Hortense, enfermée dans sa chambre, réfléchissait.
Gary, parti, New York, sans prévenir, pas normal, pas normal du tout. Il y avait un ver dans l’aspic. Elle allait déclencher le plan Pensée Profonde. Mettre le problème à distance et le contempler comme un vieux pouf éventré.
Elle s’assit en tailleur sur son lit, se concentra sur l’azalée écarlate qui fanait sur le rebord de la fenêtre, seul souvenir de ses vitrines, et respira. Nadi Shodana. Une respiration que leur avait enseignée un professeur de Saint-Martins pour leur apprendre à se concentrer sur leur travail. Nadi Shodana la remplissait d’une énergie limpide, d’une belle lucidité, elle respirait et la lumière se faisait.
Outre la respiration, elle avait mis au point une stratégie pour réfléchir.
Elle partait toujours du même principe : je suis Hortense Cortès, unique au monde, époustouflante, intelligente, vaillante, brillante, bandante, renversante, ébouriffante. Ce principe établi, elle posait sa question de la manière le plus claire possible.
Ce jour-là, le sujet de réflexion était : pourquoi Gary Ward n’avait-il pas prévenu Hortense Cortès qu’il s’envolait pour New York ?
Comment s’appelait le ver dans l’aspic ?
Elle établit plusieurs hypothèses.
1) Il avait été bouleversé en surprenant Shirley et Oliver dans le même lit… Il revenait d’Écosse. Cela avait dû mal se passer sinon il lui aurait parlé à elle, Hortense. Il n’aurait pas pu garder sa joie à l’intérieur de sa poitrine, elle aurait fui de partout. Il aurait dit guess what ? J’ai un père. Il est grand, il est beau, il est fou de joie de m’avoir retrouvé, on a bu des bières ensemble et il m’a donné un kilt avec le tartan de sa famille. Il se serait levé, aurait enfilé le kilt familial, aurait dansé une gigue de joie sur son tapis hideux avec le grand soleil jaune et la constellation d’étoiles. Il n’avait pas enfilé de kilt, n’avait pas gigué, c’est donc qu’il n’avait rien à dire de ding-deng-dong, jouez hautbois, résonnez musettes.
Hortense expira longuement, narine droite bloquée. Son père ! Quel besoin de le retrouver ? Les parents, ça ne sert qu’à vous ralentir, à vous alourdir, à vous balancer du doute, de la culpabilité, que des trucs qui puent.
Elle prit une nouvelle aspiration, narine gauche.
Il court jusqu’à l’appartement de sa mère et trouve Oliver tout nu, Shirley toute nue à côté de lui. Ou sur lui. Ou les deux emmêlés en un nœud lubrique. Une poutre lui tombe sur la tête ! Une mère, ça ne baise pas. Une mère n’a pas de seins, pas de sexe, et surtout pas d’amant. Et certainement pas, son prof de piano chéri.
Il claque la porte et s’enfuit. Il court comme un fou, manque de se faire écraser, évite un bus, arrive chez lui essoufflé, se rince la nuque à l’eau froide dans l’évier, se redresse et s’écrie New York ! New York !
Mais de là à traverser l’Atlantique, sans l’avertir…
Il manquait un rouage.
Elle changea de narine, inspira un faisant un petit bruit rauque de glotte, sentit le souffle tapisser ses omoplates et passa à la deuxième hypothèse.
2) Gary trouve Shirley et Oliver au lit. Il reçoit une poutre sur la tête, il titube, il saigne, il cherche à me joindre, je ne réponds pas, il laisse un message, attend que je vienne lui panser le front, que je coure jusqu’à l’aéroport m’envoler avec lui. Je ne rappelle pas. Dépité, il me déteste à nouveau et part pour New York, drapé dans sa solitude. Gary aime se draper. Il aime souffrir en silence et montrer ensuite les traces de clous dans les paumes de ses mains. Depuis, il boude. Il attend que je l’appelle.
