Dix heures du matin…
Assise dans sa grande cuisine, Josiane contemplait les carreaux des fenêtres. Elle les avait faits avant-hier, il avait plu, elle pourrait les faire à nouveau aujourd’hui. Elle avait trouvé chez Franprix une nouvelle marque de lingettes pour vitres qui promettait des miracles. Ou passer les robinets à l’Antikal. Détartrer les filtres. Nettoyer les étagères. Dégraisser le four. Déjà fait, il y a trois jours ! Enlever les rideaux du salon et les porter chez le teinturier ? Oui mais… ils en revenaient tout juste… Ah ! sursauta-t-elle, pleine d’espoir, cela fait une semaine que je n’ai pas fait briller l’argenterie ! Cela pourrait occuper mon après-midi…
Elle se leva, prit son grand tablier, le ceignit autour de ses reins, ouvrit le tiroir où reposaient les couverts en argent. Ils brillaient de mille feux.
Elle alla se rasseoir, déçue.
Aller chez le coiffeur ? Se faire masser ? Lécher les vitrines ? Regarder la télé ? Elle secoua la tête. Ces activités ne la ragaillardissaient pas. Bien au contraire ! Elle sortait de chez le coiffeur maussade. N’ouvrait pas les paquets de vêtements tout neufs qu’elle venait d’acheter. Plaçait les pulls et les jupes avec leurs étiquettes dans son placard et ne les touchait plus…
Devant la télévision, elle s’endormait.
Elle avait essayé de tricoter…
Il lui fallait de l’action. Des montagnes à escalader, des problèmes à résoudre. Elle avait pensé apprendre le chinois, l’anglais, mais avait vite compris que cela ne suffirait pas non plus. Elle réclamait des activités pratiques. Du mouvement, un but bien concret à atteindre…
Elle jeta un œil sur le sauté de veau aux petits légumes qui mitonnait sur la cuisinière dans une grande casserole en cuivre. La porte du four ! Je pourrais la démonter, nettoyer l’espace entre les deux parois de verre. Elle doit être grasse. Ce doit être coton à faire, ça… Ça me prendra bien une demi-journée avec un peu de chance ! Et puis l’heure du déjeuner approcherait. Elle mettrait la table, regarderait Junior dévorer le sauté de veau en lisant un livre, débarrasserait, ferait la vaisselle à la main, l’essuierait, nettoierait soigneusement les bords de l’évier…
Elle n’entendit pas son fils entrer dans la cuisine. Il se hissa sur un tabouret et la sortit de sa rêverie ménagère.
— Ça va pas, petite mère ? Je te sens morose… Tu as du vague à l’âme ?
— On va dire que ça pourrait aller mieux, mon gros bébé d’amour…
— Tu veux qu’on parle un peu tous les deux ?
— Ton prof n’est pas là ?
— Je l’ai renvoyé chez lui, il n’avait pas fini ses devoirs… et puis il déroge à son rôle de professeur. C’est le rôle essentiel du professeur d’éveiller la joie de travailler et de connaître…
— Oh Junior ! Comment peux-tu parler comme ça d’un homme aussi savant ? s’offusqua Josiane en lui faisant les gros yeux.
— Je dis la stricte vérité, petite mère. L’homme est épuisé. Il va falloir le changer. Il patine depuis quelque temps, j’obtiens de meilleures notes que lui quand on reçoit les corrigés…
— Et l’autre aussi flanche ?
Junior avait deux professeurs : l’un du matin, l’autre de l’après-midi. Deux jeunes gens sortant de grandes écoles qui arrivaient, ponctuels, pour donner leur cours, avec des serviettes pleines de livres et de cahiers, des Bic de toutes les couleurs et des fiches quadrillées. Ils enlevaient leur manteau dans l’entrée et pénétraient dans la chambre de Junior comme dans un sanctuaire. Avec une sorte de trac au ventre. Ils s’essuyaient les pieds, resserraient le nœud de leur cravate, toussaient, se grattaient la gorge et frappaient à la porte en attendant l’ordre d’entrer. L’enfant les impressionnait.
— Non ! Celui-là tient bon ! Nos échanges sont exaltants. Il me fouette le cerveau de ses remarques et me pose mille problèmes. Son esprit est vif, bien documenté, il a une excellente mémoire et un très bon raisonnement. On s’amuse beaucoup ensemble… Mais cessons de parler de moi, dis-moi ce qui te chagrine…
Josiane soupira. Elle ne savait pas si elle devait dire la vérité à son fils ou parler de fatigue, de changement de saison, de grippe passagère. Elle pensa un instant accuser le pollen des arbres.
