En pénétrant dans la salle la mieux gardée du complexe, le chef de la sécurité fut aussitôt soulagé. La présence du général Morton, du professeur et de deux militaires le rassura. Intérieurement, il jugea que l’équipe de permanence avait peut-être réagi un peu vite en déclenchant l’alerte. La visite de Morton électrisait décidément tout le monde. Il fit signe à ses deux hommes de marquer le pas à l’entrée.
— Mes respects, mon général, salua-t-il avant de se diriger vers Morton.
Le général ne répondit pas. C’est à peine s’il eut une réaction. Redoutant d’importuner l’assemblée, le chef de la sécurité se tourna alors vers Jenson :
— Désolé de vous déranger, professeur, mais en trouvant votre assistante inanimée, on s’est demandé si elle avait été victime d’un malaise ou d’une agression. Nous avons préféré être prudents.
Personne ne lui répondit. L’homme se rendit responsable de l’ambiance glaciale. Lui qui n’était jamais venu dans cette partie du centre prit alors conscience de ce qui l’entourait. Il remarqua les vitrines, le sarcophage. Le mélange de technologie ultramoderne et de vieilleries était surprenant. La pièce ressemblait à la fois à un musée et à un laboratoire spatial. Une sorte de malaise s’insinua en lui.
— Puisque tout est en ordre, dit-il, je vais vous laisser.
Déjà ses hommes ressortaient. Il salua le groupe toujours silencieux lorsque soudain, il croisa le regard de Peter. Il s’immobilisa.
— Je vous connais, lui déclara-t-il spontanément.
Peter fut incapable de répondre.
— Cela m’étonnerait, intervint Stefan, qui pressentait le pire. Nous ne sommes en poste que depuis peu de temps et nous ne sommes jamais venus ici.
Le chef de la sécurité s’approcha du jeune capitaine en scrutant ses yeux avec insistance. Après avoir tenté en vain d’éviter son regard, Peter le fixa avec la même intensité. Les deux hommes s’étudiaient avec une attention propre à percer les apparences.
— C’est bizarre, commenta l’homme, votre regard m’est familier. Je suis certain que je le connais bien et pourtant, je n’arrive pas à savoir où nous nous sommes déjà rencontrés. Mon visage ne vous dit rien ?
Lentement, avec discrétion, Stefan porta sa main à l’étui de son revolver. Il passa les doigts autour de la crosse, prêt à toute éventualité. Morton suivait la scène des yeux, sans se départir de son demi-sourire. Lui semblait comprendre.
Peter finit par tendre la main à l’homme qui n’en finissait pas de l’observer et lui dit :
— Bonjour, Dumferson. Si on m’avait dit que nous nous reverrions en pareilles circonstances, je ne l’aurais jamais cru.
Était-ce la voix ou le regard ? Difficile d’en être sûr, mais Dumferson s’arrêta net, une expression d’effroi et d’incrédulité sur le visage.
— Ça fait un bail, continua Peter. Ne vous fiez pas à ce que vous voyez. Sentez, ressentez.
Il fit un pas vers l’homme qui, déstabilisé, se réfugia de l’autre côté du bureau. Inquiets du comportement inhabituel de leur chef, les agents de sécurité portèrent la main à leurs armes. Aussitôt, Stefan dégaina et les mit en joue.
— On se calme ! lança-t-il.
Tous étaient les témoins de l’étrange face à face. Peter avançait lentement vers celui qui, vingt ans plus tôt, était venu le chercher pour le dernier rendez-vous avec Morton.
— La situation est assez savoureuse, vous ne trouvez pas ? déclara Peter. Vous, Morton et moi, ici, devant tous ces souvenirs…
Dumferson saisit son arme et la pointa sur le jeune homme.
— Arrêtez de me regarder ainsi. Baissez les yeux, demanda-t-il d’une voix qu’il voulait menaçante mais qui avait quelque chose d’implorant.
— Cela ne servira à rien, répondit Peter. Vous et moi savons. Vous aviez raison, Dumferson, ils étaient décidés à me faire la peau. Ils ont confisqué ce que notre équipe avait sauvé en Écosse. Vous vous souvenez ? Notre retour, les interrogatoires. Vous avez tous évité de me charger… Le dernier matin, c’est vous qui êtes venu dans le hangar rouillé où je triais les documents. Vous étiez inquiet pour moi, Dumferson. Vous m’avez trouvé épuisé, sale, à bout de forces mais motivé comme jamais. Vous étiez surpris de tout ce que j’avais réussi à faire pendant la nuit. Je vous ai parlé de ce que j’avais découvert. Je vous l’ai dit, rappelez-vous, l’affaire Destrel était loin d’être terminée…
Dumferson saisit sa tête à pleines mains, comme si un hurlement lui transperçait les tympans. Il ferma les yeux de toutes ses forces, esquissa quelques pas titubants, heurtant le bureau, renversant les écrans et le pot à crayons. Il resta un moment recroquevillé. Puis il ouvrit les yeux, hagard.
