Peter avait pris la route de bonne heure pour être certain de trouver Martha Robinson chez elle. La nuit avait été courte et il avait du mal à surmonter l’impact de sa confrontation avec Morton. Même s’il avait eu le dessus, c’était une victoire qui lui avait beaucoup coûté. Plus que jamais, la vérité avait un prix et un poids. Incapable d’oublier son regard, ses mots, il en avait encore le ventre noué.
Impossible de déterminer laquelle, de sa conscience ou de celle de Gassner, était la plus bouleversée. Il était simplement révolté, écœuré et plus que jamais décidé à se battre. Ce qu’il adviendrait de lui importait peu pour l’instant. La seule chose qui comptait, c’était Valeria.
Pourquoi désirait-il tant la sauver ? Était-ce Gassner qui le lui soufflait, ou lui qui l’avait décidé ? Il n’avait pas la réponse, mais c’était sans importance. D’où qu’il vienne, ce désir était le sien.
Il revoyait le visage de Valeria, réentendait le son de sa voix, quelque chose d’immédiatement chaleureux. Il se remémora leurs conversations. Il aimait sa façon de baisser les yeux sous sa frange brune, juste avant de les relever pour dire quelque chose d’important. Ce détail la résumait assez bien, il associait le charme et le courage.
Ce matin, pour la seconde fois en quelques heures, Peter allait devoir convaincre quelqu’un que Frank Gassner vivait un peu en lui. Mais cette fois, il n’était pas question de terrifier, ni de contraindre qui que ce soit. Il lui fallait convaincre parce qu’il avait besoin d’un sérieux coup de main.
Dans les quartiers résidentiels, à cette heure matinale, beaucoup de gens étaient déjà partis travailler. Les rues étaient calmes, les arrosages automatiques projetaient de fines gouttelettes qui formaient de petits arcs-en-ciel dans la lumière franche du soleil. La journée s’annonçait magnifique.
Arrivé à hauteur de la maison, Peter se gara. Se regardant dans son rétroviseur intérieur, il ajusta son col et passa la main dans ses cheveux pour essayer de se coiffer. En vain. Il descendit. Soudain privé de la fraîcheur de la climatisation, l’air lui paraissait déjà bien tiède.
Il alla directement sonner à la porte. Aucune réponse. Il attendit un instant, puis sonna de nouveau avec insistance. Il recula de quelques pas, observa les rideaux du premier et du salon mais sans détecter le moindre signe de vie.
Dans le jardin voisin, une femme en robe de chambre traversa la pelouse pour aller ramasser son journal. Apercevant Peter, elle le salua poliment. Le jeune homme répondit d’un geste de la main et s’empressa de demander :
— Pardonnez-moi, savez-vous si Mrs Robinson est là ?
— Elle ne doit pas être loin. Je l’ai aperçue ce matin et sa voiture est derrière. Elle doit prendre son petit déjeuner.
Peter hocha la tête d’un air entendu et la remercia. Avec autant de naturel que possible, il contourna la maison. Ses pas crissèrent sur l’allée de gravier qui longeait le flanc de la villa. La voiture était en effet garée devant le garage tout en bois. Le jardin de derrière était plus dense que celui donnant sur la rue. L’endroit avait davantage de charme. Sous un pommier tout rond, un banc était installé. Peter repéra la porte de la cuisine. À travers les petits carreaux, il observa l’intérieur. Tout y était impeccablement rangé, sans aucune trace de petit déjeuner en cours. Il frappa, plus fort cette fois. Il plaça ses mains en visière et se colla contre la vitre pour essayer de mieux voir. Lorsqu’il posa sa main sur la poignée, il s’aperçut que la porte n’était pas verrouillée. Avec précaution, il passa la tête.
— Mrs Robinson, vous êtes là ?
La maison était silencieuse, aucun bruit de douche qui aurait pu justifier que Martha n’entende pas.
Peter traversa la cuisine et s’engagea dans le couloir qui menait au salon lorsque soudain, tout proche de son oreille, il entendit le déclic d’une arme à feu.
— Si tu bouges, tu es mort… siffla Mrs Robinson d’une voix glaciale.
Peter leva aussitôt les bras en l’air et dit :
— Je suis désolé d’être entré comme un voleur. C’est moi, Peter, vous ne me reconnaissez pas ?
— Si, justement. Alors tu vas être gentil et mettre les mains contre le mur en te tenant tranquille parce que sinon, je te promets que tu ressortiras d’ici avec un gros trou à la place du cerveau.
Martha posa le canon de son arme sur la nuque du jeune homme et l’appuya pour le forcer à obtempérer. Peter s’exécuta. Elle le fouilla. Dans la poche intérieure de son blouson, elle découvrit le revolver 9 millimètres, qu’elle confisqua.
— Il faut être drôlement gonflé pour revenir, fit-elle, ses yeux lançant des éclairs de colère. La dernière fois, tu m’as prise pour une vieille imbécile.
