C’était la plus belle période de l’année, celle qu’ils attendaient tous avec l’impatience de leur âge. L’été était là. Une fois le semestre de cours achevé, ils n’avaient plus rien d’autre à faire que de se retrouver pour faire la fête en attendant les résultats des concours. Plus question d’horaires, de contraintes ou de problèmes existentiels sur ce qu’ils allaient devenir, seul le présent comptait. Les jours étaient baignés de soleil et les nuits trop courtes. L’université de Madrid prenait des allures d’auberge de jeunesse. La vénérable institution se métamorphosait, l’atmosphère studieuse n’était plus de mise et les étudiants s’interpellaient d’un bâtiment à l’autre par les fenêtres grandes ouvertes. On entendait de la musique, les tubes à la mode que des voix hilares reprenaient en chœur.
Avant de se quitter, tous vivaient à fond cette période magique d’amitié et d’insouciance. Les étudiants en bermuda et chemise ouverte avaient troqué leurs livres contre des raquettes et des vélos. Les filles, belles comme savent l’être les jeunes Espagnoles, allaient de rendez-vous en soirées, se promenant en petits groupes que l’on entendait rire dans toute la ville. Tous se retrouvaient, s’amusant et flirtant, jeunes, libres.
Comme souvent, les troisième année de fac de langues s’étaient donné rendez-vous à l’ouest de la ville, au bord de l’Henares. À coups de SMS, de portable en portable, la nouvelle s’était répandue. Il fallait peu de temps pour alerter la bande. Tous s’entassaient dans quelques voitures pour rouler en klaxonnant sur les petites routes vallonnées et sinueuses. Leur point de ralliement se trouvait au bout d’un chemin de campagne perdu entre deux plantations d’orangers, au pied des falaises du plateau Piniete. L’eau de la rivière y était fraîche et ses berges désertes. À cet endroit, le flot n’était pas trop profond mais le courant puissant. Un terrain de jeu idéal. Personne ne leur disputait ce petit coin de paradis. Disséminés par groupes, garçons et filles prenaient possession des grands rochers surplombant les méandres du cours d’eau. La joyeuse troupe dépensait son énergie en chahutant. Les garçons multipliaient les démonstrations de force et les paris stupides sous les yeux amusés des filles. L’après-midi s’écoulait au rythme des plongeons et des couples qui se formaient.
Un peu à l’écart, Valeria s’était étendue sur une dalle rocheuse chauffée au soleil. Les yeux perdus dans le bleu du ciel, elle écoutait d’une oreille distraite ses amis chahuter. Leurs voix s’évanouissaient parfois, couvertes par le bruissement des feuilles agitées par le vent léger. Sa main caressait la pierre tiédie, son regard se perdait dans le bleu du ciel. Elle avait nagé un peu, puis avait préféré aller se reposer sur les plus hauts rochers avant que les garçons n’aient l’idée de la précipiter dans l’eau. Sous les rayons qui lui doraient la peau, elle ne songeait à rien en particulier. Elle s’abandonnait simplement au climat d’euphorie complice.
— Tu ne veux plus te baigner ? lui demanda Sofia, venue chercher à boire dans son sac posé à côté.
— Pas pour le moment. Les mecs n’ont pas l’air décidés à nous laisser tranquilles.
— Et alors ? On est plus nombreuses, nous aussi on peut les jeter dans la rivière !
Valeria fit une moue désapprobatrice.
— Ce serait l’escalade, dit-elle, et quand il s’agit de faire les idiots, ils ont toujours le dernier mot.
— Alors, à plus tard !
— Bonne chance !
La jeune femme dévala les marches naturelles que la rivière avait sculptées au fil du temps. Valeria ferma les yeux. À travers ses paupières closes, la lumière du soleil filtrait, teintée de rouge. Elle passa les doigts dans ses longs cheveux bruns qu’elle étala sur sa serviette pour qu’ils sèchent. Un frisson de bien-être la parcourut. Elle se laissa envahir par le bonheur de l’instant. Elle savourait cet après-midi comme une parenthèse. Au soleil, il n’y avait plus de soucis ; au bord de l’eau, plus de travail ; entre amis, plus de peurs. Elle prit une longue inspiration, comme pour s’imprégner de cet état de grâce.
Les gouttes d’eau froide qui tombèrent sur sa peau tiédie la firent frémir. Elle ouvrit les yeux. Bien qu’aveuglée dans le contre-jour, elle reconnut tout de suite sa haute silhouette. Il s’ébrouait comme un jeune chien, tout heureux de son mauvais tour.
