— Médicalement, c’est impossible.
— Sauf si l’on accepte enfin que notre pauvre science n’ait pas réponse à tout.
— Vous vous rendez compte ?
— Très bien. C’est vous qui étiez sceptique.
— Vingt ans de rationalisme balayés en quelques heures.
— Il va falloir vous y faire. Nous avançons dans un domaine où tout est à découvrir.
Valeria franchit le portillon du jardin de Madeline, la tête rentrée dans les épaules. Trempée, frigorifiée, elle frappa au carreau de la porte.
— Entrez, répondit la voix chantante de sa logeuse.
La jeune femme passa le seuil et s’immobilisa sur le paillasson intérieur.
— Eh bien, ma pauvre petite, vous allez attraper du mal ! Ne bougez pas, je vais vous chercher de quoi vous sécher.
Elle revint bientôt avec un drap de bain.
— Tenez, dit-elle. En plus, il est tiède.
Valeria ne savait que dire.
— Je suis désolée de ne pas vous avoir donné de nouvelles, commença-t-elle timidement. J’espère que vous ne vous êtes pas trop inquiétée…
Madeline s’approcha et lui posa une main complice sur le bras.
— Ma chère enfant, souffla-t-elle, s’il fallait se ronger les sangs chaque fois qu’un jeune découche, il n’y aurait plus un adulte vivant sur terre ! D’ailleurs, continua la logeuse, vous n’êtes pas venue en Écosse pour me voir ! Ne vous faites donc pas de souci…
Puis, avec une pointe de malice, elle ajouta :
— Par contre, si j’étais votre petit ami espagnol, je m’inquiéterais…
— N’allez pas croire qu’il se soit passé quoi que ce soit ! se défendit Valeria.
— Promis, je ne vous taquine plus ! Allez donc vous changer et venez prendre un thé.
Valeria accepta. Elle ôta ses chaussures et, pour éviter de répandre de l’eau partout, se hâta de gagner la salle de bains sur la pointe des pieds.
— Vous voyez, lui cria Madeline à travers la porte, je vous avais bien dit que vous alliez tomber sous le charme de notre belle région. Ah ! L’Écosse, ses profondes forêts, ses petits villages pleins de charme, ses moutons, ses beaux Hollandais…
Dans la salle d’eau, Valeria leva les yeux au ciel en souriant.
— Au fait, ajouta Madeline, ce matin, quelqu’un a déposé une lettre pour vous.
— Du courrier d’Espagne ?
— Non, c’est une enveloppe avec juste votre prénom. Ça vient du coin.
Valeria rouvrit la porte.
— Vous avez vu qui l’a déposée ?
— Non, j’étais partie en courses. Je l’ai trouvée en revenant.
La jeune femme saisit l’enveloppe que Madeline lui tendait et la décacheta en toute hâte. Elle en extirpa une feuille pliée en deux.
« Si le mystère de Sainte-Kerin vous intéresse vraiment, rendez-vous ce soir à minuit à la croix MacPhermus. »
Valeria blêmit et s’appuya au montant de la porte.
— Vous savez, ma pauvre petite, dit Madeline d’une voix pleine de compassion, ces gars-là, ils vous laissent tomber aussi vite qu’ils vous séduisent…
— Non, non, il ne s’agit pas de cela. Je peux vous louer la chambre encore quelques jours ?
— Aussi longtemps que vous le voudrez.
— Je crois que je vais de nouveau sortir ce soir…
— Alors, ce qu’on dit sur les Espagnoles est vrai ?
— Que dit-on sur les Espagnoles ?
— Plus elles sont belles, plus elles sont passionnées…
Lorsque Valeria traversa le village pour aller prévenir Peter, elle le rencontra au milieu de la rue principale, courant en sens inverse. Il serrait une enveloppe dans sa main. Hors d’haleine, il demanda :
— Tu en as reçu une aussi ?
— Oui. Un rendez-vous à minuit à la croix MacPhermus ?
Le jeune homme hocha la tête en reprenant son souffle.
— C’est très étrange, dit Valeria.
Peter grimaça sous l’effet d’un point de côté. Le voyant tout rouge et tellement essoufflé, la jeune femme esquissa un sourire moqueur.
— Qu’y a-t-il ? demanda Peter.
— C’est donc vrai, tu es incapable de courir un kilomètre !
Peter sourit et se courba en deux en toussant.
Rentrant probablement de son travail, Mrs Dwight passa près d’eux sur le trottoir et les salua.
— Bien le bonsoir. Comment vont nos chasseurs de chapelle ?
— Plutôt bien, répondit Valeria.