— Laissez-moi vous expliquer… se défendit Peter.
Il essaya de se retourner mais elle l’en empêcha en accentuant la pression de son arme.
— Tout doux, gronda-t-elle. Tu auras tout le temps de me raconter ta petite histoire en attendant que les flics arrivent.
— Je vous en prie, argumenta Peter. Écoutez-moi…
Sans ménagement, elle le dirigea vers le salon et l’obligea à s’asseoir sur une chaise.
— Donne-moi ta ceinture, lui ordonna-t-elle.
Devant l’air incrédule de Peter, elle répéta, plus ferme.
— Donne-la-moi et ne discute pas.
Peter défit la boucle, fit glisser la lanière et la lui tendit.
— Passe tes bras derrière le dossier.
Avec une prudence de dresseur de fauve, Martha s’approcha, et sans hésiter, lui ligota les deux poignets solidement au dossier. Elle serra jusqu’à lui faire blanchir les articulations. Peter crispa les mâchoires.
Mrs Robinson repassa devant Peter et reprit :
— Tu as été brillant la dernière fois. J’ai même cru à ton histoire. J’en ai eu les larmes aux yeux, j’étais toute retournée. Compliments, tu es un sacré comédien. Mais tu ne t’imaginais pas que j’allais rester sans vérifier ? Après trente-cinq ans dans le renseignement, j’ai encore pas mal de relations. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir que tu m’avais roulée dans la farine. Je me pose pourtant une question, une seule : pourquoi ? Pourquoi m’as-tu raconté tout ça ?
— Parce que j’avais besoin de votre aide.
Martha ouvrit de grands yeux.
— Alors ça ! s’exclama-t-elle. On peut dire que tu as de l’aplomb !
— Non, j’ai de bonnes raisons. C’est vrai, je ne suis pas le fils de Frank Gassner. Je vous ai dit ça parce que vous n’auriez jamais cru la vérité.
— Qu’est-ce que tu pouvais me raconter de plus incroyable ?
— Je vais vous le dire, mais avant, vous devez me promettre de ne pas appeler les flics.
Martha leva les sourcils dans une nouvelle expression de surprise.
— Toi, fit-elle en secouant la tête, tu es un cas ! Tu n’es pas vraiment en position d’exiger.
— Une demi-heure, c’est tout ce que je vous demande. Si, passé ce délai, vous n’êtes pas convaincue, alors vous pourrez les appeler. Vous ferez de moi ce que vous voudrez. Tout sera perdu, mais avant, je vous en supplie, écoutez-moi.
Martha agita son revolver et le menaça :
— N’espère pas te payer ma tête une seconde fois, mon garçon. Qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai encore besoin de vous.
Peter marqua une pause. Martha le fixait intensément. Elle le traquait du regard. Il se lança :
— Si aujourd’hui Frank n’était pas mort et réclamait votre aide, accepteriez-vous ?
— Laisse cet homme en dehors de tout ça. Tu n’as rien à voir avec lui et il a bien mérité de reposer en paix.
— Si la cause pour laquelle il s’est le plus battu était en danger, si ceux qui l’ont trahi menaçaient de nouveau des vies, vous sentiriez-vous concernée ?
— Comment saurais-tu ce qui lui tenait à cœur, tu ne l’as pas connu !
— Frank ne vous parlait jamais de ses missions.
— Mêle-toi de tes affaires, ce n’est pas comme ça que tu vas me convaincre, tu es mal parti.
Malgré l’air sombre de Martha, Peter insista :
— Pourtant, une fois, une seule, il vous a parlé d’un couple de savants qu’il était chargé d’espionner.
Le regard de Martha se durcit, mais Peter continua :
— Rappelez-vous : il était très excité, il vous a emmenée dîner à Reader Mountain dans une taverne de chasseurs. Vous avez pris un verre dehors, sur la terrasse, et emporté par l’enthousiasme, ce soir-là, il vous a confié…
— Stop, fit Mrs Robinson, blanche de rage. J’ai compris. L’Agence t’envoie pour tester mon silence.
Elle se redressa et fit quelques pas en portant sa main libre à son front. Elle fulminait :
— Après quinze ans de retraite, ces espèces de requins veulent vérifier si la vieille ne va pas balancer des secrets d’État !
Elle gesticulait, sans quitter Peter des yeux. Elle s’approcha de lui et lui brandit son poing sous le nez.
— Eh bien, tu peux rassurer ces messieurs : ils ne risquent rien. Ce n’est pas moi qui balancerai leurs petites magouilles. Tu leur diras aussi que s’ils m’envoient encore un de leurs blancs-becs remuer les mauvais souvenirs que je leur dois, ils le verront revenir sur une civière.
— Je ne suis pas là pour ça, Martha.
— Alors comment sais-tu autant de choses sur ce que ce pauvre Frank et moi pouvions nous dire ? Allez parle, parce que sinon, ça va barder pour toi !
