes.
— Je ne sais pas et ce n’est pas mon problème. Ce livre-là, je ne veux pas le sacrifier… C’est important pour moi, chérie. Très important… Tu comprends ?
Zoé secouait la tête. Elle ne comprenait pas.
— Mais tu pourras écrire quand même…
— Zoé… Tu ne sais pas. Tu ne sais pas ce que ça veut dire « écrire ». Ça veut dire donner toutes ses forces, tout son temps, toute son attention à une seule chose. Y penser tout le temps. Ne pas être interrompue, une seule seconde, par quelque chose d’autre… Ce n’est pas être inspirée soudain et jeter quelques notes sur le papier, ça veut dire travailler, travailler, travailler, semer des idées, attendre qu’elles poussent et ne les récolter que lorsqu’elles sont prêtes. Pas avant parce que sinon tu arraches la racine, pas après parce qu’elles sont fanées. C’est être vigilante, obsédée, maniaque… Impossible à vivre pour les autres.
— Et moi alors ?
— Toi, tu fais partie de cette aventure. Mais pas les autres, Zoé, pas les autres…
— Il faut vivre seule, alors, quand on écrit, toute seule…
— Il faudrait, dans l’idéal, c’est sûr. Mais je t’ai, toi, je t’aime plus que tout au monde, cet amour me remplit de joie, de force, cet amour fait partie de moi. À toi, je peux parler, toi, tu entends, toi, tu comprends, toi, tu sais écouter… Mais pas les autres, Zoé, pas les autres…
— Alors, dit Zoé en baissant la tête et en rendant les armes, tu vas l’écrire pour de vrai l’histoire de Petit Jeune Homme ?
Joséphine la prit dans ses bras et chuchota oui, je vais l’écrire, je vais l’écrire.
— Et tu sais qui c’est maintenant Petit Jeune Homme ? demanda encore Zoé, le menton appuyé sur l’épaule de sa mère.
Et Joséphine chuchota encore oui, je le sais.
Elle irait le voir, elle lui parlerait, elle lui demanderait l’autorisation de raconter son histoire. Elle lui expliquerait comment, grâce à Cary Grant et au carnet noir, elle était sortie du brouillard, elle lui décrirait les eaux furieuses des Landes, Henriette et Lucien Plissonnier, le panier de pique-nique sur la plage, Iris, le parasol, l’envie de grandir, l’envie de devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un qui tient sur ses deux pieds, qui a trouvé sa place derrière le brouillard.
Et puis elle appellerait Serrurier, elle lui dirait…
Qu’elle avait une idée, mieux qu’une idée…
Un début de livre. Un livre entier qui se mettait en place dans sa tête. Qui s’assemblait morceau après morceau.
D’ailleurs, elle avait trouvé la première phrase…
Elle ne la lui dirait pas.
Elle la garderait pour elle. Afin que les mots gardent toute leur force, qu’ils ne s’évaporent pas…
« Écrire comme personne avec les mots de tout le monde[31]. »
Les mots qu’on va écrire, il ne faut pas les dire, il faut qu’ils restent neufs. Il faut, lorsqu’on les lit, qu’on ait l’impression que c’est la première fois qu’ils servent, que personne n’a jamais jeté les mots comme ça sur le papier…