Après s’être assuré à maintes reprises que personne ne suivait sa voiture de location, Greg Hyson s’engagea sur l’unique route en direction du loch Ard. Il était en retard. La pluie venait de cesser et déjà le soleil brillait comme en plein été. En temps normal, Greg l’aurait remarqué et se serait dit, comme souvent, que ce pays était étrange et magnifique, mais aujourd’hui le cœur n’y était vraiment pas. Sur la petite route qui serpentait entre les chapelets de lochs et les pentes boisées, il surveillait constamment son rétroviseur. Cette voie étroite était un long cul-de-sac. Hormis quelques touristes égarés, personne n’y venait par hasard. Il dépassa le hameau de Milton puis bifurqua deux kilomètres plus loin sur un chemin de terre qui montait en forêt. Il continua sur quelques centaines de mètres et arrêta son véhicule devant une barrière en bois. Il descendit, l’ouvrit en se dépêchant puis alla se garer derrière le sous-bois.
Greg connaissait bien l’endroit. Il était souvent venu s’y reposer avec les Destrel, et parfois y travailler avec eux. D’un pas pressé, il remonta vers la maison. En la découvrant au milieu des immenses arbres, les larmes lui montèrent aux yeux. Il s’arrêta. La demeure était là, majestueuse et grise, tournée vers le loch qu’elle dominait dans un spectaculaire panorama. Tout était à sa place et pourtant, Greg le savait, plus rien n’était comme avant. Sa gorge se noua. Rien ne l’avait préparé à vivre cela.
Il s’élança vers la porte de service. Il n’avait pas une minute à perdre. Il avait appris la tragédie par la radio, sur la route. Même si depuis quelques semaines, il savait qu’il ne les reverrait jamais, il était horrifié que tout se soit passé d’une manière aussi barbare. En tournant la clé dans la serrure, il sentit une chape de plomb lui tomber sur les épaules. Ses deux meilleurs amis étaient morts.
Il pénétra dans la cuisine. Pour la première fois de sa vie, Greg n’était pas heureux d’y être. Tout était anormalement silencieux, pesant. Il ne s’était jamais trouvé seul dans cette maison. Il laissa courir sa main sur le plan de travail froid. Les casseroles de cuivre pendaient, alignées au mur. Près de la gazinière, il aperçut les petits bougeoirs que Cathy aimait disposer sur la table pour illuminer les soirées. Les souvenirs de dîners lui revinrent. La maison des Destrel avait toujours été ouverte. Ils recevaient leurs amis, le peu de famille qu’ils avaient, mais aussi des collègues et d’éminents scientifiques. Combien de théories avaient-elles vu le jour dans ces murs ? Combien de collaborations s’étaient-elles scellées autour d’un vieux cognac, devant un bon feu ?
Greg traversa le salon et se dirigea vers le bureau. Il ramassa les dossiers sans même vérifier ce qu’ils contenaient et les emporta près de la cheminée. Il prit le tisonnier et remua les cendres. Des braises rougeoyaient encore. À l’idée que seulement quelques heures auparavant, Marc et Cathy étaient là eux aussi, contemplant ce même âtre, l’émotion le submergea. Il recula et buta sur le canapé derrière lui. Il lutta de toutes ses forces pour ne pas pleurer comme un gamin. D’un geste mécanique, il enflamma une liasse de pages de notes et la jeta au centre du foyer. Pour se redonner du cœur à l’ouvrage, il prit une longue inspiration. Ce qu’il avait à accomplir était essentiel.
« Si nous avons bien travaillé, nous nous reverrons un jour », lui avait dit Marc lors de leur dernière entrevue. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Comment une équipe de chercheurs pouvait-elle subir de pareilles pressions dans un monde qui se prétend libre ? Greg l’ignorait et aurait voulu ne jamais avoir à se poser la question.
Sans relâche, il passa la fin de la matinée à brûler les papiers, des liasses de listings, des notes. Il était à peine midi lorsqu’il s’attaqua au laboratoire de la cave. Avec méthode, il commença par rassembler les disquettes et les fichiers pour les effacer du poste principal. Il s’apprêtait à débrancher les derniers périphériques lorsqu’une puissante détonation résonna dans toute la maison.
