26

À plat ventre sous le sommier métallique, Stefan se cramponna à la clé de douze et serra de toutes ses forces. Péniblement, il fit faire un ultime quart de tour à l’écrou. Cette fois, le dernier pied était solidement fixé au sol. Coincé sous le lit, le jeune homme s’essuya le front d’un revers de manche et souffla. Il jeta un œil à sa montre — il était dans les temps. Prenant appui sur le mur, il rampa et s’extirpa de sous le meuble. Il se déplia en grimaçant. Cela faisait près d’une heure qu’il se contorsionnait là-dessous. D’un geste las, il jeta sa clé sur le lit et s’approcha d’une liste punaisée au mur. Pour lui-même, il énuméra à voix basse :

« Boucher les aérations, c’est fait. Visser les volets, c’est fait. Retirer la poignée de la fenêtre, c’est fait aussi. Fixer le lit au sol, c’est enfin fait. »

Stefan ramassa le crayon posé au pied du mur puis, avec l’application d’un artisan méthodique, fit une croix devant la ligne.

« Et maintenant, continua-t-il : neutraliser les prises et les appliques électriques… »

Il se retourna et contempla la pièce vidée de tout sauf du strict nécessaire. Ce qui, la veille encore, était une chambre à coucher commençait vraiment à ressembler à une cellule de prison. Sur les murs au papier passé, on devinait encore les emplacements des cadres décoratifs qu’il avait retirés.

Un lointain ronflement de moteur attira soudain son attention. Il reposa le crayon sur le sol et gagna rapidement le salon. En prenant soin de ne pas faire bouger les rideaux, il se posta au coin de la fenêtre qui donnait sur le devant de la petite maison. L’orée du bois de sapins était toute proche. Le chemin défoncé qui conduisait à la route forestière débouchait en face. Le doute n’était plus permis, un véhicule approchait. Désormais habitué à vivre en cavale, Stefan se répéta mentalement ce qu’il devait faire si une fuite s’avérait nécessaire : attraper le petit sac contenant l’argent et les papiers posé près du ballon d’eau chaude, sortir par la fenêtre arrière sans oublier de la refermer, s’enfoncer dans les bois vers l’est et suivre le vallon jusqu’au village de Bromstree, distant de quatre kilomètres. Stefan n’aimait pas cette vie, mais il s’y faisait. Peu à peu, il adoptait les réflexes d’une bête traquée.

Un imposant pick-up noir déboula du chemin, malmené par les ornières. Il bondissait en tous sens. En plissant les yeux, Stefan essaya de distinguer qui le conduisait, mais les reflets sur le pare-brise l’en empêchaient. Il savait que Peter comptait revenir avec une nouvelle voiture, mais il pouvait aussi bien s’agir d’une visite du propriétaire du chalet ou d’un voisin forestier. Les deux appels de phares et le signe de la main par la fenêtre du passager le rassurèrent.

Leur nouveau carrosse décrivit un demi-cercle pour venir s’immobiliser au pied de la terrasse dans un nuage de poussière brune. Peter descendit de la voiture et attrapa une housse à vêtements épaisse posée sur le siège.

En observant son ami, Stefan se sentit envahi de sentiments contradictoires : il était à la fois heureux de voir revenir son complice et préoccupé de ce qu’il avait à lui avouer.

Le grand Hollandais sauta les deux marches du perron, ouvrit la porte d’entrée et entra triomphalement dans la maison.

— Devine qui vient d’être promu capitaine ? lança-t-il.

D’un geste théâtral, il fit coulisser la fermeture à glissière de la housse, faisant apparaître deux uniformes militaires impeccables. Rien ne manquait : chemise bleu ciel, casquette, ceinture, et même les décorations.

— Comment as-tu fait ? interrogea Stefan, impressionné.

— Je me suis servi à la teinturerie fédérale des officiers ! répondit Peter, très fier de lui. Ça m’a pris un peu de temps mais au moins, il y a du choix et ils sont à notre taille.

— Génial, fit Stefan sans grand enthousiasme.

— C’est aussi là-bas que j’ai emprunté ce magnifique pick-up avec le plein ! Il a une bonne tête, tu ne trouves pas ?

Stefan approuva sans même regarder la voiture. Constatant le peu d’entrain de son compagnon, Peter demanda :

— Il y a un problème ? Tu n’as pas réussi à tout faire ?

— Si, ça va, je suis même un peu en avance sur le planning.

— Donc ça roule, si c’est prêt, tout va bien.

