WQRX FM, 105,9, classical music, New York. The weather today, mostly clear in the morning, partly cloudy this afternoon, a few showers tonight, temperature around 60°F…
Huit heures. Le radio-réveil le tira du sommeil et il lança un bras pour l’éteindre. Ouvrit les yeux. Se répéta, comme chaque matin, je suis à Manhattan, j’habite sur la 74e Rue Ouest, entre Amsterdam et Colombus, j’ai été pris à la Juilliard School et je suis le plus heureux des hommes…
Le rêve esquissé dans la cuisine de son appartement à Londres était devenu réalité. Le dossier qu’il avait envoyé à la Juilliard School, 60 Lincoln Center Plaza, New York, NY 10023-6588, avait été retenu, le CD qu’il avait enregistré, une fugue et un prélude du Clavier bien tempéré de Bach, écouté et apprécié.
Il avait passé une audition dans le grand amphithéâtre, l’andante de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Il savait que son dossier avait été sélectionné, qu’il avait de bonnes chances d’être accepté s’il réussissait cette dernière épreuve.
Et il avait été pris…
En septembre prochain, il ferait son entrée en première année de la fameuse Juilliard School. Imagine yourself, disait la brochure de l’école, motivated, innovative, disciplined, energetic, sophisticated, joyous, creative… Il serait tout à la fois. Motivé, inventif, énergique, sophistiqué, discipliné, travailleur et joyeux. Joyeux !
Il faisait des bonds dans la rue. Je suis pris, les mecs, je suis pris ! Hi, guys ! I’m in, I’m in ! Moi, Gary Ward, je n’en crois pas mes yeux, je n’en crois pas mes doigts, je n’en crois pas ma pauvre tête ! Je suis pris…
Start spreading the news… I want to be a part of it, New York, New York ! If I can make it there, I’ll make it everywhere !
Il avait couru jusqu’à la Levain Bakery, s’était offert le petit déjeuner le plus copieux de sa vie. Il voulait manger tout ce qu’il y avait sur la carte. Les cookies, les crispy pizzas, les sweet breads, la grande ville et la grande vie. Il voulait embrasser tout le monde, annoncer aux inconnus qu’il croisait qu’il était désormais un étudiant sérieux, un pianiste bientôt fameux, un artiste avec lequel il faudrait compter…
Start spreading the news…
Après avoir été admis, il avait eu droit à un tour de l’école avec une étudiante senior qui lui avait expliqué comment marchait la Juilliard School, tout ce qu’on pouvait y faire. Il avait été ébahi. Il y avait des cours pour tout, absolument tout. Théâtre, ballet, comédie, musique classique, musique jazz, danse moderne, tous les arts de la scène y étaient enseignés et cela faisait le bruit d’une ruche heureuse. Dans des petits studios agglutinés tels des alvéoles le long des couloirs, des étudiants jouaient du piano, de la harpe, de la contrebasse, de la clarinette, du violon, d’autres s’escrimaient à la barre en collants noirs, d’autres encore s’épuisaient en claquettes. Il entendait des ténors lancer leur voix, déraper, se reprendre, des apprentis acteurs déclamer des vers, des archets grincer sur les cordes, des talons et des pointes claquer sur le plancher en bois, il avait l’impression d’être au milieu d’un vaste monde qui chantait, dansait, improvisait, aimait, souffrait, recommençait…
Il allait faire partie de ce monde-là…
I want to be a part of it ! New York ! New York !
Il se souvenait qu’il avait eu très peur en débarquant à New York. Seul. Tout seul. Hortense ne l’avait pas rejoint à l’aéroport à Londres. Il avait attendu jusqu’à la dernière minute, jusqu’au dernier appel pour embarquer ; il était monté, les épaules basses, la tête tournée vers le grand hall de l’aéroport pour vérifier qu’elle n’arrivait pas en criant Gary ! Gary ! Attends-moi ! et en se pétant un talon parce qu’elle courait trop vite. Alors il aurait dit mais c’est quoi, ces hauts talons roses pour voyager ? Et ce chapeau de paille en plein hiver ? Et ce sac vernis vert pomme ! T’es ridicule, Hortense !