Gassner et ses agents firent irruption dans le salon après avoir fait exploser la serrure de la porte principale. Arme au poing, les hommes en gilet pare-balles prirent possession de chaque pièce en quelques instants. Désignant la cheminée, Gassner donna l’ordre d’éteindre le feu et de sauver tous les documents qui n’avaient pas encore été consumés. Lui-même se précipita pour arracher quelques pages aux flammes et les piétina pour en stopper la combustion.
— Colonel ! Présence détectée à la cave !
Gassner fit volte-face.
Immédiatement, ses hommes prirent position de chaque côté de l’escalier. Prêts à faire feu, l’agent Wayne et un spécialiste des forces d’assaut en treillis noir descendirent pas à pas. Une fois en bas, ils lancèrent :
— Nous avons un homme, mon colonel. Il n’est pas armé.
Gassner dévala les marches et découvrit Greg, pétrifié devant sa chaise, tenu en joue par les deux agents.
— Baissez vos armes, ordonna le colonel.
Il jeta un rapide coup d’œil circulaire sur la pièce aux murs recouverts de graphiques et de feuilles de tests. Avec l’œil du connaisseur, il commenta :
— Calculateurs, générateurs d’ondes basse fréquence, matériel dernier cri… Joli. C’est un véritable petit laboratoire de pointe.
Puis s’adressant à ses agents, il ordonna :
— Prenez des photos en situation avant de tout évacuer. Ne laissez aucune trace. Faites vite ! Nous ne serons probablement pas les seuls à venir chercher ici. Si les Britanniques découvrent qu’on est venus sans leur autorisation, ils vont encore nous faire une crise.
Calmement, Gassner s’approcha de Greg.
— Asseyez-vous, lui dit-il.
Livide, Greg se laissa tomber sur son siège. Le colonel s’accroupit pour se placer à sa hauteur et commença d’une voix posée :
— Cher monsieur Hyson, que faites-vous ici ?
Greg resta muet.
— Vous savez sans doute ce qui est arrivé au professeur et à sa femme ? continua-t-il sans obtenir plus de réaction.
Il passa la main dans ses cheveux courts et reprit :
— Je veux que vous sachiez que nous n’y sommes pour rien. Ce sont les…
— Vous ou d’autres, quelle importance ? lâcha Greg. Vous êtes tous les mêmes !
— Non, monsieur Hyson, reprit le colonel d’une voix qui avait déjà perdu de sa douceur. Je n’aurais pas l’audace de vous expliquer votre métier, alors laissez-nous le nôtre. Nos services servent aussi à protéger…
— Vous vous moquez de qui ?
— Les travaux du professeur ne doivent pas tomber entre de mauvaises mains !
— Mauvaises pour qui ? rétorqua Greg. Le professeur travaillait sur la mémoire et ses mécanismes. Sa découverte aurait guéri d’innombrables pathologies et permis de comprendre le fonctionnement du cerveau ! Avant que les gens de votre espèce n’arrivent à détourner le vrai but de ses recherches, ça n’aurait tué personne !
Gassner eut un mouvement d’impatience. Greg tressaillit et se tut. Le colonel demanda :
— Puis-je savoir ce que vous avez jeté au feu ? Car je présume que c’est vous qui étiez en train de détruire des documents ?
— Qui êtes-vous pour exiger cela ? Faites-moi voir votre mandat de perquisition ! s’entêta Greg.
Gassner dégaina son arme et la pointa sous le nez de son interlocuteur.
— Ça vous va comme réponse ? Laissez-moi vous faire le topo : vous avez volontairement détruit les éléments cruciaux d’une enquête de sécurité nationale, monsieur Hyson. Personne ne sait que vous êtes ici. Si j’en donne l’ordre, on vous embarque et vous irez pourrir le reste de vos jours au fin fond d’une prison qui n’existe même pas officiellement. Ni procès ni dossier. Rayé de la surface de la terre. Vous n’existerez plus. Alors je vous conseille de vous montrer plus coopératif. Laissez-nous faire notre job. Nous voulons les comptes rendus des expériences du professeur.