Le ver dans l’aspic s’appelle Orange. Ma messagerie est en panne. Cela expliquerait que je n’aie plus beaucoup de messages.
Longue expiration. Changement de narine. Inspiration freinée.
3) Ou alors…
Alors là… j’extrapole, je divague, je vaticine, j’accuse, je deviens parano. Et je montre du doigt l’ayatollah.
Pour me « dompter » ou parce qu’il est jaloux, il écoute mon répondeur et efface mes messages, un à un. Gary qui me prévient qu’il part pour New York et me propose de partir avec lui… Et pourquoi pas ? Ça lui ressemblerait d’avoir cette idée folle. Cette idée follement romantique…
Peter entend Hortense jolie, je t’ai acheté un billet pour voler dans les airs, viens vite, les nuages vus d’avion sont suaves et blancs, je t’aime, magne-toi le cul. L’ayatollah bave de jalousie et efface le message, tous les messages, ne me laissant que les insignifiants comme maigre pitance, pour endormir ma méfiance.
Longue expiration. Changement de narine. Long souffle d’air qui irrigue à nouveau le dos, monte au cerveau, ouvre mille fenêtres sur l’univers et la prévient des vents fétides qui y soufflent. Le Nadi Shodana est un phare puissant qui éclaire les zones d’ombre, chasse les miasmes et les ennemis à longue barbe noire.
Le ver dans l’aspic s’appelle Peter et porte des petites lunettes cerclées.
Il y avait une ou deux choses qu’elle n’avait pas racontées à sa mère au sujet de Peter pour ne pas l’affoler.
Premièrement : elle l’avait surpris, un soir, le nez dans un rail de coke. Il était près de minuit, il devait penser que tout le monde dormait. Il était penché sur la table basse du salon et se poudrait le nez allégrement. Elle était remontée à pas de biche dans les escaliers, s’était allongée dans son grand lit et s’était dit tiens ! tiens ! l’ayatollah se lâche… Elle avait rangé soigneusement cette information dans un coin de sa tête. Elle lui servirait, un jour.
Deuxièmement : lors de cette soirée avec Peter, quand il lui avait ordonné de rester bien sagement à ses côtés, elle s’était, bien sûr, éloignée et, à la fin de la nuit, sur son portable, elle avait trouvé trois textos de l’ayatollah qui disaient T’es où ? Si je te trouve, je te baise…
Je suis harcelée par un ayatollah coké.
Relâchement de tout le corps dans un long souffle puissant, souffle de vie qui nettoie, reprise d’une respiration narine droite…
Résolutions.
Dorénavant, elle surveillerait son portable. Elle ne le laisserait plus traîner partout, dans le salon, la véranda, le coin cuisine, sur la table devant la télé, la tablette de la salle de bains…
Dorénavant, elle le tiendrait dans le creux de sa main.
Et surtout, surtout, elle allait quitter cette maison. C’était dommage. Elle aimait le quartier, sa petite chambre sous les toits, le ciel à travers la lucarne, la branche de platane qui battait contre le carreau, le restaurant français au coin de la rue, la serveuse qui lui gardait toujours un morceau de pot-au-feu ; elle aimait l’arrêt d’autobus en équilibre sur trois marches, le dédale de ruelles, de boutiques de dentelles et la caissière de Tesco qui fermait les yeux quand elle tapait pommes de terre partout…
Elle partirait.
Fin de Nadi Shodana.
Elle allait commencer tout de suite à consulter les petites annonces sur gumtree.com.
Et, se dit-elle, dans cette phrase, c’est le « tout de suite » qui compte.
Elle enfila des sandales en satin rose achetées aux puces de Brick Lane. En s’habillant en princesse, elle se trouverait un palais.
Elle se dit aussi qu’il était urgent qu’elle décroche un stage pour l’été.
Bimbamboum, elle trouverait.
Elle était Hortense Cortès, unique au monde, époustouflante, intelligente, vaillante, brillante, bandante, renversante, ébouriffante.