Elle aurait relevé le menton et aurait balancé un truc du genre mais enfin ! c’est le dernier look Lanvin ! Je veux débarquer là-bas en femme magnifique ! Et il aurait ri, il l’aurait serrée dans ses bras, le chapeau aurait valsé et ils auraient tournoyé dans la file d’attente au milieu des gens qui râlaient parce qu’elle arrivait à la dernière minute et ne s’excusait même pas.
Elle n’était pas arrivée à la dernière minute avec un chapeau de paille en plein hiver et des hauts talons roses.
Il tenait son billet entre les doigts…
Il l’avait replié, glissé dans la poche de sa veste et la première chose qu’il avait faite en emménageant dans son petit appartement de la 74e Rue, ça avait été de coller le billet sur le mur de la cuisine pour se rappeler chaque matin en buvant son café qu’elle n’était pas venue…
Elle avait préféré rester à Londres.
If I can make it there, I’ll make it everywhere…
Les premiers jours avaient été difficiles.
C’était encore l’hiver. Le vent glacé lui coupait les joues à chaque coin de rue, la pluie tombait sans jamais s’arrêter et, souvent, il y avait des bourrasques de neige qui le laissaient grelottant dans sa veste noire, son tee-shirt gris, sur le bord du trottoir. Les taxis jaunes l’éclaboussaient, les passants emmitouflés le heurtaient, le conducteur du bus le refoulait parce qu’il n’avait pas de Metrocard ni de monnaie, il était rejeté sur le trottoir, les pieds trempés dans ses minces chaussures en cuir, il remontait le col de sa veste, restait là, frissonnant, à se demander comment marchait cette ville, si elle était peuplée d’humains et pourquoi elle ne voulait pas de lui.
Il était allé s’acheter des grosses chaussures, une parka et une chapka avec des oreillettes qu’il nouait sous le menton quand la tempête soufflait. Avec son grand nez rouge, il ressemblait à un clown, mais il s’en moquait. Le climat était tout sauf tempéré dans cette ville et il lui arrivait de regretter le crachin bien élevé de Londres.
Tout était plus grand, ici.
Plus grand, plus fort, plus violent, plus sauvage et tellement plus excitant…
Le directeur des études musicales, qui les avait reçus pour les féliciter d’avoir réussi le concours d’entrée, les avait prévenus : les étudiants se doivent d’être exceptionnels. Vous devez être tenaces, travailleurs, durs à la tâche, créatifs. Vous allez comprendre très vite que c’est encore plus dur que tout ce que vous avez pu imaginer et au lieu de vous ratatiner de peur, vous allez devoir redoubler d’efforts et de travail. À New York, il y a toujours quelqu’un qui s’est levé un peu plus tôt que vous, quelqu’un qui a travaillé encore plus tard dans la nuit, quelqu’un qui a inventé quelque chose que vous n’avez pas trouvé et c’est cette personne-là que vous allez devoir coiffer au poteau. Afin d’être toujours le meilleur. À la Juilliard School, on ne se contente pas de penser musique, on doit être la musique, la vivre passionnément, et si vous ne vous sentez pas capable de vous dépasser sans jamais vous plaindre, alors laissez votre place à un autre.
Il était rentré dans sa petite chambre d’hôtel, à l’Amsterdam Inn, près du Lincoln Center, et s’était couché tout habillé sur son lit.
Il n’y arriverait jamais…
Il allait rentrer à Londres. Il y avait ses marques, ses repères, ses copains, sa mère, sa grand-mère, il reprendrait des leçons de piano, il y avait de très bonnes écoles là-bas, qu’avait-il besoin de se déraciner et de venir dans cette ville de fous où personne ne dormait jamais ?
Il s’était endormi en tenant le billet d’Hortense à la main, il l’échangerait et rentrerait à Londres.
Le lendemain, il se mettait en quête d’un appartement. Il ne voulait plus être un touriste, il voulait faire partie de la ville. Et pour cela, il lui fallait une adresse, son nom sur la sonnette, un compteur de gaz ou d’électricité, un frigo plein, des copains et pouvoir inscrire son nom dans les Yellow Pages. Et une Metrocard. Plus jamais il ne se ferait jeter d’un bus ! Il apprit le trajet de toutes les lignes par cœur. Uptown, Downtown, East, West, Cross Over. Il apprit aussi les lignes de métro, A, B, C, D, 1, 2, 3, les « local » et les « express ». Il se trompa une fois et se retrouva dans le Bronx.