— Et n’essaie pas de me cacher des choses, petite mère. Je lis en toi comme dans un livre… Tu t’ennuies, c’est ça ? Tu tournes en rond dans la maison et tu ne sais plus quoi astiquer. Avant, tu avais une carrière, tu participais à la vie de l’entreprise, tu partais le matin, le jarret tendu et la mine fière, tu revenais le soir, la tête bourdonnante de projets. Tu avais ta place dans la société. Aujourd’hui, à cause de moi, tu te retrouves enfermée à la maison, à faire le ménage, les courses, la cuisine et tu t’ennuies…
— C’est exactement ça, Junior, répondit Josiane, surprise de la perspicacité de son fils.
— Et pourquoi tu ne retournes pas travailler chez Casamia ?
— Ton père ne veut pas. Il veut que je m’occupe de toi, que de toi !
— Et ça te gonfle…
Elle le regarda, embarrassée.
— Je t’aime à la folie, mon gros bébé, mais tu n’as plus besoin de moi, il faut être réaliste…
— Je suis allé trop vite…
— Beaucoup trop vite…
— Je n’ai pas rempli mon rôle de bébé. Je le sais. Je m’en fais le reproche fréquemment. Mais que veux-tu, maman, c’est si ennuyeux d’être un bébé !
— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas…, répondit Josiane en riant. Ça fait longtemps !
— Alors… Dis-moi… C’est délicat pour moi de te questionner. Tu devrais m’aider…
— Alors je pensais…, dit Josiane, pas sûre de pouvoir avouer la vérité.
— Que tu ferais bien un second bébé…
— Junior !
— Et pourquoi pas ? Va juste falloir convaincre papa… Je ne sais pas s’il en a tellement envie. Il se fait vieux…
— Très juste, Auguste…
— Et tu n’oses pas lui en parler…
— Il a tellement de soucis…
— Tu tournes en rond et ça fournicote dans ta tête. Que des idées noires !
— Tu lis dans mes pensées, mon fils…
— Il faut donc inventer. Inventer une nouvelle manière de vivre. Inventer, c’est penser à côté.
— C’est-à-dire ? demanda Josiane, pas sûre de comprendre.
— Aller là où personne ne t’attend… La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information. Peu d’êtres sont capables d’exprimer posément une opinion différente des préjugés de leur milieu. La plupart d’entre eux sont mêmes incapables d’arriver à formuler de telles opinions. Mais toi, tu le peux, mère…
— Junior, peux-tu parler plus simplement, c’est un peu obscur…
— Excuse-moi, mère. Je vais tâcher d’être plus clair…
Et il demanda à l’Albert Einstein en lui de se taire et de laisser parler Junior Grobz.
— Je sais pourquoi tant de gens aiment couper du bois. C’est une activité où l’on voit tout de suite le résultat. Je comprends pourquoi tu as tellement envie de faire le ménage, tu veux te sentir utile et obtenir un résultat…
— Mais j’ai bien peur d’avoir fait le tour de ma cuisine !
— Et tu voudrais faire quoi, petite mère adorée ?
— Ce que tu viens de dire : être utile. Avant, j’étais utile… Utile dans l’entreprise, utile à faire un enfant, mais maintenant l’enfant m’a dépassée et je reste là, à ne savoir que faire…
— Les grands esprits ont toujours rencontré une opposition farouche des esprits médiocres et tu as peur de formuler ton désir… alors je te le demande à nouveau, mère, que voudrais-tu faire ?
— Je voudrais retourner travailler. Ton père a besoin d’être aidé. Casamia a grandi, c’est devenu un ogre qui a besoin sans cesse de nouveaux projets et je sens bien qu’il s’épuise. Il n’y arrive plus tout seul. Je voudrais qu’il me redonne ma place dans l’entreprise. Qu’il me mette à la tête d’un service qui s’appellerait…
— « Prospectives et idées nouvelles », par exemple ?
— Je ferais merveille à ce poste-là. Dans le passé, j’ai fait mes preuves. Personne ne l’a jamais su car je me faisais souffler mes idées, mais je n’avais pas mon pareil pour trouver de nouveaux débouchés… J’aimais ça. J’aimais fureter dans les projets des autres, étudier ce qui était réalisable ou pas, fructueux ou non… Cette recherche me plaisait.
— J’en suis sûr, mère. C’est ton intuition qui parle et l’intuition a souvent raison. Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel, un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don… Rares sont ceux qui regardent avec leurs propres yeux et qui éprouvent avec leur propre sensibilité. Lance-toi ! Trouve des projets et soumets-les à mon père. Il saura bien reconnaître que tu as raison et te donnera la place que tu souhaites…
— Ce n’est pas si simple, Junior. J’ai tenté de lui parler, mais il ne veut pas entendre. Il me dit oui, oui, pour m’apaiser, mais il ne fait rien pour m’aider. Je pourrais, bien sûr, aller proposer mes services à un autre, mais j’aurais l’impression de le trahir…
— Tout est relatif, mère. Placez votre main sur un poêle une minute et ça vous semblera durer une heure. Asseyez-vous auprès d’une jolie fille une heure et ça vous semblera durer une minute. C’est ça, la relativité. Trouve-lui un projet nouveau bien ficelé, pose-le sur son bureau sans dire que cela vient de toi et il voudra savoir d’où cela provient et viendra te chercher… Toutes ses questions seront balayées, il n’aura plus qu’à s’incliner…
— Junior ! Tu vas trop vite même quand tu penses !
