— Cette fois, il s’agit d’autre chose.
— Encore une de vos visions imprécises ?
— Non, je n’ai jamais ressenti cela.
— Expliquez-vous.
— Je pressens une autre force. Elle a surgi.
Sous le soleil revenu comme par enchantement, les toits des maisons luisaient de l’averse à peine terminée. Valeria rejeta sa capuche en arrière et dégagea ses cheveux. Seules les boucles sur son front étaient humides. Elle sortit du recoin abrité de la devanture du drugstore où elle avait trouvé refuge. En quelques minutes, la rue reprit vie.
Tôt dans la matinée, lorsqu’elle avait traversé le village, personne n’avait reconnu la frêle touriste retrouvée inconsciente la veille. Depuis plus d’une heure, elle guettait le retour du jeune homme qui logeait chez les MacPherson. Madeline, qui décidément connaissait tout le monde, les avait appelés le matin. Ils lui avaient appris qu’il était parti en excursion du côté de Stirling. Il s’appelait Peter Apledoorn.
Valeria aurait pu aller se promener en attendant, mais elle n’en avait pas envie. Elle ne voulait surtout pas courir le risque de le manquer. Elle se rendait bien compte que cette histoire de chapelle tournait à l’obsession, mais elle n’y pouvait rien. C’était plus fort qu’elle. Tout cela ne lui ressemblait pas, elle qui était si raisonnable d’habitude. Mais rien de tout ça n’avait de logique. L’idée de rencontrer quelqu’un qui avait le même but qu’elle lui avait redonné l’espoir de comprendre ce qui lui arrivait. Elle était impatiente de connaître ses raisons à lui.
À chaque voiture qui passait, elle espérait que ce serait enfin celle qui viendrait se garer devant chez les MacPherson. Elle observait aussi les allées et venues des gens. Il y avait les touristes, plutôt routards dans les environs, et les gens du cru. Beaucoup la saluaient. Le temps passait finalement assez vite. Son vol de retour était prévu pour le lendemain soir. D’ici là, elle aurait sûrement le temps de rendre visite à Mrs Dwight pour la remercier. Peut-être aurait-elle des vieilles photos de la chapelle ?
Une voiture blanche décéléra pour venir se parquer juste en face. Valeria essaya de voir à travers la vitre, mais les reflets l’en empêchèrent. Un grand jeune homme mince s’extirpa du véhicule. Il se cogna la tête et jura. Il était blond comme les blés, mal coiffé et habillé d’un T-shirt informe et d’un pantalon usé aux genoux. Il se contorsionna maladroitement pour attraper un sac plastique sur la banquette arrière, ce qui fit sourire Valeria. Elle le trouva instantanément sympathique. La situation avait quelque chose de surréaliste. Ils ne se connaissaient pas, ne vivaient pas dans la même région du globe, mais ils étaient tous les deux venus ici pour la même chose. Une histoire de fous. Valeria le savait, Peter pas encore.
Elle traversa la chaussée et marcha vers lui. Il ne l’avait même pas remarquée quand elle se planta devant lui.
— Bonjour ! dit-elle d’une voix chantante.
— Salut.
Il lui rendit son sourire mais ne s’arrêta pas.
— Attendez ! dit-elle. Je voudrais vous parler.
Le jeune homme se retourna, incrédule.
— À moi ?
— Oui, à vous.
— Vous savez, dit-il avec un sourire malicieux, je suis toujours content quand une jolie fille m’adresse la parole, mais ça ne m’arrive pas souvent. Vous voulez me vendre quelque chose ?
— Pas vraiment.
— Vous êtes du coin ?
— Plusieurs kilomètres au sud. Madrid.
Peter mit quelques instants à comprendre.
— Et vous voulez me parler de quoi ?
— C’est un peu compliqué, je ne sais pas par où commencer. On pourrait aller boire un verre au pub…
— Eh ben vous, vous ne perdez pas de temps !
Valeria rougit aussitôt.
— Non, non ! se défendit-elle. Ce n’est pas ce que vous croyez, c’est très sérieux.