Il était d’accord pour se lever plus tôt que n’importe qui, travailler encore plus tard dans la nuit, composer un morceau que personne n’avait jamais composé et les battre tous au poteau.
Il chercha, pas trop loin de la Juilliard School. Il arpenta les rues, le nez en l’air, acheta les petits journaux de quartier distribués dans les épiceries, les bars, les boutiques. Sortit un Bic de sa poche, encercla les annonces qui lui paraissaient dans ses prix, appela. Visita un appartement, dix, vingt, fronça le nez, haussa les épaules, traita les propriétaires d’escrocs en silence. Retourna à son hôtel, découragé. Il ne trouverait jamais, trop cher, trop moche, trop sale, trop petit. On lui dit de ne pas désespérer, que, grâce à la crise, les prix avaient baissé, il pouvait marchander. Il reprit les petites annonces, recommença les visites et finit par en dénicher un dans un immeuble en briques rouges, à hautes fenêtres vertes sur la 74e Rue. Rouge et vert, cela lui plut. L’appartement était petit, sale, il faudrait changer la moquette, une chambre, une pièce à vivre, un yucca abandonné et jaune, un coin cuisine, une salle de bains de la taille d’un placard, au cinquième étage sans ascenseur, mais il donnait sur la rue et deux arbres verts. Le prix était raisonnable. Il fallait le prendre tout de suite. Il signa sans discuter.
Arracha la moquette. Alla en acheter une autre, vert pomme, qu’il colla sur le vieux parquet pourri. Repeignit les murs en blanc. Nettoya les châssis, fit les carreaux, en cassa un. Le remplaça. Chassa les cafards en vaporisant un liquide brûlant sur les plinthes et les parties humides. S’en mit dans les yeux, courut au drugstore acheter une lotion calmante. S’aperçut qu’il avait oublié ses clés à l’intérieur. Dut passer par la fenêtre de sa voisine.
Elle portait un tee-shirt qui disait « I can’t look at you and breathe at the same time[26] ». Il se dit que c’était un signe, il l’embrassa pour la remercier.
Elle s’appelait Liz, avait les yeux marron, une frange verte et bleue, un piercing dans la langue et une grande bouche qui riait tout le temps.
Elle devint sa petite amie.
Elle étudiait le cinéma à Columbia et lui fit découvrir la ville. Les galeries de Chelsea, les cinémas d’art et d’essai tout en bas à SoHo, les clubs de jazz dans le Village, les restos pas chers, les boutiques de fringues d’occasion. Elle appelait ça des thrift shops et postillonnait. Elle repartait fin mai pour tenter sa chance à Hollywood où l’un de ses oncles était producteur. Too bad, elle disait en riant avec sa grande bouche, too bad, mais elle n’avait pas l’air peiné. Elle partait conquérir le monde du cinéma, ça valait bien tous les sacrifices.
Il ne protestait pas. Il lui arrivait encore de penser à Hortense…
À sa dernière nuit avec Hortense.
Et quand ça lui arrivait, il ne parvenait plus à respirer.
Il avait trouvé une arrière-salle de magasin de pianos où le propriétaire, il s’appelait Kloussov, le laissait jouer sur des Steinway d’occasion. De vieilles partitions traînaient, des sonates de Beethoven, Mozart, Schubert, Brahms, Chopin. Il se levait tôt le matin, fonçait au magasin et s’installait sur un vieux tabouret défoncé. Il se prenait pour Glenn Gould, se voûtait et jouait toute la matinée en grognant. L’homme le regardait jouer assis derrière une longue table noire dans l’entrée du magasin. C’était un gros monsieur au crâne chauve et rouge qui portait toujours un large nœud papillon à pois. Il fermait les yeux à demi et ronronnait en entendant monter et descendre les mains sur le clavier, il s’agitait, tressautait, était pris d’une sorte de danse de Saint-Guy, son visage passait au rouge vif et il parlait en postillonnant, laissant échapper la vapeur de son crâne.
