— Les médiums perdent le contact, ils sont épuisés. Ils demandent du repos, quelques jours sans liaison.
— Dites-leur que je compatis, mais je n’ai pas ce délai. On ne peut pas manquer notre coup une seconde fois. Enfoncez-vous dans le crâne que si nous réussissons, nous n’aurons plus à quémander des budgets de recherche ou un peu de respect. Nous serons les rois. Nous aurons le plus grand des pouvoirs, un savoir unique. Alors, ils pourront se reposer.
Massive, l’université d’Édimbourg occupait un impressionnant bâtiment en U de six étages datant de la période édouardienne. La pierre grise et les centaines de fenêtres cintrées lui conféraient une majesté austère. Située à proximité du Royal Mile, l’artère la plus célèbre de la ville, elle se déployait autour d’une cour carrée plantée de chênes centenaires flanqués de bancs.
L’esplanade était envahie de jeunes gens qui allaient et venaient dans un grouillement incessant. Sous le soleil de l’après-midi, il était impossible de différencier les simples badauds venus visiter l’édifice des étudiants inscrits aux stages d’été.
— Là-haut, on trouvera tout ce qu’il nous faut, dit Peter en désignant le bâtiment de droite.
— Comment y accède-t-on ? demanda Stefan.
— On peut s’offrir la visite guidée pour faire nos repérages, et cette nuit, on entre par la porte numéro 23 A.
Valeria regarda son complice avec étonnement.
— Et d’où tiens-tu cette information ? s’enquit-elle.
— J’étais en internat ici même il y a deux ans, dans le cadre d’un échange avec mon université. La porte 23 A est connue de tous les étudiants. Elle permet de sortir et d’aller faire la fête en ville sans se faire repérer. On la surnommait la porte du paradis…
— Pourquoi avoir choisi cette université ? interrogea Stefan.
— Je ne sais pas, mais depuis hier, je me demande si nos choix d’études et pas mal d’autres choses ne nous ont pas été inconsciemment dictés pour nous préparer à ce qui nous arrive aujourd’hui. Je crois de moins en moins au hasard…
La ruelle était déserte. Les trois jeunes gens avançaient dans la faible clarté d’un unique réverbère. En file indienne, ils longeaient l’arrière des bâtiments de l’internat de l’université. Peter n’eut aucune difficulté à retrouver la porte — il l’avait beaucoup empruntée…
Elle était là, entre les containers de déchets recyclables, apparemment close. D’un geste expert, Peter appuya sur l’angle haut du battant métallique et la débloqua.
— Ce sont les étudiants de mécanique qui l’ont vrillée, expliqua-t-il à voix basse. Elle ne ferme plus. Ils ont aussi court-circuité le système d’alarme. Personne ne s’en est rendu compte en trois ans. C’est le secret le mieux gardé de l’université d’Édimbourg…
Ils pénétrèrent dans la vénérable institution. Peter reconnut aussitôt le parfum de vieille peinture et de cire. Cette sensation raviva beaucoup d’excellents souvenirs.
Ils s’engagèrent dans une série d’escaliers aux marches de bois usées.
— Au premier et au deuxième étage se trouvent les chambres, expliqua Peter. Nous allons les éviter et prendre l’escalier de service pour atteindre directement le quatrième.
Le jeune homme entraîna ses complices à travers un dédale de paliers et de couloirs déserts. De temps à autre, un éclat de rire lointain ou le vacarme d’un chahut leur parvenait, mais ils se faufilèrent sans faire de rencontre. Ils débouchèrent dans un large couloir aux murs sans éclat. À travers de grandes baies vitrées s’alignaient les salles d’étude et les laboratoires de travaux pratiques.
Peter déplia une feuille de papier et s’agenouilla pour l’étudier à la lueur de sa lampe torche.
— D’après nos repérages, le générateur basse fréquence est en salle D 132 ; il nous faut aussi le module de programmation de la D 104, et on transporte le tout dans la D 115. Les portes des labos sont fermées à clé mais si rien n’a changé, il y a un passe sous le grand bac à plantes du bout du couloir, près du monte-charge.
Il leur fallut moins d’une heure pour rassembler le matériel nécessaire à la reconstitution de l’expérience décrite par les Destrel. Ils avaient baissé les stores des fenêtres pour ne pas se faire repérer de l’extérieur, et Valeria achevait de fermer ceux des baies vitrées donnant sur le couloir.
En se contorsionnant, Peter effectuait les branchements entre les appareils. Avec méthode, il agençait la multitude de câbles comme il l’avait appris pendant ses études d’ingénieur. Jamais pourtant il n’avait effectué de travaux pratiques avec une telle concentration. Il allait parfois emprunter un câble ou un élément technique dans les salles voisines. Stefan s’était quant à lui attelé à la programmation des ordinateurs. Il y avait près de dix-huit pages de programme à entrer dans la machine pour la configurer en vue de l’expérience.