— Si Frank est mort, son esprit ne l’est pas.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je vous assure, Martha, que même si c’est difficile à croire, c’est la vérité. Il y a une part de lui en moi, mais vous l’expliquer prendrait trop de temps, un temps que je n’ai pas… Je vous en supplie, croyez-moi ! Demandez-moi n’importe quoi, vous verrez que je ne mens pas. Interrogez-moi…
Peter cherchait son regard mais, à présent, elle le fuyait. Elle était visiblement ébranlée par la sincérité du jeune homme, mais incrédule. Elle recula jusqu’à trouver appui sur le buffet du salon. La photo qui la montrait avec Frank vacilla. Elle secouait la tête, refusant l’idée même, cherchant désespérément comment échapper à ce jeune homme qui se permettait de jouer avec une de ses plus grandes douleurs. Peter redoutait qu’elle ne s’en aille, qu’elle fuie cette entrevue trop pénible. Elle pouvait appeler la police, ou pire, faire usage de son arme. Il décida de jouer le tout pour le tout.
— Frank ne s’est pas tué parce qu’il en avait assez de la vie, dit-il. Il l’a fait pour protéger un secret, pour aller chercher une réponse. Aujourd’hui, il est là. Son histoire n’est pas finie. Morton se dresse de nouveau sur sa route, décidé à se saisir du pouvoir que Frank était censé protéger. Je suis ici parce que Frank m’y a conduit. Nous avons besoin de votre aide. Morton va détruire d’autres vies.
Toujours adossée, la tête baissée, Martha restait silencieuse. Elle s’était tassée, comme torturée par ces affirmations.
— Martha, insista Peter, je suis désolé de vous entraîner là-dedans, mais sans vous tout est fichu. Il y a vingt ans, je suis mort parce que je croyais à un rêve. Aujourd’hui, je sais que ce n’en est pas un. J’ai la preuve, j’en suis la preuve. Pour que cela ne devienne pas une arme de plus, pour que des innocents puissent le rester, j’ai besoin d’un coup de main. Regardez mes yeux. Regardez-moi, Martha, pour l’amour du ciel ! Quand je suis venu vous voir, l’autre fois, au moment de nous séparer, vous souvenez-vous du regard que nous avons échangé ? Vous n’avez pas vu les yeux d’un étranger, mais ceux d’un homme que vous avez bien connu…
Martha resta immobile un long moment. Peter aurait voulu se lever et la prendre dans ses bras mais entravé, il ne le pouvait pas.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir plus tôt ? finit-elle par demander, bouleversée. Pourquoi m’avoir laissée des années rongée par la peine de ne vous avoir rien dit, par le remords de ne pas avoir giflé ce général indigne ?
— Parce qu’alors je n’avais aucune idée de tout cela. Je vivais normalement, loin de la mémoire de Frank. Tout s’est déclenché il y a quelques mois.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Morton cache un dossier secret dans le coffre de son bureau. Il y est question des travaux sur lesquels enquêtait Frank et de leur développement après sa disparition. Il me faut ce dossier. La vie d’une jeune femme en dépend. Elle est retenue quelque part dans le Vermont et subit des expériences comme un animal de laboratoire. Si nous l’abandonnons, alors Frank aura échoué et il sera vraiment mort pour rien.
Martha releva la tête et planta ses yeux dans ceux du jeune homme.
— Vous me demandez de vous aider à pénétrer dans le bureau du général Morton ?
Peter acquiesça.
— Vous réalisez que vous parlez d’une effraction dans le repaire du patron de la plus puissante agence de renseignements du monde ?
— Tout à fait.
Martha s’essuya les yeux et rectifia machinalement sa coiffure.
— Je ne comprends pas tout ce que vous me dites.
— Je suis un peu perdu moi-même, avoua Peter.
— Mais… hésita-t-elle. Mon instinct me pousse à croire ce que ma raison devrait rejeter. Peut-être parce que Frank me manque encore après toutes ces années. Peut-être parce que malgré tout, je vous sens sincère.
Soupirant, elle ajouta d’une voix apaisée :
— Frank ne croyait pas au hasard. Il était convaincu que derrière ce mot, l’homme cachait tout ce qu’il ne maîtrisait pas de l’enchaînement des choses. Il aimait dire que notre monde obéit à d’autres règles que celles qu’on nous enseigne. Il s’exaltait, parlait d’un Esprit, de forces immatérielles qui trouvent un écho en chacun de nous quand on se donne la peine de les entendre. Il finissait toujours en disant que…
— … « la science nous rend aveugles et sourds. Le puits du savoir est en nous ». Et il avait raison.
— J’ai mené une vie simple, dit Martha. Je ne le regrette pas. Jamais je n’ai remis en cause ce que j’ai vu. Je crois en Dieu, je crois à ce que mes parents m’ont appris mais plus que tout, je croyais en Frank. Je suis à présent convaincue qu’il disait vrai. Si le hasard existait, vous seriez venu après-demain…