— C’est bien, mon garçon… Tu progresses, tu progresses. On apprend à jouer en jouant. Oublie le solfège et les leçons, ouvre ton cœur en deux, répands-le sur le piano, fais pleurer les cordes. Ce n’est pas les doigts qui comptent dans le piano, ce n’est pas les exercices qu’on t’oblige à faire chaque jour, c’est le ventre, les tripes… Tu aurais beau avoir dix doigts à chaque main, si tu n’as pas le cœur prêt à saigner, prêt à chuchoter, prêt à éclater, alors ça ne sert à rien d’avoir de la technique… Il faut résonner, il faut soupirer, il faut s’emporter, faire valser le cœur avec ses dix doigts. Pas être bien élevé ! Jamais être bien élevé !
Il se levait, s’étranglait, cherchait à happer l’air, toussait, sortait un long mouchoir de sa poche, s’épongeait le front, le nez, la gorge et ordonnait :
— Recommence à faire saigner ton cœur…
Gary posait ses doigts sur le clavier et entamait un impromptu de Schubert. Le vieux Kloussov retombait sur sa chaise et fermait les yeux.
Les clients étaient rares, mais cela ne semblait pas le déranger.
Gary se demandait de quoi il vivait. Vers midi, il allait manger des meat sandwichs à la Levain Bakery, son préféré étant le dinde rôtie-concombre-gruyère-moutarde de Dijon sur une baguette fraîche. Il en avalait deux de suite et salivait si fort qu’il faisait rire la fille derrière le comptoir. Il la regardait en train de malaxer la pâte des cookies et voulut apprendre à pétrir. Elle lui montra. Il apprit si bien qu’elle lui proposa de l’engager l’après-midi. Elle avait besoin d’un aide-pétrisseur. Elle le paierait. Il n’avait pas son permis de travail, elle lui montra comment s’échapper par la porte de derrière si la police de l’immigration venait. Mais on ne risque rien, ajouta-t-elle, on est célèbres, on est passés chez Oprah Winfrey… Ah bon, dit-il, en se promettant de savoir qui était cette Oprah Winfrey qui tenait la police en respect.
Ses journées s’organisaient. Le piano, la pâte à pétrir et le soir, le grand rire de Liz, sa frange verte et bleue sous les draps blancs. Son drôle de clou dans la langue quand ils s’embrassaient…
Il se fit des amis sur son trajet quotidien.
Un jour qu’il passait devant Brooks Brothers, sur la 65e Rue, entre Broadway et Central Park West, il lut qu’il y avait une promotion. Trois chemises pour le prix d’une ! Il se fit violence : à la Juilliard il en aurait besoin. Et inutile de les repasser, en plus ! Elles séchaient posées sur un cintre sans faire de plis. Il entra. En choisit deux blanches et une rayée, bleu et blanc. Le vendeur s’appelait Jérôme. Gary lui demanda pourquoi il portait un prénom français. Il lui répondit que sa mère était une fan de Jérôme David Salinger. Avait-il lu The Catcher in the rye[27] ? Non, répondit Gary. Eh bien… c’est une faute de goût, déclara Jérôme qui avoua plus tard que tous ses copains l’appelaient Jerry. Et, afin d’enfoncer le clou, il lui demanda s’il connaissait le peintre Gustave Caillebotte. Oui ! répondit fièrement Gary. Alors tu connais le musée d’Orsay à Paris ? Absolument, j’y suis allé souvent parce que j’ai habité Paris, dit Gary qui avait l’impression de marquer des points. Cet été, dit le garçon, je vais aller à Paris, au musée d’Orsay, parce que je suis fou de Gustave Caillebotte, je trouve que son talent est très sous-estimé… On parle toujours des impressionnistes et jamais de lui. Et il se lança dans un long plaidoyer pour ce peintre que les Français avaient longtemps méprisé et qui ne connut le succès de son vivant qu’aux États-Unis.
— Il a influencé un de nos plus grands peintres, Edward Hopper… Et c’est un collectionneur américain qui a acheté presque toutes ses toiles. Tu connais Rue de Paris. Temps de pluie ? Je suis fou de ce tableau-là…
Gary hocha la tête pour ne pas décevoir son nouvel ami.
— Il est dans un musée de Chicago. C’est un chef-d’œuvre… C’était un collectionneur remarquable. À sa mort, il a légué soixante-sept tableaux à l’État, des Degas, des Pissarro, des Monet, des Cézanne, et l’État français les a refusés ! Il les trouvait « indignes ». Tu te rends compte, la mentalité !
Jérôme semblait outré.
Gary fut impressionné et Jérôme devint un ami.
