Hortense Cortès faisait ses valises. Elle quittait Londres.
Hortense Cortès touchait le ciel et le ciel n’avait pas de limites.
Hortense Cortès mesurait exactement l’air qu’elle déplaçait et s’enivrait de son sillage.
Hortense Cortès ne parlait plus d’elle qu’à la troisième personne.
Le mois de juin s’achevait, l’école fermait, le contrat avec Banana Republic était signé. Nicholas avait joué son rôle d’agent à la perfection. Il lui avait obtenu un contrat mirifique : cinq mille dollars par semaine, un appartement sur Central Park South dans un immeuble avec doorman et fenêtres donnant sur le parc et un engagement de deux mois à renouveler si l’envie lui en prenait.
Elle commençait le 8 juillet. À dix heures du matin. Au 107 E 42e Rue, tout près de Grand Central et de Park Avenue.
Elle avait envie de chanter, de jouer de la guitare électrique, de marcher pieds nus sur un tapis rouge, de danser sur un air de Cole Porter, de s’abriter sous une ombrelle trouée, de plonger ses doigts dans une boîte de chocolats, de déposer une pincée de sel sur la queue d’un oiseau bariolé, d’adopter des poissons rouges, d’apprendre le japonais…
En attendant de partir pour New York, New York, elle rentrait à Paris. Paris…
Le temps d’embrasser sa mère et sa sœur, d’aller traîner dans les rues, de s’asseoir aux terrasses de café, d’observer les passants et de croquer mille détails qu’elle développerait, une fois installée dans les bureaux de Banana Republic, à Manhattan. Il n’y a aucune autre ville au monde où les filles ont autant d’invention, de flair et de chic qu’à Paris. Elle volerait une allure, une silhouette, engrangerait mille images et s’envolerait, bourdonnante d’idées, pour New York.
Elle chantonnait en faisant sa valise, tout en surveillant de l’œil son portable.
Elle avait, royale, payé deux mois de loyer d’avance à l’ayatollah et lui avait annoncé qu’elle partait. Elle quittait la maison. Elle avait touché le jackpot… Regarde-moi bien, homme vain et minuscule, car tu ne me verras plus ! Plus jamais ! Tu m’apercevras dans les colonnes des journaux, mais c’est tout ! Plus jamais tu ne me persécuteras avec des factures impayées, des calculs mesquins et ta libido de nain ! Il avait pâli, avait bafouillé tu me quittes ? Elle avait siffloté oui, oui… tu ne pourras plus jouer avec mon téléphone et effacer mes messages, tu vas t’ennuyer ! Il avait protesté, avait juré ses grands dieux que jamais il n’aurait osé faire ça ! Tu me crois, Hortense, tu me crois, n’est-ce pas ? Il avait l’air sincère…
— Alors si ce n’est pas toi, c’est qui ?
— Je ne sais pas, mais ce n’est pas moi…
— « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! » chantonna Hortense sur un air de fable de La Fontaine. Le Boutonneux ? La Boule puante ? L’autre taré et ses plats de fromage aux spaghettis ? De toute façon, je m’en contrefiche ! Bimbamboum, je me casse d’ici et je ne te reverrai plus jamais ! Ni toi ni les autres…
— Mais tu vas vivre où ?
— Partout où tu ne seras pas !
— Je t’aime, Hortense, j’aimerais tellement que tu me regardes…
— J’ai beau racler le sol des yeux, c’est drôle, je ne t’aperçois pas…
— Tu n’éprouves donc rien pour moi ?
— Un immense dégoût pour ta mentalité de rat…
Et comme il tentait une dernière fois de la retenir, comme il promettait de ne plus jamais l’embêter avec la council tax, le gaz et l’électricité, les spaghettis au fromage, elle ferma la fermeture Éclair de son gros sac et le poussa hors de sa chambre.
Elle débarqua gare du Nord, prit un taxi, offrit un pourboire de dix euros au chauffeur afin qu’il porte ses valises jusqu’à l’ascenseur. L’argent lui brûlait les doigts. Cinq mille dollars par semaine ! Vingt mille par mois ! Quarante mille en deux mois ! Et si je fais des merveilles, je demanderai le double, le triple ! Je suis la reine du monde et le roi n’est pas mon cousin !
Elle sonna d’un doigt triomphant. Sa mère vint lui ouvrir. Elle eut envie de l’embrasser et l’embrassa.