— Dommage ! plaisanta Peter.
Elle si latine et lui si nordique, le couple ne passa pas inaperçu au Black Lion. Le barman reconnut la jeune femme et lui demanda comment elle allait.
— Très bien, tout va très bien, répondit-elle, un peu embarrassée.
— Tant mieux, fit-il en retournant derrière le comptoir pour chercher leur commande.
— Vous avez eu des soucis de santé ? s’enquit Peter.
— Hier, un malaise pendant une randonnée.
— Vous êtes marcheuse ?
— D’habitude non, mais hier, oui.
Le barman revint avec les thés et les tranches de cake aux raisins. Dès qu’il fut reparti, Valeria se lança :
— Je ne veux pas vous faire perdre de temps. Ce que j’ai à vous demander est assez bizarre.
Peter haussa un sourcil, curieux de la suite.
— J’ai appris que vous vous intéressiez à la chapelle Sainte-Kerin.
Aussitôt, l’air jovial de Peter s’effaça.
— Ça me regarde, répondit-il laconiquement.
— Je m’y intéresse aussi.
— Vous êtes quoi, un agent des monuments historiques, une journaliste ?
— Non, pas du tout. Je suis venue exprès d’Espagne pour voir cette chapelle. Hier, je suis allée au loch et je l’ai cherchée, sans succès. J’ai appris ensuite qu’elle avait été engloutie pendant l’agrandissement du loch. C’est la dame de l’office de tourisme qui me l’a dit. C’est aussi elle qui m’a dit que vous étiez venu lui poser des questions sur Sainte-Kerin.
Peter resta silencieux. Il fixait la jeune femme droit dans les yeux, méfiant.
— J’ai voulu vous rencontrer, continua Valeria. Ne pas visiter la chapelle m’a frustrée. Plus que ça, même. J’ai cru qu’à deux ce serait moins dur à supporter.
Devant le mutisme de Peter, elle se mit à douter. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise. Elle ajouta :
— Mais je me suis peut-être trompée…
Elle n’osait plus le regarder, lui la fixait toujours. Honteuse et affreusement gênée, Valeria n’avait plus qu’une envie : être ailleurs.
— Excusez-moi de vous avoir dérangé, dit-elle. Je vais vous laisser.
Elle se leva, confuse, lorsque d’un geste vif, il la retint par le bras.
— Vous en rêviez ? questionna-t-il avec brusquerie.
— Pardon ?
— La chapelle, vous en rêviez ?
Elle se rassit.
— Aussi loin que je me souvienne de mes rêves, oui. De plus en plus souvent ces derniers temps. Et puis j’ai découvert une photo.
— Vos parents ne vous ont jamais emmenée en Écosse quand vous étiez gamine ?
— Non, jamais.
Peter baissa les yeux et se tritura les doigts. Il semblait décontenancé.
— Je croyais être le seul, fit-il d’une voix grave.
— Moi aussi, répondit Valeria.
Le jeune homme redressa le visage. Il était comme métamorphosé. L’expression enjouée qui avait d’abord séduit Valeria avait disparu. Il était livide, les lèvres presque tremblantes. D’une voix blanche, il déclara :
— Depuis que je suis môme, on me prend pour un dingue. Mes parents m’ont même envoyé voir un psy. Ce brave homme leur a expliqué aussi doctement que stupidement qu’il s’agissait de « la manifestation d’un désir refoulé de devenir prêtre »… Alors je n’en ai plus parlé. J’ai gardé ça pour moi. J’ai même essayé d’oublier, de ne plus y penser. Pendant des années, j’ai tenté de me convaincre que tout cela n’était qu’une lubie d’enfant. Mais le rêve revenait quand même, malgré toutes les excuses que je pouvais trouver pour le minimiser. Alors j’ai décidé de changer de tactique. Pendant trois ans, j’ai travaillé le soir et durant les vacances pour me payer ce voyage. J’ai fait croire à mes vieux que je partais avec des potes et je suis venu.
— Tu savais que la chapelle était engloutie ?