Enfin… un copain qu’il saluait en passant devant la boutique, le matin. Assis sur un tabouret, derrière la caisse, il lisait un livre sur le méconnu Caillebotte.
— Salut Jérôme ! lançait Gary en mettant un pied dans le magasin.
— Salut l’Anglais !
Et il repartait.
Ça lui faisait un repère de plus. Il se sentait de moins en moins étranger dans la ville…
Un peu plus loin, au Pain Quotidien, il y avait Barbie. Noir réglisse, haute comme trois pruneaux, la tête tressée de dreadlocks avec des perles multicolores. Elle ressemblait à un crochet X. Elle chantait dans les chœurs de l’Elmendorf Reformed Church, le dimanche matin, dans l’Upper East Side. Tout en haut dans Harlem. Elle insistait pour qu’il vienne l’entendre, il promettait… mais, le dimanche matin, il dormait. Il ne mettait pas le réveil et restait au lit jusqu’à onze heures et demie.
Le grand rire de Liz le secouait pour aller acheter l’édition du dimanche du New York Times qu’ils lisaient au lit avec un grand bol de café et des cookies en se disputant les pages Arts and Leisure. C’était un rite.
Barbie l’attendait à l’église chaque dimanche et le lundi, elle faisait la tête.
Lui tendait ses croissants et ses pains au chocolat sans le regarder.
Lui rendait la monnaie, le front baissé. Passait au client suivant.
Alors il achetait deux pains au chocolat, en enveloppait un dans du papier de soie et revenait le lui offrir comme un bouquet de fleurs. En s’inclinant. En prenant l’air contrit. Elle souriait en baissant la tête pour dissimuler son sourire. Il était pardonné.
Jusqu’au dimanche suivant…
— Mais tu veux me convertir ou quoi ? il demandait, la bouche pleine de croissant au beurre en buvant son double café bien serré.
Elle haussait les épaules et disait que Dieu saurait le trouver. Qu’un de ces jours, Il se mettrait sur son chemin et il viendrait chanter avec elle, tous les dimanches. Elle le présenterait à ses parents. Ils ne connaissaient pas de pianiste anglais.
— Je suis un animal curieux ? C’est ça, hein ? disait-il en souriant, les babines grasses.
Elle changeait la couleur de ses perles une fois par mois et s’il ne le remarquait pas, elle boudait encore.
C’était un véritable casse-tête, Barbie.
En fait, elle s’appelait Barbara.
Et puis, il y avait le parc. Central Park. Il s’était procuré une carte du parc et l’arpentait chaque jour en revenant du magasin de pianos.
Et chaque jour, il en découvrait un nouvel aspect.
C’était un résumé du monde entier. Des hommes en costume-cravate, des femmes en tailleur de P-DG, des obèses en bermuda, des squelettiques en short, des enfants en uniforme d’écolier, des joggeurs, des bodybuildés, des taxis pousse-pousse, des joueurs de base-ball, des joueurs de boules, des marins en goguette, des clochardes qui faisaient du crochet, des manèges, des stands de barbe à papa, des saxophonistes, un moine bouddhiste pendu à son portable, des cerfs-volants et des hélicoptères dans le ciel, des ponts, des lacs, des îles, des chênes séculaires, des cabanes en rondins, des bancs en bois avec des plaques dorées, vissées dessus. Des plaques qui disaient « Ici, Karen m’a donné un baiser qui m’a rendu immortel, ou Embrassez la vie avec gratitude et elle vous le rendra au centuple »… et des écureuils. Des centaines d’écureuils.
Ils passaient à travers les trous des grillages, s’arrêtaient pour ronger des glands, se poursuivaient, se chamaillaient, faisaient rouler des canettes, tentaient de monter dessus, tombaient, recommençaient… Reprenaient les canettes à pleines mains.
Ils avaient de longs doigts fins de pianistes.
Le premier qu’il rencontra était en train d’enterrer un casse-croûte sous un arbre. Il s’approcha. L’écureuil continua de creuser, indifférent. Puis, épuisé, il remonta se poser sur une branche et s’affala les quatre pattes écartées. Gary éclata de rire et le prit en photo.
Il allait avoir plein de copains.