— Maman ! Maman ! Si tu savais ce qu’il m’arrive !
Elle étendit les bras, tourbillonna, se laissa tomber dans le canapé rouge.
Elle raconta.
Elle raconta à Joséphine…
Elle raconta à Zoé…
Elle raconta à Josiane et Junior quand elle leur rendit visite.
Junior l’avait appelée :
— Hortense, c’est urgent, il faut que je te voie. J’ai besoin de toi !
— Tu as besoin de moi, la Miette ?
— Oui… Viens dîner à la maison, ce soir. Et viens seule… C’est une conspiration !
— Une conspiration !
— Yes, Milady ! Et n’oublie pas, I’m a brain …
— I’m a brain, too…
Elle trouva Josiane et Junior, assis à la table de la cuisine, les sourcils froncés et l’air courroucé. Marcel n’était pas encore rentré du bureau.
— Il rentre de plus en plus tard, soupira Josiane. Et il est tout froissé de soucis…
Elle embrassa Josiane. Posa un baiser sur les cheveux rouges de Junior… Tu savais que Vivaldi avait les cheveux rouges aussi, la Miette ?
Il ne répondit pas.
L’heure était donc grave.
Elle s’assit et écouta.
— Alors voilà, commença Junior, habillé comme un duc anglais dans son château du Sussex, les cheveux aplatis, la raie bien dessinée, un nœud papillon qui lui mangeait le menton. Nous avons toutes les raisons de penser, mère et moi, qu’on en veut à mon père…
Il raconta l’entrevue au Royal Pereire avec Chaval, la lecture des circonvolutions de son cerveau, la découverte de ces phonèmes : « Henriette », « codes secrets », « cambriolage », « comptes bancaires », « trompette », « Hortense », « djellaba »…
— Pour ce qui est de ta présence dans le cortex de l’ignoble individu, je te pardonne… Je ne te dirai pas sous quelle forme tu y figures pour ne pas t’offenser, mais je dois avouer que ce n’est pas très flatteur et je peux te jurer que, dans mon cerveau à moi, tu es beaucoup mieux illustrée…
— Merci, la Miette…
— Maman m’a raconté l’histoire avec Chaval. Je considère que c’est une erreur de jeunesse…
— J’étais très jeune, en effet !
— Pour ce qui est du reste, nous sommes perplexes et nous avons besoin de toi…
— Je ne comprends rien à ton histoire, dit Hortense. Tu veux dire que tu lis dans le cerveau des gens ?
— Oui. Ce n’est pas facile, mais j’y arrive. En faisant un effort terrible. Nous émettons tous des fréquences, nous avons tous un transistor dans la tête. Nous ne nous en servons pas car nous ignorons les pouvoirs merveilleux de notre cerveau… Il suffit donc que mes fréquences se branchent sur les fréquences de Chaval pour que je pénètre dans sa tête et lise ses pensées…
— Je comprends, murmura Hortense, dis donc c’est drôlement utile, ce truc-là…
— Ce n’est pas un truc, c’est un phénomène physique, scientifique…
— Excuse-moi…
— Avec maman, nous avons reconstitué les morceaux du puzzle entrevu dans le cerveau de Chaval et voilà ce que nous avons déchiffré : Chaval et Henriette ont volé les codes secrets des comptes bancaires de père et veulent le dévaliser… Cela fait du sens, n’est-ce pas ?
— Oui…, reconnut Hortense. Tu es sûr qu’Henriette conspire ?
— Sûr de sûr…
— Pourtant elle ne manque de rien… Marcel s’est montré très généreux lors de leur divorce.
— L’avare n’en a jamais assez, Hortense, entends bien cela… L’avare aime son or, pas l’usage qu’il en fait. Il l’aime comme une personne vivante et chaude. Et puis elle est dévorée par une haine qui la rend insatiable. Je le regrette bien, tu sais, je n’aime pas voir l’âme humaine si noire… Il nous faut donc empêcher ce vol…
— En changeant les codes…
— Bien sûr ! C’est la première chose à laquelle nous avons pensé, nous aussi…
Il haussa les épaules, déçu par la remarque d’Hortense.
— Mais ce n’est pas suffisant, poursuivit-il. Nous devons éradiquer le mal à l’origine et savoir comment Chaval et Henriette se sont procuré ces codes. Nous avons une idée, bien sûr, mais nous avons besoin de la vérifier… Et il n’y a que toi qui puisses le faire.