— Et tu n’as plus de nouvelles de lui ?
Hortense et Shirley s’étaient donné rendez-vous sur les rives de Southbank pour manger un bol de nouilles chinoises au Wagamama. Il faisait beau, elles s’étaient installées sur la terrasse et balançaient leurs jambes au soleil.
— Rien que des mails… Il ne veut pas me parler. Pas encore. Que des mails…
— Où il dit quoi ?
— Que la vie est belle, qu’il a un appartement dans un immeuble en briques rouges avec des fenêtres vertes, dans la 74e Rue Ouest…
— Tu as l’adresse exacte ?
— Non. Pourquoi ?
— Pour savoir…
— C’est entre Amsterdam et Colombus…
— Un bon quartier ?
— Très bon. Il a deux arbres sous ses fenêtres.
Un type en skate glissa devant elles, pila net, les regarda manger leur bol de nouilles et lança eat the bankers[28] ! avant de repartir, furieux.
— Et quoi d’autre ?
— Un copain qui s’appelle Jérôme chez Brooks Brothers, une copine crochet X qui lui vend des petits pains au chocolat et une autre qui a des cheveux verts et bleus…
— Il couche avec elle ?
— Il dit pas.
Shirley parlait d’une voix morne en remuant ses nouilles au curry. Elle récitait les mails de son fils mot à mot. Hortense se demanda combien de fois elle les avait lus et si elle les avait appris par cœur.
— Il adore New York, c’est le printemps, des flocons de pollen tombent sur le parc, ça fait comme de la neige, les gens ont les yeux rouges, ils éternuent, ils pleurent, il y a des oiseaux qui chantent oui-oui-oui et il leur répond non-non-non parce que lui, il n’éternue pas, il ne pleure pas, il gambade. Il a plein de copains écureuils. Ils sont tristes le lundi parce que personne ne s’occupe d’eux…
— Les écureuils de Central Park sont tristes, le lundi ? s’étonna Hortense.
Shirley hocha la tête, les yeux dans le vague.
— C’est tout ? continua Hortense.
— Il joue du piano dans une arrière-boutique, il travaille l’après-midi dans une boulangerie, il gagne sa vie. En un mot, il est heureux…, dit-elle d’une voix sinistre.
Hortense pensa à une phrase de Balzac que leur répétait leur mère pour les faire rire : « Ah, dit le comte qui devint gai en voyant sa femme triste. » Shirley avait l’air triste de savoir son fils gai.
— Il parle de moi ? Il demande de mes nouvelles ?
— Non.
— Il doit coucher avec la frange verte et bleue. C’est pas grave, c’est parce que je suis loin…
C’était une règle non formulée. Ils ne se disaient jamais quand ils se reverraient ni même s’ils se reverraient. N’avouaient jamais qu’ils tenaient à l’autre. Qu’ils avaient envie de lui prendre la tête et de l’embrasser sur la bouche à lui faire mal. Par fierté. Ils étaient têtus. Ils se disaient au revoir à chaque fois avec un air désinvolte, un air de c’est pas grave si je te revois pas demain. Mais ils savaient. Ils savaient…
Alors la fille à la frange verte et bleue, elle n’avait pas d’importance. Elle s’en moquait.
Un petit homme rabougri passa devant elles. Il portait dans son dos un panneau publicitaire pour une crème contre les hémorroïdes. Hortense poussa Shirley du coude, mais Shirley ne sourit pas. Elle semblait emmurée dans un chagrin immense. Un chagrin qui l’enveloppait de murailles grises, l’empêchait de voir un petit homme écrasé par une publicité pour les trous du cul en feu. Hortense eut une envie furieuse de partir. Les lanières de ses sandales en satin rose lui cisaillaient les chevilles, elle n’aurait pas dû les garder pour arpenter le bitume. Elle balança ses jambes pour soulager ses chevilles.