Un instant, la jeune femme songea à l’interroger sur l’endroit où se situait la croix MacPhermus, mais elle se ravisa. Elle préférait se débrouiller seule et éviter que tout le village ne soit au courant dans l’heure…
Rose Dwight s’éloigna avec un petit air goguenard qui en disait long sur ce qu’elle soupçonnait.
— Ça y est, soupira Valeria, tout le monde va penser qu’on est ensemble…
Peter se redressa.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Ce serait trop long à t’expliquer, mais dans le coin, le charme hollandais et la passion espagnole, ça enflamme les imaginations… Au fait, tu sais où c’est, la croix MacPhermus ?
— Oui, répondit le jeune homme, j’arrive de l’office du tourisme, j’ai demandé à Mrs Dwight juste avant qu’elle ferme…
La lune n’était qu’un mince croissant noyé dans la brume. Sur l’étroit sentier, Peter ouvrait la marche, une lampe à la main. Valeria le suivait, éclairant le chemin devant elle, à quelques dizaines de centimètres de ses pieds, afin d’éviter de trébucher. Pour avoir soigneusement étudié la carte, Peter estimait qu’ils avaient encore une bonne demi-heure de marche. La croix MacPhermus était un ancien point de ralliement dans la forêt, à l’ouest du village, une haute borne sculptée au pied de la montagne, à la croisée des chemins, qui marquait jadis les limites des terres du clan.
— À cette heure-ci, dit Peter, ton avion doit être au-dessus du continent.
— Ne me parle pas de ça, c’est déjà assez compliqué.
— Ça ne s’est pas bien passé au téléphone avec Diego ?
— Ni avec Diego ni avec mes parents. Mets-toi à leur place. Je pars pour trois jours, je ne donne pas signe de vie et lorsque j’appelle, c’est pour dire que je ne sais pas quand je vais rentrer.
— Évidemment.
— En plus, j’ai peur.
Peter haussa les sourcils.
— Le côté rendez-vous à minuit en pleine forêt, j’aime bien ça dans les films, grimaça Valeria, mais là, sincèrement, surtout après le coup d’hier soir…
— On n’a plus rien à se faire voler et puis cette fois, il n’aura pas l’avantage de la surprise.
— Je te rappelle que s’il faut se battre, je suis nulle, et que s’il faut courir tu vas y rester… Non, sérieusement, j’aimerais mieux être ailleurs. J’aurais dû rêver d’une église aux Baléares ! On ne sait même pas à quelle sauce on va être mangés.
— Je suppose que ça a quelque chose à voir avec notre mystérieuse rencontre au bord du loch.
— Bien joué, Sherlock, gloussa Valeria, j’imaginais que c’était pour un défilé de mode !
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda Peter. Depuis tout à l’heure, tu es bizarre…
Il pivota brusquement et braqua sa lampe sur sa partenaire.
— Ce matin tu voulais partir, ensuite tu pleures, puis tu racontes que tout le village s’intéresse à notre histoire, et ce soir, tu plaisantes comme si nous faisions une chasse au trésor chez les scouts. T’es inconsciente ou quoi ? Je me méfie aussi de ce rendez-vous à la noix. J’ai pas envie de me faire flinguer, moi. J’y vais parce que je n’ai vraiment pas le choix.
Valeria n’en revenait pas. Il était en train de la sermonner comme une gamine !
— D’accord, se renfrogna-t-elle. Je dois t’avouer un petit secret.
Peter la regarda d’un air soupçonneux.
— Primo, c’est vrai que je voulais rentrer chez moi. Secundo, c’est vrai que toutes les commères du village croient que nous deux c’est une affaire qui roule.
Peter s’approcha de Valeria, qui dansait d’un pied sur l’autre et le regardait d’un drôle d’air.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? s’énerva-t-il.
Il marqua un temps et renifla.
— Mais… On dirait que tu sens l’alcool ! s’exclama-t-il soudain, indigné.
— J’y viens, fit-elle, en dressant un index en l’air. J’en étais à tertio, c’est vrai que j’ai les chocottes et que je vais peut-être même encore pleurer. Alors, pour me donner un peu de courage, tout à l’heure, j’ai sifflé un grand verre du whisky de Madeline. J’ai cru que j’allais mourir tellement ça m’a brûlé la gorge, mais maintenant, je me sens bien…
— C’est pas vrai ! fit Peter en levant les bras au ciel. Dites-moi que je rêve !
— Et tu vois la chapelle ? demanda Valeria en s’étouffant de rire.
Peter la fusilla du regard et consulta sa montre :
— Nous avons rendez-vous dans une heure et demie. Si d’ici là, on croise un ruisseau, je te jure que je te fiche la tête dedans.
Furieux, il tourna les talons et reprit sa marche.