Gilles Legardinier L'Exil des Anges

Pour Guillaume et Chloé, sans qui je ne veux pas.

Pour Pascale, sans qui je ne suis pas.

1

Il faisait nuit, un peu froid. Depuis la fin de l’après-midi, comme souvent en cette saison, la pluie tombait, fine, régulière et grise. On ne distinguait même plus le loch, pourtant tout proche en contrebas. L’automne était là. Immobiles, les arbres ruisselants scintillaient dans la clarté échappée des fenêtres du salon.

À l’intérieur, il faisait bon. Le couple était blotti au fond du canapé, dans la douce chaleur du feu de cheminée qui dansait. Cathy eut un long soupir triste et se serra encore un peu plus contre son mari. Perdu dans ses pensées, Marc gardait les yeux fixés sur les flammes. Ils étaient ainsi depuis de longues heures, silencieux, ne se levant que pour remettre des bûches. Ils n’avaient plus rien à faire avant le lendemain — cela ne leur était jamais arrivé.

Marc s’étira lentement ; elle leva les yeux vers lui. Leurs regards se croisèrent. Il déposa un baiser sur son front, délicatement, avec encore plus de tendresse qu’à l’accoutumée. Il l’embrassa comme si c’était la dernière fois.

Pour eux, isolés, à l’écart du monde, plus rien n’était pareil. Il n’était plus le professeur Destrel, éminent psychophysicien au sommet de sa renommée, et ce soir-là, elle n’était plus sa collaboratrice. Débarrassés de leur blouse, de leur badge et de leur titre, ils n’étaient plus qu’eux-mêmes, enfin. Éclairés par les seules lueurs du feu, ils ressemblaient à deux adolescents terrifiés à l’idée que quelqu’un puisse les séparer.

Depuis le jour où leurs chemins s’étaient croisés au laboratoire de physique de Sacramento, ils ne s’étaient plus quittés. Lui était français, elle canadienne. En quelques mois, elle lui était devenue indispensable, d’abord dans le travail, puis très vite sur un plan plus personnel. Il avait d’abord remarqué ses regards, comme si elle l’observait. Elle était devenue l’unique personne à pouvoir le distraire de ses travaux. Un seul de ses rires suffisait à lui faire oublier ses expériences, ses rapports d’études, ses protocoles d’observation et sa dévorante passion pour son métier. Cela durait depuis quinze ans, quinze ans de complicité, de travail et d’amour. Leur remarquable carrière ne leur avait pas laissé le temps de mettre au monde autre chose qu’un prix Nobel et une dizaine de découvertes majeures en neurosciences. Ils avaient bien essayé de prendre un peu de recul — c’est d’ailleurs à cette époque qu’ils avaient acheté cette superbe demeure dans les Trossachs, au cœur de l’Écosse — mais le travail n’avait pas tardé à envahir aussi cette partie de leur vie. La cave s’était peu à peu transformée en laboratoire d’appoint, jusqu’à devenir le lieu de prédilection des recherches qu’ils souhaitaient mener loin des contrôles du gouvernement.

Dans le silence seulement ponctué par les craquements du feu, la sonnerie du téléphone retentit soudain. Cathy crispa ses doigts sur l’avant-bras de son époux. Après deux coups, le tintement cessa. Une dizaine de secondes s’écoulèrent avant qu’il résonne encore une fois.

— C’est le code, fit Marc d’une voix atone. C’est Greg.

Il se leva sans hâte et avança vers le bureau où l’appareil carillonnait avec obstination. Il décrocha sans prononcer un mot. En reconnaissant la voix au bout du fil, il se tourna vers Cathy et lui confirma d’un mouvement de tête qu’il s’agissait bien de Greg.

Cathy s’était redressée et l’observait.

Marc écouta, ne répondant parfois que d’un mot ou deux. De sa main libre, il empilait machinalement des rapports scientifiques épars. La communication fut brève. Il raccrocha et revint s’asseoir près de sa femme.

— Greg t’embrasse.

— Tu aurais pu lui dire quelque chose.

— À quoi bon ? On aurait fini en larmes tous les deux et ça n’aurait avancé à rien…

Cathy hésita avant de demander :

— Où en est-il ?

— Il a reçu les billets d’avion et les réservations d’hôtel pour la conférence d’Oslo. Il va faire comme si nous y allions.

— Pas de nouvelles des chacals ?