— Je n’en ai parlé à personne, jamais… gémit-il. Comment pouvez-vous savoir ?
— J’étais là, Douglas, c’est aussi simple que cela. L’esprit de Gassner est en moi. Il ne faut pas avoir peur.
Peter s’approcha et posa sa main sur l’épaule de son ex-équipier. Dumferson fut parcouru d’une espèce d’onde, comme si le passé resurgissait, comme s’il avait remonté le temps. Il allait se redresser et découvrir son colonel là, devant lui.
Jenson sentait la situation lui échapper totalement. Il était incapable de comprendre ce qui se déroulait sous ses yeux, mais il savait que c’était mauvais pour lui. Il ordonna aux gardes :
— Arrêtez-les ! Arrêtez-les tous ! Ce sont des imposteurs. Ils nous menacent !
Alors que les hommes s’élançaient, Dumferson les arrêta d’un geste. Il se redressa.
— Non, les gars, laissez. Ne l’écoutez pas. Ça va aller.
Sa voix était faible, comme s’il venait d’encaisser un choc violent. Les gardes hésitèrent. Leur chef était bouleversé, les yeux rougis, le corps agité de tremblements. Jenson essaya de protester mais Dumferson ne lui en laissa pas le temps.
— Écoutez-moi, déclara le chef de la sécurité à ses hommes. On se connaît depuis longtemps, je vous demande de me faire confiance. Sortez d’ici, verrouillez la porte et ne laissez personne entrer. S’il se passe quoi que ce soit, prévenez-moi par l’intercom.
— Bien, monsieur.
— Dumferson, vous êtes un traître ! s’écria Jenson.
— Non, professeur, plus depuis quelques minutes…
En moins d’une demi-heure, Peter lui avait expliqué la situation. De temps à autre, le chef de la sécurité le dévisageait, encore incrédule, comme si le gamin qu’il avait face à lui accomplissait un incroyable tour de magie. Ce jeune homme ressuscitait le seul supérieur que Dumferson avait jamais admiré.
— Bon sang, ce que ça peut faire bizarre ! commenta ce dernier. C’est comme si votre image se superposait à la sienne. Je l’ai côtoyé pendant près de dix ans, tous les jours, et là, j’en viens à mélanger vos traits, vos visages… Ce qu’il y a de pire, c’est que je vous parle comme si vous étiez Frank et qu’il me répond. C’est assez traumatisant.
— On s’y fait, déclara Peter avec un haussement d’épaules.
— S’il était là, il me trouverait vieilli, empâté. Quand même, c’était une époque passionnante, on travaillait pour de vrais enjeux. On y croyait ! Si seulement tout cela n’avait pas mal fini…
— Ça n’est pas fini, commenta Peter.
Dumferson acquiesça avec un petit sourire. C’était bien une remarque à la Gassner.
— Alors vous faisiez partie de l’équipe qui surveillait les Destrel ? interrogea Valeria.
— Oui, et j’étais sous les ordres directs du colonel Gassner.
— Et comment avez-vous atterri ici ? demanda Stefan.
— Après la disparition du colonel, l’unité a été dissoute. Nous avons tous été éparpillés et affectés à des postes souvent miteux. Le général Morton m’a contacté quelque temps après, en me racontant qu’il déplorait ce qui s’était passé, qu’il connaissait ma valeur et qu’il était prêt à me redonner ma chance. Il s’agissait de travailler sur un projet top secret : un centre expérimental nouvelle génération. Trop heureux de sortir de la galère, j’ai accepté, et ça fait plus de quinze ans que je suis en poste ici.
— Et vous n’aviez aucune idée de ce à quoi ce centre était consacré ? s’enquit Peter.
— Non, ce n’était pas mon job. Vous le savez bien, tout est très sectorisé. D’autant qu’en l’occurrence, tout passait par Morton. J’étais sous son autorité et c’est à lui seul que je rendais des comptes.
Jenson écoutait la conversation avec autant de rage que de dépit. Plus il en apprenait, plus il s’apercevait que Morton avait manipulé tout le monde, lui y compris. Le général avait fait en sorte d’éviter toute communication transversale, tenant chacun par des intérêts personnels. Ainsi, personne n’avait de vision d’ensemble, et lui seul aurait été en position de s’approprier une éventuelle découverte. Dans son système, tout le monde surveillait tout le monde et lui était au-dessus de la mêlée.