Le samedi et le dimanche étaient jours de fête pour les écureuils qui devenaient l’attraction du parc. Les enfants les poursuivaient en riant, reculaient, terrifiés, s’ils s’approchaient trop près. Les amoureux, allongés sur les vastes pelouses, leur jetaient des bouts de sandwichs et ils passaient de groupe en groupe, grappillant nourriture et compliments, la queue en parachute, l’œil vigilant. Ils partaient déposer leur butin dans les branches des arbres, dans les fourrés, sous un tas de feuilles et revenaient faire la manche, infatigables quémandeurs.
Le samedi et le dimanche, ils étaient les rois. Des touristes leur tendaient des dollars pour les photographier, ils les reniflaient et partaient, dépités, en petits bonds dédaigneux, pour qui les prenait-on ?
Le samedi et le dimanche, ils ne savaient plus où donner de la tête et entassaient des provisions pour la semaine.
Mais le lundi…
Le lundi, ils descendaient, empressés, de leurs arbres et cherchaient leurs amis du week-end. Pelouses désertées, plus d’amis. Ils sautillaient, poussaient des petits cris, leurs têtes tournaient en gyrophares, ils attendaient, attendaient, repartaient, la queue basse, remontaient dans les arbres, déconfits. On ne les aimait plus, ils avaient fini de plaire. Du haut de leur abri, ils épiaient les vastes pelouses vertes. Plus de joueurs de base-ball, plus d’enfants, plus de jets de cacahuètes. Le show était fini. Ils avaient fait leur temps. Ainsi va la vie… On croit qu’on est éternel et puis, on vous oublie.
Alors le lundi, en revenant de ses longues stations sur le tabouret de piano défoncé, il leur distribuait du pain de mie et des noix de cajou pour les réconforter. Il se disait, eux aussi, ils se sentent seuls parfois. Eux aussi, ils ont besoin d’amis… On est pareils, les rats à queue flamboyante et les humains.
Il leur tendait la main. Il en cherchait un qui deviendrait son copain. Il le cherchait parmi tous les écureuils gris. Un effronté malicieux qui serait son ami…
Il pensait aux écureuils roux du château de Chrichton.
Il n’avait plus jamais reçu d’appel de Mrs Howell et il s’en moquait bien.
Cela lui semblait loin, si loin. Comme si ce souvenir s’adressait à un autre homme. Un homme de jadis. Il n’avait plus rien à voir avec cet homme-là. Il se laissait tomber sur la pelouse, faisait rouler dans l’herbe les dernières cacahuètes qu’il lui restait…
Il appelait sa grand-mère.
Il claironnait tout va bien, Mère-Grand, je survis dans la grande ville. Et je ne dépense pas tout ton argent. Il ne lui disait pas qu’il n’aimait pas trop cet argent, mais il le pensait. Il admettait que cette allocation lui avait été bien utile, mais il savait aussi qu’un jour, il la rembourserait jusqu’au dernier penny.
— Tu serais fière de moi ! Je travaille mon piano le matin et je pétris la pâte tous les après-midi…
— Tu n’as pas tes papiers ! Tu es illégal ! s’exclamait Mère-Grand.
— Ah… tu sais qu’il faut un permis pour travailler ici ! Dis donc, Mère-Grand, tu es drôlement au courant. T’es branchée, on dirait !
— Tu sais, pendant la guerre, moi aussi, j’ai connu les restrictions ! J’avais une carte d’alimentation comme tout le monde… et je mettais bien moins de beurre dans mes cakes.
— Et c’est pour ça que tes sujets te vénèrent, Mère-Grand ! Ton cœur bat sous le protocole…
Elle gloussait, un petit rire saccadé, mais s’arrêtait aussitôt.
— Tu pourrais être reconduit à la frontière et interdit de séjour ! Et alors, plus d’école, plus de projets, plus d’avenir…
— Oui, mais il y a une petite porte dérobée qui donne sur la cour… S’ils arrivent, je me tire en courant !
Elle se raclait la gorge et ajoutait c’est bien gentil à toi de m’appeler. Tu donnes aussi des nouvelles à ta mère ?
Il n’arrivait pas encore à parler à sa mère, il lui envoyait des mails. Il lui racontait sa vie quotidienne. Il ajoutait qu’un jour, il pourrait lui parler de vive voix. Quand il aurait fait le tour de sa colère.
Il ne savait pas très bien pourquoi il était en colère.
Il ne savait même pas s’il était en colère contre elle.