— Non, ça ne roule pas, répliqua Stefan. Il faut qu’on parle.

Il évita le regard de son comparse. Peter avança vers lui.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Tu m’inquiètes.

— Je ne suis pas prêt ! lâcha Stefan. J’ai la trouille. J’ai peur de ne pas en être capable.

Stefan s’assit à la table du salon. Les mains posées bien à plat pour éviter de les sentir trembler, il enchaîna :

— Quand je réfléchis à ce qu’on s’apprête à faire, j’ai le vertige. Il me faut plus de temps.

Peter déposa la housse sur le sofa et vint s’asseoir face à son compagnon. D’une voix posée, il expliqua :

— Demain, on est jeudi. C’est jour de golf pour le général Morton. C’est le seul moment où on a une chance de réussir. Le reste du temps, il est au beau milieu d’une base militaire surprotégée. On n’atteindrait même pas son bureau avec un blindé. Si on ne le chope pas demain pendant qu’il joue, il faudra attendre la semaine prochaine. Sept jours de plus, sept longues journées pendant lesquelles on laisse Valeria seule, à la merci d’on ne sait qui.

— Je sais tout ça, argumenta Stefan. Je pense à elle tout le temps. Mais ça ne m’aide pas à surmonter mon appréhension.

— Ne te laisse pas submerger par tes sentiments, concentre-toi sur notre objectif. Voilà maintenant six jours que je m’occupe de tout presque seul. Je vois bien que tu n’es pas à l’aise. C’est normal, alors j’assume tout ce que je peux. Les repérages au golf, la location de cette maison, récupérer tout le matériel dont nous avons besoin, je me suis débrouillé pour tout. Je me suis rendu compte que tu avais peur, et ça n’est pas grave. Souvent, j’aurais préféré t’avoir avec moi pour me couvrir, mais ce n’est pas une catastrophe. J’ai fait ce que je pouvais en te préservant le plus possible. Mais demain, j’ai besoin de toi.

Stefan ne savait que répondre. Sa honte ne changeait rien.

— Tu as peur, continua Peter, et je ne suis pas rassuré non plus. J’essaie de donner le change, c’est tout. Mais pour Valeria, nous devons tout tenter, et vite. C’est une course contre la montre, une situation insensée dont nous ne pourrons sortir qu’avec des solutions insensées. Je sais ce que tu ressens…

Stefan releva vivement le visage et regarda son complice droit dans les yeux.

— Non, Peter, tu ne sais pas. Ces derniers temps, je te vois changer. Tu deviens un autre homme. Oh ! bien sûr, l’apparence est la même, mais chaque jour je m’aperçois que tu as de nouvelles aptitudes, que tu utilises une expérience surgie de nulle part. Même les mots que tu emploies évoluent. Honnêtement, je suis un peu largué. Ici, sans Valeria et avec toi qui te métamorphoses, je me sens seul et ça ne me rassure pas. Je voudrais la sortir du pétrin, mais j’ai peur de ne pas en être capable et de tout faire foirer.

— Je ne sais pas non plus si nous y arriverons, concéda Peter, mais ce dont je suis sûr, c’est que s’il existe une chance, c’est ensemble que nous la saisirons.

Sans même relever l’argument, Stefan reprit :

— Tu ne me connais pas, Peter. Avant toute cette histoire, j’étais un garçon calme, rangé, pas le genre à faire des problèmes. Les aventures, pour moi, c’est en jeu vidéo, là où la mort n’existe pas, là où le risque s’arrête dès que tu appuies sur « pause ». Tout ça me fiche les jetons. Je ne suis pas de taille à me battre.

Il prit une inspiration et enchaîna :

— Tu sais, avant de vous voler la mallette l’autre nuit, au bord du loch, le truc le plus dingue que j’avais fait dans ma vie c’était un saut à l’élastique, du haut d’un pont près de Munich. À l’université, toute la promo y était passée, j’aurais été le seul, alors j’y suis allé. J’en ai été malade avant et après, et pendant, j’ai cru que j’allais crever, que la dernière chose que je verrais de ma vie, ce serait le lit d’une rivière asséchée dont je ne connaissais même pas le nom et dont je me rapprochais à la vitesse d’un avion de chasse.