— Merci, Diego ! J’étais presque sèche.
— Désolé, je n’ai pas pu résister !
Le jeune homme bien bâti posa un genou au sol. Il fit mine de se calmer puis soudain, par surprise, déposa un baiser sur le nombril de Valeria. La jeune femme eut un sursaut en sentant le visage ruisselant se plaquer contre son ventre. En riant, elle agrippa la tête de son compagnon et la frictionna avec vigueur.
Ils retombèrent tous les deux l’un près de l’autre.
— Diego, tu es fou, déclara Valeria solennellement.
— De toi, oui.
Elle sourit. Il se redressa sur un coude et la contempla. Elle avait les traits fins, une peau hâlée et un petit quelque chose qui trahissait sa vitalité. Diego n’attendait qu’une chose : qu’elle ouvre les paupières pour apercevoir ses grands yeux verts.
— Viens avec nous à Malaga, demanda-t-il.
Elle se tourna vers lui.
— Je ne peux pas, tu le sais bien.
Elle posa un index sur son torse nu. Avec délicatesse, elle se mit à suivre du doigt les gouttes qui y roulaient. Diego paraissait triste.
— C’est notre été, dit-il. Je ne serai peut-être plus à Madrid à la rentrée.
— Je sais, dit-elle. Cela ne me fait pas plus plaisir qu’à toi. Mais tu dois me comprendre. C’est important pour moi. C’est ma seule chance. Si je n’y vais pas cette année, je n’irai probablement jamais et je veux en avoir le cœur net. Après, je te rejoindrai.
— Laisse-moi au moins venir avec toi.
Elle caressa ses pectoraux de ses longs doigts fins.
— Non, Diego. Je n’y vais pas pour m’amuser. On n’a pas assez d’argent pour se payer des vacances là-bas, et puis il pleut tout le temps. La dame de l’agence de voyages m’a même dit que les portables ne passaient pas.
— On dirait que tu veux te débarrasser de moi.
— Ne sois pas bête. Je crois juste qu’il est préférable que j’y aille seule.
Soudain, Diego la regarda étrangement :
— Tu es bien certaine d’y aller seule ?
Valeria se redressa.
— Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? Que je te laisse pour aller rejoindre mon amant ?
Pris en flagrant délit de jalousie, Diego baissa les yeux. Il marmonna :
— Sacrifier notre été pour un cauchemar, je trouve ça trop bête.
— Ce n’est pas un cauchemar, c’est un rêve. Et je le fais depuis que je suis toute petite.
— N’empêche que si cette cinglée de Lola ne t’avait pas montré cette photo, tu n’aurais jamais su que l’endroit existait en vrai et tu resterais avec moi.
— Grâce à « cette cinglée de Lola », comme tu dis, je vais peut-être enfin pouvoir comprendre pourquoi je fais ce rêve depuis si longtemps.
Diego s’assit en tailleur et attira Valeria dans ses bras. La jeune femme s’abandonna contre sa poitrine.
— Je sais que c’est important pour toi, dit-il. Mais notre vie à tous les deux, elle n’est pas importante, elle aussi ?
— Évidemment que si. Après ce voyage, je compte bien savoir à quoi m’en tenir. Peut-être que le fait d’aller sur place mettra fin à ce rêve. Peut-être qu’enfin, je ne le ferai plus. Ces derniers temps, il revient de plus en plus souvent. Depuis que je sais que cette chapelle existe, j’y pense tout le temps. Je vois un chemin, la porte d’entrée, le lierre autour de la fenêtre, la toiture de pierre. C’est étrange, j’ai l’impression de pouvoir le toucher tellement cela semble réel…
— Alors va voir ton rêve, dit-il en l’embrassant.
— Tu sais, découvrir cette photo m’a fait un choc. Je m’étais faite à l’idée que tout cela n’existait que dans mon imagination. Quand je l’ai vue, mon cœur s’est mis à battre, mon cerveau a commencé à s’emballer.
— Peut-être as-tu déjà vu cette photo quand tu étais toute jeune sans que tu en aies conscience ?
— Non, il y a autre chose.
Au bord de l’eau, une jeune fille criait en tentant d’échapper aux quatre gaillards qui la poursuivaient.
Valeria s’empara du visage de Diego et l’embrassa avec fougue.
— Oublions tout ça pour aujourd’hui, dit-elle en se levant. Allons nous baigner.