Sur sa chaise, Morton s’en moquait. De temps en temps, il relevait le nez et dévisageait l’un des intervenants.
— Une belle bande de crapules, jugea Dumferson en toisant le général et Jenson.
Il s’attarda sur le professeur et ajouta :
— Vous, je ne vous ai jamais vraiment apprécié. Aujourd’hui, je sais pourquoi.
Revenant aux trois jeunes gens, il demanda :
— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
— Nous voulons reprendre une existence normale, déclara Valeria. Toute cette histoire a bouleversé notre vie malgré nous. Nous souhaitons pouvoir être en paix, comme si tout cela n’était jamais arrivé. Nous ne voulons être les cobayes de personne.
— Ce doit être possible, commenta Dumferson. À part le professeur et le général, personne ne vous connaît. Il suffira d’annuler les avis de recherche lancés sous de faux prétextes auprès des services secrets et tout ce joli monde vous oubliera. Il vous faudra être discrets quelque temps.
— Et pour tout ça ? fit Peter en désignant le contenu des vitrines et la machine reliée au sarcophage.
— Il faut tout faire disparaître, trancha Stefan. Définitivement. C’est notre seule chance. L’affaire est née de ces documents, elle s’arrêtera avec leur destruction.
— Et pour la mallette ? intervint Valeria.
— Nous verrons cela plus tard, répondit Peter. Elle est en sécurité pour le moment.
Jenson ne perdait pas un mot de la conversation. Il réfléchissait de toutes ses forces à la façon dont il pouvait retourner la situation à son avantage.
Valeria précisa :
— Dans le centre, certaines personnes sont détenues et utilisées contre leur gré. Ce sont des médiums.
— Ne vous mêlez pas de ça, gronda Jenson.
— Je ne suis pas au courant, constata Dumferson. Pour nous, les gens qui travaillent ici sont au secret, mais nous ne connaissons ni leur fonction, ni ce qui les lie au centre. Je sais juste qu’un individu prénommé Simon n’a pas le droit de sortir…
— Vous me le paierez tous, ragea Jenson.
— Ce Simon est médium, lui aussi, annonça Valeria. Il m’a aidée.
— Pour le libérer, il n’y a qu’une solution, déclara Dumferson. Comme pour vous, nous devrons effacer toute trace de son existence ici, et il devra fuir.
Jenson frappa du poing sur la table. Il pointa un index menaçant :
— Je ne vous laisserai pas faire ! Vous contrecarrez l’un des projets les plus importants de l’histoire de l’humanité. Si vous croyez que vos petites existences valent ce que vous songez à détruire, je vous le dis, vous vous trompez. Rien ne s’arrêtera jamais, parce que la vie est ainsi, parce que personne n’a jamais pu arrêter la marche du progrès.
Exalté, Jenson faisait de grands gestes, vociférant ses menaces comme un prédicateur certain de son pouvoir. Il poursuivit :
— Vous ne pourrez pas me stopper, la mort des Destrel n’a rien empêché…
Peter s’avança vers lui et, sans aucun avertissement, le frappa violemment au visage. Jenson s’effondra sans terminer sa phrase. Dumferson se pencha par-dessus le bureau pour observer le corps inerte, étalé sur le sol comme un pantin désarticulé. Le nez commençait à saigner.
— Jolie droite, apprécia-t-il. C’est Frank ou c’est vous qui l’avez frappé ?
— Étant donné la violence du choc, commenta Stefan, ils s’y sont probablement mis tous les deux…
Dans la grande salle mise à sac, Peter sauta au bas de sa chaise et jeta par terre le dernier détecteur d’incendie qu’il venait d’arracher du mur. Au plafond, un peu partout, les fils pendaient, dénudés. Les vitrines étaient maintenant vides et leur contenu grossièrement entassé au centre de la pièce avec le sarcophage renversé, les disques durs fracassés, les tours d’ordinateurs et les écrans défoncés. Le tas était impressionnant.
Valeria, Stefan et Dumferson étaient remontés avertir les médiums de ce qui avait été décidé et vérifier qu’aucun autre document les concernant n’avait été oublié. À l’heure qu’il était, Jenson devait toujours être évanoui, enfermé dans un local technique des étages supérieurs.
