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Juché sur un rocher, Stefan inspira à pleins poumons.

— Tu veux que je te dise pourquoi j’aime ce pays ? demanda-t-il à Valeria, assise en contrebas.

Sans même attendre sa réponse, il enchaîna :

— C’est le seul endroit où tu peux être en plein air tout en te sentant aussi en sécurité qu’au fond d’un trou de souris. Regarde-moi ces paysages, ces montagnes. Ici, même les sommets ont l’air doux, rassurants. Chaque pierre, chaque fleur respire la paix. Ici le monde n’est pas fou. Écoute ce silence, pas une voiture, pas de foule, rien que nous, à l’extérieur mais à l’abri. On peut enfin oublier l’humanité et sa folie.

— Te voilà bien lyrique, commenta la jeune femme.

Stefan se mit à rire et Valeria avec lui. Elle aussi était heureuse de retrouver l’Écosse. Peut-être parce que tout avait commencé ici, plus sûrement grâce à la sérénité qu’elle y ressentait malgré tout.

À peine arrivés à Édimbourg, ils avaient loué une voiture à l’aéroport, une Toyota grise, et avaient quitté la ville pour rejoindre les Highlands. Ils étaient remontés jusqu’à Stirling, puis avaient bifurqué vers l’ouest. Sur cette route perdue, un peu au sud dans la vallée de Glenfield, Peter avait repéré la cabine téléphonique et souhaité s’arrêter. Il avait prétexté la réservation de chambres, mais ses amis savaient qu’il allait encore essayer de joindre Dumferson. De son promontoire, Valeria distinguait sa silhouette dans la cabine rouge vif posée dans les hautes herbes. Cette note de couleur dans le paysage aux tons doux était incongrue. Lorsque le jeune Hollandais sortit enfin, elle descendit à sa rencontre. Stefan sauta de son rocher et la suivit.

— Alors ? lança-t-il.

— Il leur reste des chambres, ça a l’air bien mais c’est un peu cher.

— On s’en fiche ! s’exclama Stefan, je vous invite. Puisque je peux de nouveau me servir de mon compte en banque, j’ai les moyens. J’en ai marre des petits bungalows. Après tout, on est en vacances maintenant !

Constatant que sa remarque n’avait pas déridé Peter, il ajouta :

— Tu n’as pas réussi à joindre Dumferson ?

— Non, toujours pas.

— Réessayons tout à l’heure, proposa Valeria. Tu verras qu’il sera là. Il a certainement une bonne raison pour ne pas répondre. Que veux-tu qu’il arrive ?


En regardant par la fenêtre de sa chambre, Valeria comprit ce qui attirait autant de gens dans un pays où il pleut même l’été. Les auteurs de contes de fées avaient dû venir puiser leur inspiration ici…

L’hôtel n’avait en effet pas grand-chose à voir avec un hébergement de fortune. Donnant sur un immense parc parfaitement entretenu aux massifs taillés à la perfection, d’imposants bâtiments hérissés de tours et couverts d’une multitude de petits toits évoquaient un château tout droit sorti d’une fable. L’établissement était autrefois la demeure d’un prince de la Couronne. Sur le parking, la Toyota faisait tache entre les Jaguar et autres Mercedes.

Valeria ôta son pull et entra dans la salle de bains. Elle étudia son visage dans le miroir. Ses traits paraissaient plus durs, ses yeux plus sombres. Elle effleura sa joue et soupira. Achevant de se déshabiller, elle passa sous la douche. Elle ouvrit l’eau et mit la main sous le flot pour vérifier la température. Elle l’augmenta de quelques degrés et se glissa dessous. Son corps fut envahi d’une onde de bien-être. Elle pencha la tête en arrière et lissa ses cheveux sous le jet. L’eau l’apaisait. Elle se voyait bien partie pour prendre la plus longue douche de l’Histoire.

Tout à coup, il lui sembla entendre un bruit dans la chambre. Elle tendit l’oreille. Rien. Elle mit son impression sur le compte du stress et attrapa la minuscule bouteille de shampooing offerte par l’hôtel. Un second bruit attira son attention. Peut-être s’agissait-il de Peter ou de Stefan qui, dans la chambre voisine, claquaient une porte ou un placard ? La troisième fois, Valeria coupa l’eau et entrouvrit la porte de la cabine de douche.

— Il y a quelqu’un ?

Personne ne répondit, mais il lui sembla percevoir un mouvement dans la pièce voisine. Elle attrapa un peignoir, l’enfila et s’approcha de la porte. Peut-être s’agissait-il du service d’étage ou d’une femme de ménage ?

Dans la chambre, tout semblait en ordre. Elle décida d’allumer la télévision pour profiter d’un bruit de fond rassurant. Elle s’approcha de l’appareil, prit la télécommande posée dessus et appuya machinalement sur la cinq. Juste avant que l’image n’apparaisse, dans le reflet sombre de l’écran, elle eut le temps d’apercevoir une ombre dressée derrière elle. Elle poussa un cri. La télécommande chuta sur la moquette…


Étendu sur son lit, Peter ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose que la trotteuse de sa montre. Joindre Dumferson virait à l’obsession. Il se redressa et, comme un quart d’heure plus tôt, pivota pour s’asseoir sur le bord du matelas. Il saisit le combiné placé sur la table de nuit et composa le numéro qu’il connaissait maintenant par cœur. Une fois encore, l’appel prit quelques secondes pour atteindre l’autre côté de l’Atlantique. La première sonnerie retentit, puis une seconde. Peter était tellement sous pression que même dans un intervalle si court, il avait à la fois le temps d’imaginer que Dumferson ne répondrait toujours pas, mais aussi de croire qu’il allait l’entendre et que toutes ses peurs s’envoleraient aussitôt. À la quatrième sonnerie, Peter discerna enfin le déclic. Son cœur se mit instantanément à battre plus fort.

— Allô ? fit la voix.

— C’est Peter. Je suis si content de vous entendre.

— Moi aussi, Peter.

La voix était différente, plus grave, plus distinguée aussi. Le jeune homme crut qu’il avait fait un faux numéro.

— Excusez-moi, dit-il, je souhaitais parler à Douglas Dumferson.

— J’ai bien peur que cela ne soit plus possible, mon garçon.

Peter sentit un frisson glacial lui parcourir la colonne vertébrale. Il venait de reconnaître Jenson.

— Peter, ne raccroche pas. Nous devons parler.

— Où est Dumferson ? paniqua-t-il. Pourquoi répondez-vous sur sa ligne ?

— Je vais t’expliquer, écoute-moi. Je veux te proposer quelque chose. Nous pouvons nous entendre.

Une peur absolue gagna le jeune homme. Tout à coup, il songea que Jenson était peut-être en train d’essayer de localiser son appel. D’un geste brusque, il raccrocha.

Il resta quelques instants sans parvenir à reprendre le contrôle de ses pensées. Il se frictionna le visage avec énergie et se précipita pour prévenir ses compagnons. Lorsqu’il ouvrit la porte de sa chambre, il se heurta à un colosse en costume sombre qui semblait l’attendre. Peter n’eut même pas le temps de se débattre. L’homme le rejeta dans sa chambre, entra et referma tranquillement la porte derrière eux. Peter perdit l’équilibre et trébucha sur le coin du lit avec un cri sourd. L’homme se pencha ; Peter sentit sa main sur son cou. Puis il vit le visage de son agresseur basculer et disparaître dans la nuit.

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