— Et c’est quoi, cette idée ?
— Il y a une femme qui travaille dans l’entreprise de papa, qui est chef comptable et qui s’appelle Denise Trompet…
— D’où la trompette, dit Hortense.
— Ah ! Tu remontes dans mon estime ! Nous pensons que la trompette et Denise Trompet ne font qu’un. Mais justement… Que vient faire Denise Trompet dans cette affaire trouble ? Maman la connaît très bien et assure que c’est la femme la plus honnête du monde… En plus, elle voue un véritable culte à mon père. A-t-elle été manipulée ? Henriette et Chaval ont-ils agi dans son dos ? Ou avec sa complicité ? C’est ce morceau-là du puzzle qui nous manque…
— Je ne veux pas l’accuser si elle est innocente, dit Josiane, les bras croisés sur la poitrine. Ce serait terrible. Et j’ai du mal à imaginer Denise Trompet tramant une escroquerie. C’est une femme fidèle, scrupuleuse et d’une conscience professionnelle irréprochable. Elle travaille depuis vingt ans dans l’entreprise et n’a pas commis une seule faute. Sa comptabilité est un modèle de clarté. Marcel se repose entièrement sur elle… Or, dans la tête de Chaval, il y a bien une trompette… Junior l’a vue. Et ce ne peut être qu’elle…
— C’est étonnant, ce don, dit Hortense en dévisageant Junior. Tu m’épates vraiment, tu es un génie, un virtuose… Je m’incline, cher maître !
Junior rougit et son visage se couvrit de plaques. Il résista à l’envie de se gratter. Il venait de passer de la Miette à Maître.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda Hortense.
— Que tu ailles prendre un verre avec Chaval et que tu lui tires les vers du nez…
— Que je… quoi ? s’exclama Hortense.
— Que tu le fasses parler…
— Comme ça ! Je l’appelle, je lui dis que je veux le voir et il arrive au grand galop ? Je vous trouve bien optimistes…
— Non ! Il a gardé un souvenir impérissable de toi… Et c’est normal. N’importe quel homme qui t’approche, Hortense chérie, est calciné de désir ou d’amour, appelle cela comme tu veux. Chaval, le premier… Depuis que tu l’as quitté, il dépérit, j’ai vu ça dans le troisième pli frontal de son lobe gauche…
— Avec la djellaba…
— Non, un peu au-dessus…
— Si tu le dis…
— Devant toi, l’homme se liquéfie, il perd le contrôle de son cerveau… Ce sera un jeu d’enfant de le confesser !
— Parce que tu crois qu’il va tout me raconter ?
— Je pense qu’il voudra se faire mousser, qu’il te dira qu’il a des espérances, de l’argent qui va tomber et, à ce moment-là, tu mentionnes négligemment le nom de la Trompette et tu vois comment il réagit…
— Et comment suis-je censée être au courant de la Trompette ?
— Tu fais comme les flics… Tu lui dis que la Trompette a tout raconté à Marcel et que Marcel se demande comment le châtier… Que tu ne veux pas le croire et veux l’entendre de sa bouche car, malgré tout, tu lui gardes une certaine estime, et même une certaine affection… Et là, il se déballonne, se traîne à tes pieds et on a la preuve qui nous manque…
— Mmmoui…, dit Hortense. Vous croyez que ça va être si facile ?
— Je pense que rien ne t’est impossible, dit Junior. Il te suffira d’aller à ce rendez-vous en te disant, en te répétant Chaval va me parler, il va se confesser et tu verras, il avouera tout…
Hortense réfléchit rapidement. Cela ne lui coûtait rien de prendre un café avec la larve qui avait été autrefois son amant… Et si cela pouvait aider Marcel, Josiane et Junior… La vie était généreuse avec elle, elle avait envie de partager.
Et elle fut étonnée de sa réaction. Serais-je en train de changer ? se demanda-t-elle, inquiète.
— Si je fais ça… Si je démasque Chaval… Je peux te demander un service en échange ?
— Pas de problème…, dit Junior, enchanté que l’affaire soit réglée. Mère ! Sers-nous donc un rafraîchissement… Il fait une chaleur aujourd’hui ! J’ai les bonbons qui collent au papier…
— Arrête de parler comme ton père ! le gronda Josiane qui, depuis qu’elle était mère, tentait de surveiller son langage et veillait à ce que son fils en fasse autant.