Seul, Peter contemplait l’amoncellement hétéroclite. Il s’agenouilla au pied du bric-à-brac jeté pêle-mêle et en tira une note de Marc Destrel. Il la parcourut. Il lui sembla la reconnaître, mais de façon curieuse, le sentiment lui déplut, comme s’il en avait assez. D’un geste las, il la rejeta sur le reste. En vidant les vitrines, le jeune homme avait bien songé à garder une ou deux feuilles, en souvenir, mais à quoi bon ? Il fallait tourner la page, la brûler même.
En fouillant dans sa poche à la recherche du briquet que lui avait confié Dumferson, Peter songea que la vie était décidément bien étrange. À vingt ans d’intervalle, l’esprit qui avait sauvé ces documents du feu allait cette fois les détruire. Non sans une pointe de sadisme, Peter aurait bien aimé que Jenson assiste à l’embrasement de son trésor. Le professeur aurait sans doute été fou furieux de voir sa seule chance d’élucider l’énigme partir en fumée. En obligeant Jenson à affronter ça, Peter aurait un peu vengé Gassner et les Destrel — et Valeria aussi.
Il alluma le briquet, se pencha et enflamma les pages qui dépassaient. Aussitôt, le papier sec crépita dans le laboratoire. Les flammes se propagèrent, rongeant les mots d’un front noir qui ne laissait que de la cendre. Le feu gagna en puissance, dévorant les pages voisines, léchant les carcasses des ordinateurs dont le plastique noircissait, sur le point de fondre. Une fumée épaisse monta bientôt. Peter se dirigea vers le point de contrôle de l’air conditionné et poussa l’aspiration d’air à son maximum. Dans quelques minutes, cette pièce ne serait plus qu’une fournaise. Déjà, le feu s’étendait, transformant l’amas en brasier. Les objets, les liasses de relevés prenaient feu les uns après les autres. La température de la salle augmentait à toute vitesse, mais ce n’était pas uniquement pour cela que le front de Peter perlait de sueur. Il recula, fuyant la chaleur : il savait qu’il ne pourrait plus rester longtemps. Après lui, plus personne ne verrait ces documents si précieux, plus personne ne pourrait jamais les lire.
Tout ce qui était irrévocable l’avait toujours mis mal à l’aise, presque rendu malheureux. Peut-être parce que cela le renvoyait à ses limites, à son impuissance face au définitif. Gassner non plus n’avait jamais aimé cette notion… mais étrangement, alors que les flammes n’étaient plus loin d’atteindre le plafond, Peter ne sentait plus sa présence.
— À quoi penses-tu ?
Peter sursauta. Depuis l’entrée de la salle, Stefan contemplait son ami dans la lueur du feu. Sa silhouette se découpait, nette. Au plafond, un premier bloc d’éclairage explosa sous la chaleur.
— Je suis descendu voir si tu avais besoin d’un coup de main, continua Stefan. Si je dérange, je peux remonter.
— Non, reste. Je ne t’avais pas entendu venir. J’étais perdu dans mes pensées.
— Honnêtement, il y a de quoi s’y perdre.
Il toussa à cause de la fumée qui, malgré l’aspiration, commençait à saturer l’air.
— Il vaudrait mieux ne pas traîner ici, fit-il.
Peter acquiesça. Il jeta un dernier regard aux documents dévorés par les flammes et battit en retraite vers la sortie. Il activa la fermeture de la porte blindée. Lentement, l’énorme battant d’acier scella la salle. Lorsque le dernier interstice se réduisit à l’extrême, seule une lueur rougeâtre s’échappait encore. La fournaise faisait exploser les vitres et tordait les tôles dans des hurlements effrayants. Les dalles du plafond, à moitié fondue, tombaient les unes après les autres.
Au moment où la porte acheva sa course, le silence s’abattit sur le couloir d’accès.
Les deux garçons restèrent un instant sans rien dire. Ce qui venait d’être accompli était essentiel. Peter préféra ne pas trop y réfléchir pour le moment. Ils avaient d’autres priorités.
— Comment trouves-tu Valeria ? demanda-t-il.
— Je crois qu’elle a vécu des jours terribles, mais elle m’a l’air solide.
Peter hocha la tête, satisfait de voir son impression confirmée. Puis ce fut au tour de Stefan de l’interroger :
— Tu penses qu’elle pourra oublier ce qu’elle a enduré ici ?
Peter fut surpris par la question.
— Pour être franc, je ne sais pas, dit-il. Je ne crois pas que l’on puisse oublier, on apprend seulement à vivre avec le souvenir.
La réponse était logique mais ne convenait pas vraiment à Stefan. Il aurait souhaité entendre autre chose, c’était important pour la suite.
— Allez viens, dit-il. Il est temps de filer.