— Maman m’a dit pour Gary. Quand il vous a trouvés, Oliver et toi…
— Oliver a été l’ultime épisode. Gary m’avait lâchée depuis longtemps… Il s’éloigne et je ne le supporte pas.
— Ça se voit, tu as l’air sinistre…
— Je suis comme Ariane dans le labyrinthe. J’ai perdu le fil…
— C’était Gary, le fil, hein ?
— Ben oui…
Shirley soupira, aspira une longue nouille jaune.
— C’est dangereux de n’avoir qu’un fil dans la vie, dit Hortense. Quand on le perd, on erre dans le labyrinthe…
— C’est exactement ça, j’erre dans le labyrinthe… Elle a fini comment Ariane ?
— « Mourûtes aux bords où vous fûtes laissée… » si mes souvenirs sont bons.
— C’est ce qu’il va m’arriver…
Hortense n’avait jamais vue Shirley dans cet état. Elle avait des cernes marron, le teint brouillé, les cheveux collés en épis miteux et sales.
— Je suis veuve, Hortense, veuve de mon fils…
— Quelle idée aussi de vouloir épouser son fils !
— On s’entendait si bien…
— Peut-être, mais ce n’est pas normal… Tu ferais mieux de continuer à t’envoyer en l’air avec Oliver. Ça te ferait du bien. Tu sais, c’est pas un crime d’avoir une vie sexuelle en dehors de son fils !
— Oh ! Oliver…
Shirley aspirait une seconde nouille jaune en haussant les épaules.
— Oliver, c’est encore un autre problème…
— Tu vois des problèmes, partout, Shirley ! D’après Gary, il a l’air plutôt bien, cet homme.
— Je sais… C’est juste que…
Elle soupira encore. Aspira une troisième nouille jaune. Hortense avait envie de l’attraper par les épaules et de la secouer.
— Tu comptes les manger une à une tes nouilles ?
— Je voudrais connaître mon secret…
— Pourquoi tu tournes pas rond ?
Shirley ne répondit pas.
— Je voudrais connaître mon secret…, elle répéta, obstinée.
— Tu devrais faire un truc à tes cheveux, ils sont tout tristes…
— Y a pas que mes cheveux…
— Mais secoue-toi, Shirley ! C’est pas possible, tu files le bourdon…
— J’ai plus envie, j’ai plus envie de rien…
— Alors saute dans la Tamise !
— J’y songe…
— Bon, je te laisse. Salut ! J’aime pas les gens déprimés. En plus, c’est contagieux, il paraît…
Shirley parut à peine l’entendre. Elle semblait perdue dans son labyrinthe, son bol de nouilles à la main.
Hortense se leva, déposa trois livres sur la table et l’abandonna à la terrasse du Wagamama, en train d’aspirer ses nouilles une à une.
Shirley la vit disparaître. Longue, mince, ondulante sur ses sandales hautes et roses. Donnant des coups de sac dans l’air pour écarter le badaud qui voudrait l’approcher. Le long bras de Gary vint entourer les épaules d’Hortense. La tignasse brune de Gary se pencha sur les cheveux ondulés d’Hortense. Tête contre tête, ils s’éloignaient. Elle revit la petite cuisine de Courbevoie où Gary et Hortense venaient lécher les plats quand elle faisait son gâteau au chocolat. Il y avait des petits voilages blancs étranglés à la taille, de la buée sur les vitres, une odeur de pâtisserie douce et rassurante, une sonate de Mozart à la radio. Ils s’asseyaient autour de la table, coude à coude, ils avaient dix ans, ils rentraient de l’école, elle leur nouait un torchon autour du cou, retroussait leurs manches et tendait à chacun un grand saladier rayé de chocolat noir fondu qu’ils nettoyaient avec leur langue, leurs doigts, leurs mains, se barbouillant de noir jusqu’au bord des yeux. Elle fondit en larmes. Des larmes brûlantes qui coulaient sur ses joues, qui coulaient dans le bol de nouilles jaunes, des larmes au goût du passé.