Junior l’ignora et se penchant vers la belle Hortense, il demanda :
— Que puis-je faire pour toi ?
— Je veux que tu pénètres dans le cerveau de Gary et que tu me dises ce que tu y vois…
Junior se regimba.
— Ça t’intéresse tant ce qu’il y a dans le cerveau de Gary ?
Hortense lui adressa un petit sourire enjôleur.
— Là, c’est toi qui me déçois, Junior… Je te croyais plus fine mouche…
— Je sais que tu veux le retrouver à New York et tu te demandes dans quel état d’esprit il est vis-à-vis de toi, afin de ne pas te prendre un vent…
— C’est exactement ça…
— Avant, il faut que je te dise une chose, Hortense…
Josiane sentit que sa présence embarrassait son fils et prétexta un coup de téléphone pour sortir de la pièce.
Junior se redressa, planta son regard dans celui d’Hortense et déclara :
— Dans dix-sept ans, toi et moi, on se marie…
Hortense gloussa de rire.
— On se marie ?
— Oui, tu es la femme de ma vie… Avec toi à mes côtés, je ferai de grandes choses. Toi seule as la liberté intérieure nécessaire pour suivre les voltiges de ma pensée…
— Je suis très flattée…
— Pour le moment, je suis trop petit…
Il laissa tomber sa tête entre ses mains. Resta un moment silencieux, prostré sur la table de la cuisine…
— Oh ! que ce corps d’enfant me pèse ! Que j’ai hâte d’avoir de longs bras et de longues jambes pleins de poils ! Je ne peux rien faire, enfermé dans cette carapace de bébé… Mais dans dix-sept ans, je serai devenu un homme et je demanderai ta main… Je veux bien patienter et j’admets qu’en attendant, tu voyages, tu te divertisses, et même que tu éprouves de tendres sentiments envers d’autres garçons…
— Tu es trop généreux, la Miette ! ironisa Hortense.
— Mais dans dix-sept ans, je te demande de me donner une chance… Je ne veux pas que tu me fasses une faveur, je veux juste que tu acceptes de dîner avec moi, d’aller au concert, au cinéma, sur la muraille de Chine, dans les jardins de l’Alhambra et si, d’aventure, un sentiment naît entre nous, que tu ne le refuses pas… C’est tout.
— Écoute, Junior, on verra où on en sera dans dix-sept ans… Tout ce que tu me racontes me paraît un peu bizarre, mais bon… Pour le moment, je voudrais juste que tu ailles te promener dans le cerveau de Gary…
— Il me faudra une photo…
— Nous avons des photos prises lors du dernier Noël, dit Josiane qui avait écouté derrière la porte de la cuisine et était revenue à pas de loup.
— Parfait, dit Junior. Je m’enfermerai dans ma chambre, je me concentrerai et je te dirai ce que je vois… Mais sache, Hortense, que c’est un acte généreux et magnanime de ma part… Je ne renonce pas à toi pour autant !
— Enfin, Junior ! T’es pas sérieux ! Dans dix-sept ans, je serai une vieille croûte !
— Tu ne seras jamais une vieille croûte ! Et je serai ton mari…
— Tu l’as lu dans mon cerveau ? demanda-t-elle, inquiète.
— Je ne te dirai rien car si on enlève la surprise, le mystère, on tue le désir et je veux que tu brûles pour moi… Que tu braves les interdits, les idées toutes faites et que nous formions un couple étourdissant… Nous le pouvons, Hortense ! Fais-moi confiance, fais-toi confiance…
— Oh pour ça ! s’exclama Hortense. Je suis imbattable !
— C’est ce que j’aime en toi… Entre autres choses !
— Dis donc, demanda Hortense en se tournant vers Josiane, il devient pas un peu mégalo, ton gamin ?
Josiane haussa les épaules. Les délires sentimentaux de Junior ne l’inquiétaient pas. Elle s’était habituée aux fantaisies de son fils. L’important était de sauver Marcel. Elle observait Hortense, son sourire angélique et cruel, ses épaules rondes, ses hanches fines, la masse de cheveux relevés en une épingle, elle écoutait le dialogue entre Hortense et Junior, se disait que la vie se débrouillait toujours pour vous surprendre, qu’elle s’embusquait pour mieux vous sauter à la gorge, qu’il fallait simplement l’accepter et lui emboîter le pas…