Le tutoiement était venu naturellement.
— Non, je savais juste qu’elle était en Écosse.
— Tu as cherché longtemps ?
— Ça fait un peu plus de deux semaines que je suis ici. Je vais d’office du tourisme en office du tourisme et je montre le dessin.
Peter sortit son portefeuille et l’ouvrit. Protégé par un rabat plastique, se trouvait un morceau de page découpé représentant une gravure au trait en noir et blanc, avec comme seule légende « chapelle écossaise ».
— Je l’ai trouvée dans un bouquin d’architecture, il y a trois ans. Un vrai choc. C’est là que j’ai décidé de la retrouver, coûte que coûte.
Valeria comprenait exactement ce qu’il voulait dire. Peter la regarda enfin dans les yeux. Il se sentait soudain libéré d’avoir confié son secret à quelqu’un. Ils restèrent un moment silencieux. Chacun prenait conscience de ce que cette rencontre signifiait.
— Tu fais toujours le même rêve ? demanda-t-il.
— Oui, j’arrive par le sentier, je passe près de la fenêtre au vitrail, la porte est ouverte. J’entre, il y a quelqu’un au fond, dans l’ombre. Je ne sais pas qui c’est, mais je n’ai pas peur. Je regarde dehors. Il pleut.
Valeria sentit une larme couler sur sa joue. Par réflexe, elle l’essuya aussitôt.
— Que t’arrive-t-il ? demanda Peter.
— Je n’en avais jamais autant dit, à personne.
— Moi non plus.
Il faillit poser sa main sur la sienne mais retint son geste.
— Pour moi, reprit-il, ce n’est pas aussi précis. Je suis à l’intérieur, je ne sais pas ce que je fais mais je veux atteindre une dalle à droite de l’autel et je n’y arrive pas. C’est tout.
— C’est peut-être toi dans l’ombre de mon rêve.
— Tu sais, depuis trois jours, plus rien ne m’étonne. Viens, je vais te montrer quelque chose…
Pendant l’heure du déjeuner, la rue principale d’Aberfoyle était déserte. Peter marchait rapidement vers sa voiture. Valeria le suivait en se demandant vers quoi il l’entraînait. Il posa la main sur le coffre et la regarda droit dans les yeux. Il avait dans les pupilles une lueur étrange.
— Je ne te connais même pas, déclara-t-il, visiblement préoccupé. Je ne sais pas si je fais une connerie en te disant tout, mais je préfère courir le risque plutôt que de regretter.
Valeria commençait à s’inquiéter.
— Tu dois me promettre de garder le secret, ajouta-t-il.
La jeune femme hocha franchement la tête. Se penchant vers elle, il reprit à voix basse :
— Tu m’as dit que tu avais été frustrée de ne pas voir la chapelle.
Elle opina.
— Eh bien, moi, ça m’a carrément rendu malade. Alors voilà.
D’un mouvement sec et précis, il ouvrit le coffre de sa voiture. Valeria découvrit tout un équipement de plongée, des palmes. Le détendeur et le masque brillaient.
— Si tu veux, dit-il, tu viens avec moi. Cet après-midi, je récupère ce qu’il faut pour toi à Glasgow, et ce soir on y va.
Valeria ne savait que répondre. Tout allait trop vite. Cette histoire lui échappait et prenait une ampleur qui la dépassait. Elle n’avait jamais plongé, elle ne connaissait pas ce garçon et pourtant, l’envie de voir par elle-même balayait ses peurs et toutes les objections que sa raison brandissait.
— D’accord, dit-elle pour couper court à toute réflexion.
— Je te préviens, c’est interdit et on risque de gros problèmes.
— C’est d’accord, répéta-t-elle.
Il referma le coffre aussi vite qu’il l’avait ouvert. Il regarda le ciel, inspira longuement et dévisagea la jeune femme. Elle tremblait.
— Je suis terrifiée, confessa-t-elle.
— Moi aussi.
Peter fit un pas vers elle, ouvrit les bras et la serra contre lui.