Lorsque Peter sortit pour dénicher un répartiteur de périphériques, Valeria s’approcha de Stefan. La luminosité bleutée de l’écran irradiait le visage du jeune homme.
— Tout se déroule comme tu veux ? demanda-t-elle.
— Trop tôt pour le dire, répondit-il sans lever les yeux. Pour l’instant, je dois faire confiance aux Destrel et espérer que le matériel de l’université reconnaîtra les instructions en réagissant comme il faut. Leurs relevés de programme sont écrits en Fortran, un langage informatique qui n’est plus guère utilisé que pour des applications hyper spécialisées. J’ai vaguement étudié ça en histoire de la technologie.
— C’est compliqué ?
Il cessa de taper ses données pour la regarder.
— C’est un peu comme une langue étrangère, il ne faut pas faire d’erreur de traduction parce que sinon, la machine ne comprendra pas. Ils ont mis au point un programme qui gère des sons et des influx lumineux à des rythmes variables. L’ordinateur est en fait le chef d’orchestre d’une série de stimuli qui ont un effet que j’ignore sur le cerveau. C’est une sorte de langage non verbal, d’après ce qu’ils disent dans leurs notes, une clé qui passe par l’hypnose pour activer certaines fonctions du cortex.
La jeune femme parut hésiter avant de demander :
— Tu es conscient de ce que nous sommes en train de faire ?
Stefan s’étira en se renversant sur son dossier.
— Je ne me pose pas ce genre de question, dit-il. Nous devons le faire, c’est notre seul moyen d’y voir plus clair.
Peter revint avec le répartiteur et ferma la porte derrière lui.
— Je crois que cette fois, ça y est. Nous avons tout.
Il vint regarder l’écran par-dessus l’épaule de Stefan.
— Tu en as encore pour longtemps ? s’enquit-il.
— Peut-être une heure, si tout se passe bien.
À cet instant, un bruit sourd leur parvint du couloir. Malgré les fenêtres masquées, les trois jeunes gens se figèrent. Un second bruit plus net résonna presque aussitôt.
— C’est une porte, fit Peter à voix basse. Éteignez les lumières.
Sans bruit, ils débranchèrent les lampes de travail et vinrent s’accroupir au pied de la baie vitrée. Valeria souleva délicatement le coin d’un store. Elle sursauta. Là, juste devant elle, deux silhouettes avançaient dans la pénombre du couloir. Elles n’avaient pas allumé… Les deux formes semblaient glisser sans toucher le sol. Valeria tressaillit. Stefan remarqua l’angoisse de la jeune femme. Il saisit sa main et la serra. Les deux ombres arrivèrent à la hauteur de leur porte. Même si Peter avait pris soin de la fermer à clé de l’intérieur, il n’était pas rassuré non plus.
Lentement, les ombres dépassèrent la porte et s’éloignèrent. Quelques pas plus loin, une veilleuse de sécurité les éclaira.
Peter soupira de soulagement en s’apercevant qu’il s’agissait d’un couple d’étudiants enlacés.
— Ils cherchent un peu de tranquillité, dit-il avec un sourire ironique.
— Tu as l’air spécialiste, chuchota Valeria.
En rallumant les lampes, elle remarqua l’embarras de Peter et sourit, amusée.
— Et maintenant, assez rigolé, dit celui-ci pour donner le change. On a du boulot…
À 3 heures du matin, l’université était assoupie. On n’entendait plus aucun rire, plus aucun bruit. Peter vérifia une dernière fois la conformité des informations transmises par l’unité programmée.
— Je crois qu’on est parés, dit-il.
Stefan attrapa son sac à dos et en extirpa le casque soigneusement enveloppé dans un pull.
— Qui sera le premier à tenter l’expérience ? demanda Valeria. Qui va servir de cobaye ?
Ils se dévisagèrent. Chacun avait des raisons de le vouloir et de le craindre. Chacun redoutait d’accueillir en lui la mémoire d’un inconnu, mais aucun n’avait la force de s’y refuser.
— Je suis volontaire, annonça Peter après un temps. Enfin, si vous êtes d’accord… Il vaut mieux que Stefan soit au clavier pour le premier essai et je ne tiens pas à ce que Valeria endure les effets secondaires, s’il y en a.
— On peut toujours tirer à la courte paille, proposa la jeune femme, visiblement touchée de la sollicitude de son compagnon.
— Il y a autre chose, insista Peter. Vous savez déjà de qui vous avez hérité une part de votre mémoire. Moi, j’ignore de qui vient la mienne. Je voudrais enfin savoir qui j’ai été avant de naître…