Marc prit une inspiration avant de répondre.

— Greg a l’impression de les voir partout. Notre départ précipité a dû les exciter.

— Ils ne mettront plus longtemps à nous retrouver.

— Il sera trop tard…

Elle enroula son bras autour du sien et se lova de nouveau. Ses grands yeux gris-vert s’embuèrent, une larme roula sur sa joue. Marc l’étreignit. Il caressa ses longs cheveux châtains défaits. Elle ne les attachait qu’au laboratoire. Elle ne les attacherait plus jamais.

— Ne t’inquiète pas, lui souffla-t-il. Moi aussi j’ai peur, mais nous n’avons plus le choix.

— Greg n’a rien dit à propos de demain ? s’enquit-elle en frissonnant.

— Il arrivera en milieu de matinée et détruira tout.

Cathy sentit sa gorge se serrer. Elle avait l’impression que si elle cédait et se mettait à pleurer, elle ne pourrait plus s’arrêter.

— Plus question de reculer, murmura-t-elle. On y est…

— C’est notre seule chance.

Il prit délicatement le doux visage triste et le releva. Il plongea son regard dans le sien et lui confia :

— Tu es ce que j’ai de plus précieux sur cette terre. Je redoute ce qu’ils peuvent te faire pour me contraindre…

— Je ne veux pas être séparée de toi.

— Si nous avons vu juste, nous ne le serons pas longtemps.

— Et si notre théorie est fausse ?

— Au moins nous ne souffrirons plus. Et puis nous sommes des scientifiques, il faut un jour que les théories soient appliquées. Nous serons les cobayes de notre propre travail. De toute façon, nous ne pouvons rien faire d’autre. Nous n’aurons plus jamais la paix.

Elle soupira et lui demanda :

— Comment te sens-tu depuis ton marquage ?

— J’ai eu mal au crâne tout de suite après, mais maintenant, c’est terminé. Il faudra que tu y passes avant de dormir.

Elle hocha la tête, résignée à l’épreuve qui les attendait. Il était probable qu’aucun d’eux ne trouverait le sommeil cette nuit-là. Trop d’interrogations, trop de souvenirs. On ne quitte pas une vie sans rien regretter.


Le vent s’était levé, rabattant sur les petits carreaux les gouttes de pluie qui n’en finissaient pas de tomber. Le canapé était vide devant le feu mourant. Au sous-sol, au centre d’une pièce au plafond bas et aux murs blancs remplie d’appareillages scientifiques, Cathy était assise dans un fauteuil usé. Un étrange casque recouvrait son crâne, ses yeux et ses oreilles. Ses cheveux maintenus vers l’arrière lui faisaient un visage plus sévère qu’au naturel. Marc s’affairait à régler les derniers paramètres en passant d’une console informatique à l’autre. Cathy eut un mouvement nerveux qui secoua les fils la reliant aux machines.

— Reste calme, ce ne sera plus long, lui dit Marc en posant une main rassurante sur son épaule. Tu seras vite sous hypnose.

Elle eut un sourire mécanique et lui caressa le poignet au passage.

Lorsque tout fut prêt, il lui demanda s’il pouvait commencer. Elle acquiesça d’un hochement de tête vif. Elle aurait probablement aimé qu’il lui prenne la main, qu’il lui parle, mais à cet instant, ils étaient avant tout deux scientifiques accomplissant ce qu’aucun humain n’avait tenté avant eux.

Marc entra la séquence de code dans l’ordinateur et le processus s’engagea. Une série de flashs criblèrent les yeux de Cathy à un rythme de plus en plus rapide. Des sons aigus de faible intensité vinrent s’associer aux stimuli visuels. La puissance des éclats lumineux débordait maintenant le casque et illuminait son visage de clartés irréelles.

Marc n’arrivait pas à détacher le regard de sa femme. Il ne supportait pas de la savoir malheureuse ou inquiète. Elle l’était pourtant bien au-delà de ce que l’on peut endurer, et cela nuit et jour depuis des mois. Même s’il s’efforçait de ne pas le montrer, lui aussi était à bout de forces. Il aurait tant voulu que tout cela soit inutile. Il aurait préféré ne rien découvrir.

Il la regarda passer sous hypnose. Il vit ses doigts fins se détendre, ses épaules se relâcher, et ses avant-bras glisser des accoudoirs du vieux fauteuil.