Elle le regarda dans les yeux pour essayer de comprendre comment ce gamin de trois ans pouvait lui tenir de tels discours, puis renonça. Elle ne parviendrait jamais à comprendre son fils. Il fallait qu’elle se fasse une raison. Elle ne tentait même plus de cacher son originalité. Elle en parlait encore l’autre jour à Ginette… Et cette dernière lui avait dit, accepte, accepte ce don du ciel et arrête de vouloir le freiner. Il n’est pas pareil que les autres et alors ? Tu imagines un monde où tout le monde serait semblable ? On se suiciderait ! Tant de parents se plaignent d’avoir des cancres, des paresseux, des ignares. Tu as un petit Einstein, soigne-le, encourage-le. N’essaie pas de le faire passer sous la toise des autres. L’égalité est une notion stupide. Nous sommes tous différents…
Elle soupira, se frotta les mains. Reprit le dialogue avec son fils.
— Tu as raison, Junior… Encore faudrait-il que je trouve un tel projet. Je suis isolée dans ma cuisine…
— Comment faisais-tu, avant ?
— J’allais dans les salons spécialisés, les foires, les expositions… Je parlais à des architectes, des stylistes, des inventeurs indépendants, je triais les idées… Je me disais que, parmi tout ce fatras, il y avait sûrement des choses à exploiter.
— Et tu avais raison… L’imagination est plus importante que le savoir.
— Mais comment repartir à la recherche de cet imaginaire si je suis enfermée chez moi à veiller sur toi ?
— Je t’aiderai, mère. J’irai avec toi. Tu n’auras qu’à dire que c’est pour mon instruction et je te soutiendrai. Nous parcourrons ensemble les grandes foires commerciales et nous trouverons des idées nouvelles que nous rapporterons sur le bureau de père…
— Tu ferais ça pour moi ?
— Oh oui ! et bien plus encore, si tu me le demandais ! Je t’aime tant, petite mère. Tu es mon roc, ma racine, ma feuille de peuplier… Je veux t’aider. Je suis sur terre pour ça, ne l’oublie pas.
— Mais tu as déjà fait notre bonheur, Junior. Ta naissance a été une bénédiction, une source de joie infinie. Tu aurais dû nous voir tous les deux, agenouillés devant l’enfant divin qui venait couronner notre amour. Nous te contemplions comme un trésor… Tu allais changer notre vie. Et tu l’as changée…
— Et ce n’est pas fini, tu vas voir. Nous allons faire de grandes choses, ensemble ! Ça m’amuse beaucoup d’aller sur le terrain, de parler à des hommes nouveaux avec des idées originales, de transformer leurs projets en réalisations concrètes. Je finis par m’ennuyer à étudier entre quatre murs.
— Il ne faudra pas que cela t’épuise. Tu es encore petit ! Tu as trop tendance à l’oublier. Tu ne fais plus de sieste…
— Inutile, mère, inutile. Je ne dors pas longtemps, mais je dors vite… Le sommeil est une perte de temps, une drogue pour paresseux.
— Ça fait longtemps que j’ai renoncé à comprendre comment tu fonctionnes, Junior. Je l’avoue, je suis complètement dépassée… mais bien heureuse d’avoir eu cette conversation avec toi ! C’est une belle occasion que me fournit la vie…
— Il n’y a pas de hasard, mère. Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito. Il a vu que tu avais des idées noires et Il m’a envoyé vers toi…
— Et tous les deux, nous allons aider ton père… Il a tant besoin de nous, tu sais. Le monde va si vite, aujourd’hui, et lui, il ne veut pas le reconnaître mais il vieillit…
— Le monde est dangereux. Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire…
— Nous laisserons personne lui faire de mal, n’est-ce pas, Junior ?
— Promis, maman ! Je vais me mettre de suite à la recherche d’idées et de projets pour Casamia et toi, de ton côté, fais donc une liste de foires où nous pourrons aller baguenauder…
— Affaire conclue ! s’exclama Josiane en se levant et en prenant son enfant dans ses bras. Junior ! Quelle félicité de t’avoir enfanté ! Comment ai-je pu faire un enfant comme toi ! Moi qui suis si ignare et simplette. C’est un grand mystère…
Junior sourit et lui donna une petite tape sur l’épaule pour lui dire de ne pas trop chercher.
— Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible, ajouta-t-il tout bas, laissant le grand Albert Einstein reprendre la parole.