25

Valeria entrouvrit les yeux. Était-ce un bruit qui l’avait tirée de sa torpeur, ou simplement le mouvement de sa main inerte qui avait glissé ? Elle battit des paupières et regarda autour d’elle, sans reconnaître l’endroit. Au centre d’une pièce vide, elle était recroquevillée sur un large fauteuil blanc et souple. La lumière ambiante était douce, diffuse. Pendant un moment, elle crut qu’elle rêvait. Ce silence et ce dénuement lui paraissaient irréels. Les murs étaient beiges, à moins qu’ils ne soient blancs et trop peu éclairés. La jeune femme tourna la tête. Sur la paroi, un large miroir lui renvoya son image. Quelqu’un avait changé ses vêtements. Ceux-là étaient vert pâle, semblables à ceux des hôpitaux.

Elle voulut se redresser mais n’y parvint pas. Sa tentative réveilla seulement une douleur au creux de son bras gauche. À la pliure du coude, sa peau bleuie portait la trace de nombreuses injections.

« Je suis droguée », pensa la jeune femme. Elle pivota la tête pour se regarder de nouveau dans la glace. Même si sa vision n’était pas nette, Valeria pouvait constater sa mauvaise mine. Elle était décoiffée et avait les traits tirés. Jamais elle ne s’était sentie aussi faible. Malgré elle, les larmes lui vinrent. Où était-elle ?

Elle avait la pénible impression que son crâne était une citerne dans laquelle des idées rebondissaient en s’entrechoquant dans un désordre complet. Elle remonta sa main lourde vers son visage. Ses yeux la piquaient, son front était glacé. Son regard errait dans l’espace sans parvenir à se fixer.

Elle remarqua que le plafond de la pièce était tapissé de longues pointes noires dirigées vers le sol. « Il va descendre, songea-t-elle, et je vais être perforée de mille lances… »

Elle referma les yeux. Le flot de questions s’apaisa. Depuis sa brutale séparation d’avec Peter et Stefan, Valeria ne se souvenait de rien. Des images furtives traversaient son esprit : le visage de Stefan à l’aéroport, l’homme qui l’avait empoignée par le bras alors qu’elle allait payer les billets, sa lutte dans le couloir où elle avait été traînée par une multitude de bras, l’intérieur d’un avion très luxueux, dans lequel elle avait été maintenue, et puis plus rien.

— Bonjour, fit une voix enjouée surgie de nulle part.

Valeria se tortilla à la recherche de celui qui avait parlé.

— Restez calme, mademoiselle Serensa. Les effets des sédatifs vont se dissiper.

Le cœur de la jeune femme battait à tout rompre.

— Ne vous inquiétez pas, reprit la voix. Je suis derrière le miroir. Je vais vous rejoindre dans quelques instants. Détendez-vous. Le plafond ne descendra pas vous déchiqueter…

La jeune femme laissa ses bras retomber sur le fauteuil. Dans la glace, elle ne voyait que son triste reflet. Qui donc pouvait bien l’observer ?

Un léger déclic résonna dans le silence de la pièce. Un pan du mur s’ouvrit, laissant apparaître un homme en blouse blanche. Assez grand, plutôt séduisant, il avança en souriant. Joignant les mains en un geste presque religieux, il les tendit vers la jeune femme.

— Vous me semblez encore bien fatiguée, dit-il. Ce n’est pas grave, nous avons tout le temps.

Une autre silhouette se dessina derrière lui. Une jeune femme menue, au regard si clair qu’il était difficile de s’en détacher.

Valeria tenta de parler en vain. D’un geste doux, l’homme se pencha et posa délicatement son index sur sa bouche.

— Chut, fit-il. Ne vous forcez pas. Nous répondrons à toutes vos questions plus tard. Ici, vous ne risquez plus rien, vous êtes en sécurité.

Valeria le dévisagea. Il avait des cheveux châtains courts, des yeux bruns et une jolie fossette au menton. Il faisait tout pour se montrer amical, et son calme la rassurait un peu.

Valeria retrouva peu à peu ses forces. L’homme en blouse blanche s’était agenouillé auprès d’elle. Il lui faisait travailler ses mouvements méthodiquement, doigt après doigt, accompagnant sa main, orientant ses bras. Valeria ne luttait pas. Il était sûrement médecin et cherchait à l’aider. La femme en retrait sortait parfois de la pièce, puis revenait murmurer quelques mots à l’oreille de l’homme, qui se contentait de hocher la tête.

— Qui êtes-vous ? demanda Valeria dans un souffle.

— Oh oh ! Premières paroles ! s’enthousiasma-t-il.

Il regarda sa montre et pivota vers son adjointe :

— 16 h 47. Notez, s’il vous plaît.