Greg ne bougea pas. Gassner s’emporta d’un coup :
— Est-ce qu’ils sont en train de brûler à l’étage du dessus ? Oui ou non ?
— Oui, obtempéra Greg.
— En existe-t-il des copies ?
Greg hésita, puis baissant les yeux, répondit :
— Plus aucune.
— Connaissez-vous suffisamment les travaux du professeur pour pouvoir nous dévoiler ses résultats ?
Greg paniquait complètement. Il ne s’attendait pas à les voir débarquer, il ne pensait pas avoir à les affronter face à face. Parmi les idées les plus folles qui traversaient son esprit, il prit soudain conscience que certains fichiers essentiels étaient toujours dans l’ordinateur, juste derrière lui. L’analyse des séquences de marquage pouvait mettre ce type et ses experts sur la voie. Il réfléchit à toute allure. En faisant semblant de céder, il pourrait en profiter pour tout détruire. Il se leva, mais aussitôt Wayne lui posa le canon de son revolver dans le dos. Greg se tourna vers le colonel les mains en l’air et demanda :
— Je peux vous montrer quelque chose ?
Gassner acquiesça et l’autorisa à marcher librement. Les deux hommes s’approchèrent de l’unité principale toujours allumée. Wayne suivait Greg pas à pas, son arme pointée. Greg s’assit face à l’ordinateur et tapa une séquence chiffrée sur le clavier en disant :
— Vous allez voir.
— Pourquoi cette soudaine bonne volonté ? interrogea Gassner, méfiant.
Greg continua comme s’il n’avait rien entendu. Chiffres et lettres lui venaient comme par réflexe, il avait fait cela tant de fois avec Marc et Cathy. Plus que quelques lignes de code, et il aurait réussi…
Gassner se pencha jusqu’à pouvoir lui murmurer à l’oreille :
— Qu’avez-vous derrière la tête, monsieur Hyson ?
Greg sourit avant de répondre :
— Rien, rien du tout. Vous voulez savoir, alors j’obéis…
— Il est en train de tout détruire ! s’exclama Wayne.
Gassner empoigna Greg par l’épaule et tenta de l’écarter du clavier, mais celui-ci se cramponnait, continuant à taper avec frénésie, les yeux rivés à l’écran. L’agent s’approcha pour prêter main-forte à son chef, mais Hyson résista.
Le coup de feu partit sans que personne ne s’y attende. Greg sursauta et porta les mains à son flanc. L’auréole de sang gagnait déjà tout son bassin. Gassner se releva, stupéfait ; Wayne s’écarta, son arme encore fumante à la main.
L’agent jeta un regard ahuri à son supérieur. Au coup de feu, les autres s’étaient précipités vers la cave. Wayne n’avait jamais perdu son sang-froid. L’équipe était à bout de nerfs, une bavure était prévisible, mais ce qui venait de se produire allait bien au-delà. Greg était la seule personne capable de leur en apprendre davantage sur la découverte du professeur. Wayne venait d’ouvrir le feu sur leur unique chance…
Quatre hommes remontèrent Greg et l’étendirent sur le canapé devant la cheminée. Il haletait et perdait rapidement son sang.
Le médecin de l’équipe découpa la chemise imbibée. La blessure était vilaine et l’hémorragie impossible à contenir sans équipement lourd. Le toubib adressa un regard sans équivoque au colonel, qui s’approcha du blessé en éloignant ses agents :
— Greg, écoutez-moi. Vous devez me dire ce que Destrel avait découvert, je vous en supplie.
Les yeux affolés du blessé sautaient d’un visage à l’autre, implorant de l’aide, cherchant désespérément quelqu’un qui puisse le sauver. En vain. Alors, résigné à en finir, Greg agrippa Gassner par sa veste et lâcha dans un dernier souffle :
— Prie le Ciel que je ne te retrouve pas…