Lorsqu’il se fut assuré que tout se déroulait normalement, il s’assit à une table et ouvrit un carnet à la couverture de cuir vert. D’une écriture appliquée, il y inscrivit la date et l’heure et consigna l’expérience en cours. Depuis qu’ils s’étaient décidés à fuir, plus d’un an auparavant, ils avaient scrupuleusement noté toutes les étapes de leur parcours jusqu’à ce soir. Sans hésitation, Marc alignait les mots. Pas à pas, il décrivait avec rigueur le processus et ses effets. Un bip de l’ordinateur principal attira son attention. Sans appréhension, il consulta l’écran — il ne s’agissait que du signal de passage à la phase de marquage. Cathy était toujours impassible sous son casque.

Avec méthode, Marc poursuivit son compte rendu. Ce qu’il décrivait était incroyable, inimaginable, et pourtant bien réel. Il s’agissait d’une des expériences les plus importantes et les plus prometteuses jamais pratiquées dans toute l’histoire de l’humanité. Pourtant, personne ne devait jamais en avoir connaissance. Les mots sur le carnet seraient la preuve que ni lui ni Cathy n’avaient rêvé. Ces pages contenaient leur vie, leur savoir, leur amour, toute leur histoire résumée pour qu’un jour, ils soient sûrs de se retrouver et de comprendre.

Cathy était à présent comme statufiée. Le processus allait encore durer une bonne demi-heure. Les différents graphiques sur l’écran indiquaient que le marquage se poursuivait sans obstacle. Marc observa sa femme mais un sentiment étrange l’envahit. Il détestait la voir immobile, figée dans ces éclairs froids, comme morte. Il détourna le regard et se concentra de nouveau sur le carnet. Demain, avant de s’envoler vers l’Europe continentale, il leur faudrait le cacher bien à l’abri, avec les sauvegardes informatiques et quelques objets personnels, dans une vallée voisine. Ces pages contenaient des secrets que tous les gouvernements du monde se seraient arrachés. Pour Cathy et lui, ce ne serait qu’une clé.

Lorsque l’ordinateur émit son signal répété et strident, Marc vérifia le listing des phases puis, ayant constaté que tout était normal, clôtura les programmes les uns après les autres. Avec précaution, il retira le casque et libéra sa femme. La sueur perlait sur son front. Il écarta une mèche collée sur sa tempe. Elle n’était pas encore revenue à elle mais respirait vite. Ses yeux grands ouverts et rougis avaient quelque chose d’effrayant : ils ne voyaient rien.

— Cathy, Cathy… appela-t-il doucement en lui frictionnant la main.

Comme si elle émergeait d’un profond sommeil, elle s’anima peu à peu. Sa tête oscilla, son regard reprit vie. Elle le fixa de manière étrange et demanda :

— C’est fini ?

— Complètement. Tout s’est bien passé. Nous sommes prêts.

Elle soupira :

— Au moins d’un point de vue scientifique…

Il lui désigna le carnet vert resté ouvert sur le plan de travail.

— Dès que tu te sentiras mieux, tu y mettras la conclusion…

— Je n’ai pas vraiment la tête à ça.

— J’ai commencé, tu achèves…

— Et tu ne liras que lorsque nous nous retrouverons ?

— Si tu veux. Mais j’espère que cela ne veut pas dire que tu as des choses inavouables à confesser !


Ils remontèrent peu de temps après. Marc attisa les braises et plaça une nouvelle bûche dessus. Dehors, la pluie avait cessé, la surface du loch était lisse et sombre comme un miroir reflétant le clair de lune. Il s’installa au creux du canapé. Elle s’allongea près de lui, la tête posée sur sa cuisse.

— J’ai la sensation d’être ivre, lui confia-t-elle. C’est vrai que ça donne mal au crâne.

— Ça va passer.

Il reprit le rythme régulier des caresses sur sa chevelure. Ses doigts vagabondaient dans les longues boucles. Il en aimait le soyeux, la douceur. Dieu qu’elle allait lui manquer…

Cathy finit par s’endormir, épuisée de trop d’angoisses et d’interrogations. Marc continua de penser à Greg, leur ami, à leurs travaux trop en avance pour une époque matérialiste et mercantile, à la cachette choisie pour la mallette d’archives. Le repos ne vint pas. Il passa la nuit à effleurer les cheveux et la nuque de celle qu’il aimait plus que tout et que demain il allait tuer.

Загрузка...