— Où sommes-nous ? Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Doucement, doucement, tempéra l’homme en lui tapotant la main. Chaque chose en son temps. Tout d’abord, laissez-moi me présenter. Je suis le professeur Irwin Jenson. Je dirige ce service et croyez-moi, nous sommes très fiers de vous accueillir. Nous vous attendions depuis des années.

Il sourit, de ce même sourire engageant, rassurant. La femme s’approcha et lui glissa quelques mots.

— Vous n’avez pas soif ? demanda-t-il à Valeria.

Elle n’en avait pas eu conscience jusque-là, mais elle eut soudain la sensation de sa gorge sèche et acquiesça d’un signe de tête. La femme au regard clair sortit. Le professeur reprit :

— Vous êtes parmi nous depuis trois jours. Votre état de stress ne nous a pas permis de pratiquer les examens nécessaires. Nous vous avons donc placée en sommeil artificiel.

— Comment suis-je arrivée à l’hôpital ?

L’homme parut surpris. La femme revint avec un gobelet translucide rempli d’eau qu’elle lui tendit. Il le saisit et le porta aux lèvres de Valeria, qui avala à petites gorgées.

— Nous ne sommes pas à l’hôpital, dit-il. Nous sommes dans un centre d’étude.

Valeria s’étrangla.

— Vous êtes de mèche avec ceux qui m’ont enlevée ?

Le professeur agita la main en signe de dénégation.

— Non, non, nous n’avons rien à voir avec ces brutes ! Leurs méthodes me répugnent. Je vous l’ai dit, il ne vous sera fait aucun mal.

Valeria douta un instant de sa bonne foi, mais se laissa convaincre par la sincérité de son regard.

— Je vais donc pouvoir sortir et retrouver les miens ?

— Je ne suis pas habilité à donner ce genre d’autorisation, mais a priori, je ne vois pas ce qui s’y opposerait, une fois que nous aurons terminé tous les examens.

— Et si je ne suis pas d’accord pour les subir ?

— Vous êtes libre de vos choix. Ce qu’il adviendra ne sera simplement plus de mon ressort.

La jeune femme allait protester, mais Jenson ne lui en laissa pas le temps.

— Ne gaspillez pas votre énergie. Vous devez d’abord vous rétablir. Nous verrons tout cela demain matin.


Malgré ses craintes et les questions qui l’assaillaient, Valeria n’eut aucun mal à trouver le sommeil. Sans qu’elle s’en rende compte, elle fut transférée dans une chambre plus conventionnelle. Lorsqu’elle s’éveilla, elle était étendue sur un lit sans drap. Pourtant, elle n’avait pas froid. La clarté était la même que dans la salle au miroir.

Elle se redressa au bord du lit. Contrairement à ce qu’elle redoutait, elle n’éprouva aucun vertige. Ses idées étaient plus claires, elle retrouvait sa capacité de réflexion. Cette pièce-là n’était pas beaucoup plus meublée que la précédente : aucune fenêtre, juste un minuscule lavabo, des parois lisses, comme faites de plastique. Au plafond, bien qu’en moins grand nombre, les mêmes pointes sombres. Étonnamment, la porte de la chambre était ouverte et donnait sur un couloir dont elle ne voyait que le mur d’en face. Le silence était absolu.

Valeria caressa son lit. Entièrement plastifié, il était souple et sans aucune armature. Le contact lui rappela les matelas de sport au gymnase lorsqu’elle était au lycée.

La jeune femme se leva et fit un pas vers la sortie. Elle dut s’appuyer au mur pour ne pas tituber. Au moment où elle allait franchir la porte, elle se heurta à une vitre qu’elle n’avait pas repérée. Surprise, elle recula d’un pas et palpa le panneau de verre qui fermait sa chambre. Elle en étudia le bord et ne trouva ni serrure ni poignée. Valeria effleura la paroi translucide et sursauta. Là, juste de l’autre côté, la femme au regard clair était apparue. D’abord impassible, l’adjointe de Jenson eut un sourire presque effrayant. Elle déclencha l’ouverture de la porte.

— Bonjour, mademoiselle Serensa. Avez-vous bien dormi ?

La voix était chantante, mais sans aucune chaleur.

— Je me sens mieux. Où est le professeur Jenson ?

— Il est averti de votre réveil. Il vous attend. Si vous voulez me suivre…

Valeria était impatiente de le voir et d’en finir. Cet univers sans relief, sans couleur et sans fenêtre la mettait mal à l’aise. Tout ce qu’elle avait vu du service était à proprement parler clinique. Rien sur les murs, pas même une consigne d’incendie, une flèche d’issue de secours ou un interrupteur. Le long des parois uniformes, aucun tuyau, aucune gaine électrique ne courait.

