L’après-midi passa trop vite. Pour la première fois de sa carrière, Gassner allait désobéir à un ordre. Il n’avait pas l’intention de lâcher cette mission.
D’un pas décidé, le colonel entra dans le hall du quartier général. Il portait son uniforme des grandes occasions. Il était impeccablement coiffé et rasé de près. Sur sa poitrine, cinq médailles alignées tintaient au rythme de ses pas vifs. Son ceinturon blanc lustré contrastait sur sa veste bleu marine et marquait sa taille. Le planton de garde fut si impressionné par sa prestance qu’il n’osa même pas vérifier son badge d’accès. Il se mit aussitôt au garde-à-vous.
Gassner se dirigea vers l’ascenseur. Dans la cabine, il vérifia rapidement son reflet dans le miroir. Il ajusta son col et rectifia sa casquette galonnée. Il ne manquait pas d’allure. Sa carrure et son regard bleu faisaient leur petit effet. D’une main, il se massa la tempe. Décidément, ce maudit mal de crâne ne le lâchait pas.
Il avait trente minutes d’avance sur l’heure de la réunion, mais comptait dessus pour trouver le général seul dans son bureau.
Arrivé à l’étage, Gassner ne rencontra plus que la permanence de garde. Le secrétariat du général était désert. Martha était partie plus tôt ce soir-là. Dommage. Gassner aurait bien aimé la voir. Depuis toutes ces années qu’ils se connaissaient, elle avait toujours été gentille avec lui. Ils avaient eu de bons moments ensemble. Il leur était même arrivé d’aller prendre un verre. Ce soir, plus que jamais, il aurait eu besoin de son affectueuse complicité.
Il salua le permanent de faction et se dirigea sans hésiter vers le bureau du général. Il frappa et entra sans attendre la réponse. Dans le halo lumineux de sa haute lampe cuivrée, Morton était occupé à lire un rapport. Il leva les yeux.
— Vous êtes en avance, colonel.
— Je sais, mon général, mais je souhaitais vous voir seul à seul.
— Désolé, je n’ai pas le temps. De toute façon, ce n’est plus moi qui décide.
Le général baissa les yeux et fit mine de se concentrer sur la page qu’il tenait.
Gassner s’approcha du bureau et déclara d’une voix monocorde :
— Ce n’est pas grave. Cela n’a plus d’importance.
— J’ai de l’estime pour vous, Gassner, argumenta Morton, et je vous assure que si tout ce merdier dépendait de moi, ça ne se passerait pas comme ça. Mais que voulez-vous, cette fois-ci, ça me dépasse…
— Vous ne m’avez pas compris, mon général. Je vous ai dit que cela n’avait aucune importance.
Morton, surpris par le ton sec de la remarque, se redressa et dévisagea son subalterne. Gassner reprit :
— Je ne suis pas venu vous demander une faveur ou une protection. J’ai toujours fait mon job du mieux que je le pouvais, en faisant attention à mes gars et en servant les intérêts de mon pays. J’ai la conscience tranquille.
— Alors que voulez-vous ?
— Vous dire que vous commettez la plus grande erreur de votre vie.
Le général lâcha sa feuille.
— Colonel, vous dépassez les bornes !
Morton allait se mettre en colère, mais Gassner le coupa :
— Je démissionne, mon général.
— Cela ne changera rien aux sanctions, rétorqua le général. Même si vous me remettez votre lettre ce soir, ça ne vous sauvera pas : ils antidateront le rapport.
— Vous ne comprenez toujours pas, mon général.
Avec sérénité, Gassner porta la main à sa ceinture et d’un geste souple, dégaina son revolver.
— Frank, ne faites pas de bêtise ! s’alarma le général en se levant. Posez cette arme !
Il recula d’un pas.
— J’ai été heureux de servir sous vos ordres, mon général, mais cette fois, vous avez tort. Je vous le dis, c’est la plus grande erreur de toute votre existence.
— Frank, vous n’êtes pas dans votre état normal. Ressaisissez-vous ! Si vous me remettez calmement votre arme maintenant, j’oublierai ce qui vient de se passer. Cela restera entre nous. Je vous donne ma parole qu’il n’y aura pas de sanction disciplinaire.
Morton était en sueur et ses mains tremblaient.
— Inutile d’avoir peur, mon général. Vous ne risquez rien. Pour vous, l’affaire Destrel est terminée. Pour moi, elle ne fait que commencer. Je vais les retrouver.
Lentement, sous le regard horrifié du général, Gassner retourna le canon de l’arme contre lui. Il l’appliqua sur son cœur et fit feu. Il s’effondra sur le tapis, mort.
Désormais, sa vie était ailleurs.