Peter sourit. Stefan ajouta :

— Mais là, c’est la vraie vie, on est réellement en danger. On ne sait pas ce qui nous arrive et on ne sait pas contre qui ou quoi on doit se battre. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on risque gros. Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie en taule ou couvert d’électrodes dans un labo. Je n’ai pas envie de sauter d’un pont, surtout sans élastique… Aller kidnapper le général qui dirige la NSA, c’est de la pure folie. Pour avoir une chance de réussir, il nous faudrait une armée…

— … Ou une bonne raison. Et nous en avons une. Elle s’appelle Valeria. Stefan, la situation n’est facile pour personne. Essaye d’imaginer ce que Valeria ressent en ce moment même. Échangerais-tu ta place contre la sienne ? Et moi, tu crois que je n’éprouve rien ? Chaque fois que je m’endors, je me dis qu’à mon réveil, j’aurai changé. C’est comme si tous les jours, je me réveillais différent de la veille, que j’apprenais malgré moi à vivre avec quelqu’un qui s’installe en moi, en posant ses affaires au milieu de ce que j’ai de plus intime. Plus jamais je ne verrai mes proches de la même façon. J’ai peur qu’ils ne me reconnaissent pas, qu’ils ne me voient comme un étranger. Comment je vais gérer ça, combien de temps Gassner va-t-il surgir en moi chaque nuit avec son passé ? Jusqu’où ira-t-il ?

Il marqua une pause et soupira.

— Je ne souhaite à personne ce que j’endure… Je suis écrasé de doutes, d’angoisses. J’ai peur de me perdre. Les Destrel étaient sûrement des génies, mais être leur cobaye n’est pas une partie de plaisir. Personne avant moi n’a vécu un réveil de mémoire antérieure. Personne n’est là pour m’expliquer, pour me rassurer. Et comme toi, je n’ai que vingt ans. Je voudrais pouvoir prendre le temps de discuter de tout ça avec toi, avec Valeria, prendre des notes pour fixer mon évolution, pour me souvenir. Mais on n’en a pas le temps. On risque d’être détruits avant d’avoir compris ce qui nous arrive. Alors je veux me battre, récupérer Valeria et nous mettre à l’abri. Et pour réussir, nous ne pouvons compter que sur nous deux. J’ai besoin de toi. Si nous n’y allons pas, tu pourras peut-être t’en sortir, refaire ta vie, oublier. Pour Valeria et moi, c’est foutu, on est dedans et on ne pourra plus échapper à ce qui nous arrive.

Il baissa la tête. Étrangement, en une fraction de seconde, son attitude avait radicalement changé. Son entrain, sa force de conviction avaient complètement disparu. Peter semblait soudain fragile, perdu. Il prit sa tête entre ses mains. Stefan crut que son compagnon était au bord des larmes. Ébranlé par son désarroi, il oublia ses propres craintes et réagit instinctivement.

— Il faut que je révise les grades et que je travaille mon salut militaire, déclara-t-il. La geôle de notre général est quasiment prête. Après tout, on verra bien. Il n’y a que la foi qui sauve !

Peter se redressa et d’une voix fatiguée, précisa :

— On va revoir chaque détail du plan, étudier toutes les options et demain, on se jette à l’eau. On n’a pas le choix.

Il se leva, se dirigea vers la cuisine, ouvrit le frigo et se servit un grand verre de jus d’orange.

— Tu en veux ? proposa-t-il.

— Avec plaisir, j’ai la gorge comme cette satanée rivière : asséchée ! répondit Stefan.

Il se leva à son tour pendant que Peter le servait. Il s’approcha et saisit le verre tendu. Les deux hommes s’appuyèrent sur le plan de travail près de l’évier et savourèrent le jus frais à petites gorgées. Ils étaient là, côte à côte, silencieux, pensifs. Chacun à sa façon, ils se sentaient plus légers d’avoir avoué ce qui les torturait.

— Il faut encore démonter les prises, dit Stefan en reposant son verre vide.

Il se trouva face à Peter, qui le regardait avec une étrange intensité.

— Tu sais, déclara le jeune Hollandais juste avant d’avaler sa dernière gorgée, demain nous aurons moins peur.

— Bien sûr, répondit Stefan, croyant à une boutade pour le rassurer. De toute façon, nous n’en aurons plus le temps. Et puis nous aurons revu chaque étape du plan, toute la nuit s’il le faut.

— Non, ce n’est pas à cause de ça, répondit Peter sans le lâcher des yeux.

— Alors il y aura eu un miracle ! tenta de plaisanter Stefan.

— On peut appeler ça comme ça. Mais la vérité, c’est que cette nuit, j’ai encore rendez-vous avec le fantôme qui vit en moi et qui va nous aider.

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