— Souhaitez-vous que je vous aide à marcher ? proposa la femme.

— Non merci, je me débrouille.

Valeria reprit son souffle avant de demander :

— Personne d’autre ne travaille dans le service ?

Son accompagnatrice ne répondit pas. Elle se contenta d’un vague sourire et lui indiqua un premier couloir sur la droite. Elles marchèrent ainsi quelques minutes.

L’absence de repères rendait l’orientation impossible. Après quelques intersections, toutes identiques, Valeria aurait été incapable de retourner seule à sa chambre.

Plus elle prenait conscience des dimensions de ce lieu aseptisé, plus cela lui faisait froid dans le dos. La femme au regard limpide s’arrêta devant une porte sans poignée qui s’ouvrit.

À l’intérieur, Jenson était assis derrière un bureau immaculé. Devant lui, aucun papier, aucun stylo, pas un ordinateur. La pièce était aussi vide que le reste du complexe.

— Entrez, mademoiselle Serensa, dit-il. Je suis heureux de vous voir sur pied.

Désignant l’unique chaise capitonnée qui lui faisait face, il ajouta :

— Prenez place, je vous prie. Nous avons beaucoup de choses à mettre au point.

Lorsque Valeria fut assise, il s’adressa à son adjointe.

— Vous pouvez nous laisser, Debbie, ça va aller.

Celle-ci sortit sans un mot et la porte se referma derrière elle.

Jenson soupira en souriant. Il croisa les doigts sur son bureau vide.

— Nous allons commencer par une série de questions simples, annonça-t-il. Il ne s’agit pas de tests à proprement parler, mais d’une évaluation de votre degré d’éveil.

Valeria ouvrit de grands yeux.

— Je vais moi aussi commencer par une série de questions simples, rétorqua-t-elle. Vous dites que vous n’êtes pas avec ceux qui m’ont enlevée, alors pour qui travaillez-vous ? Et tant qu’on y est, pouvez-vous m’indiquer la sortie ? Vous voyez, ce ne sont pas des questions trop difficiles.

Jenson eut un sourire gêné.

— Je constate que vous allez beaucoup mieux. Cependant, mademoiselle, je souhaite que vous preniez ma démarche très au sérieux. Elle a aussi pour but d’assurer une issue positive à votre séjour parmi nous.

— Mais moi aussi je suis sérieuse, lança Valeria. Je ne répondrai à aucune question tant que je ne saurai pas à qui j’ai affaire !

Il la regarda d’un air désolé et demeura silencieux. Levant les yeux, Valeria remarqua que ce plafond-là était lui aussi tapissé de fins cônes noirs. Elle repéra également qu’au centre de chacun des murs se trouvait une petite pastille noire et brillante comme un œil de poisson.

— Mademoiselle, reprit le professeur d’une voix conciliante, vous constituez un cas unique, une chance exceptionnelle. Tout ce que nous souhaitons, c’est pouvoir étudier ce qui vous arrive. Votre coopération nous permettrait de considérables progrès.

— Stefan avait raison. Pour vous, nous ne sommes que des animaux de laboratoire. Notre vie n’a aucune signification à vos yeux ; la seule chose qui vous importe, c’est ce que nous avons dans la tête, ce que les Destrel nous ont transmis.

En entendant le nom des savants, Jenson perdit sa réserve. Il se pencha, soudain captivé. Le médecin pondéré et bien comme il faut s’était transformé en chercheur de trésor.

— Êtes-vous en connexion avec leur esprit ? demanda-t-il avec avidité. Que ressentez-vous vis-à-vis d’eux ?

Un déclic d’ouverture l’interrompit. Un homme en costume sombre apparut à l’entrée. Dans le décor blême, il paraissait incongru.

— Non ! protesta Jenson. Vous deviez me laisser mener les choses à ma façon.

— Désolé, Doc, mais je crois que ça ne va pas coller. La petite dame rechigne.

Jenson frappa du poing sur la table et se leva, furieux.

— Nous avions un accord ! s’insurgea-t-il. J’avais prévu qu’elle allait résister. Tout est sous contrôle. Je peux la convaincre !

Incrédule, Valeria assistait à la joute. Le ton et la façon dont les deux hommes parlaient d’elle lui rappelaient soudain qu’elle était prisonnière et qu’ici ni son avis ni les lois ne changeraient quoi que ce soit. Jenson argumentait autant qu’il le pouvait mais à l’évidence, le sort en était jeté. La porte était restée ouverte. Sans réfléchir aux conséquences, Valeria bouscula l’homme en costume et s’enfuit à toutes jambes.

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