— Nous avons une localisation, monsieur. Ils sont en Écosse. Là où vivaient les Destrel.
— Bon sang, comment sont-ils arrivés là-bas ?
— Vous connaissez la théorie des psychistes…
— Et vous savez ce que j’en pense. Sont-ils allés fouiller la maison ?
— Non monsieur, nos hommes sont catégoriques.
— Alors que peuvent-ils trafiquer dans le coin ?
Valeria reposa le petit carnet à la couverture de cuir vert craquelé.
— C’est effroyable, murmura-t-elle, ébranlée. Ils ont dû vivre un calvaire.
— Pas d’autre choix que de s’enfuir dans la mort, constata Peter.
— Ou dans une vie après la mort… insista Stefan.
— Non, mais vous vous entendez ? s’emporta Valeria. On est en plein délire ! Alors, pour vous tout est clair, je serais la réincarnation de Catherine Destrel et Stefan celle de mon défunt mari ? Non, mais ça va pas ! Je ne suis la réincarnation de personne, je suis moi et vous transformez un fait divers en délire mystique.
— Inutile de t’énerver, tempéra Stefan. Rien qu’avec le peu de certitudes qu’on a dans cette histoire, le rationnel est déjà hors jeu. Il suffit de constater les faits. Ce n’est ni un fait divers, ni un délire mystique.
Le contenu de la mallette était étalé sur la caisse retournée qui faisait office de table. Outre le carnet, il y avait deux épais dossiers de notes d’expérimentation et de comptes rendus scientifiques, un étonnant casque bricolé qui couvrait les yeux et les oreilles, quelques effets personnels — un stylo Dupont, un médaillon et deux alliances, quelques photos, un trousseau de quatre clés et une bonne dizaine de disquettes.
Valeria saisit l’un des clichés. Un homme d’une quarantaine d’années se tenait derrière une jeune femme au regard doux dont il enlaçait tendrement les épaules. Elle inclinait sa tête vers lui. Derrière la photo, une simple mention : « Aberfoyle, 1976. »
— Ils ont l’air si paisibles, observa Valeria. Qui a bien pu les pousser à cette extrémité ?
— Certainement des services secrets, répondit Stefan.
Peter faisait tourner une disquette en la tenant par les angles. Grande, carrée et flexible, elle ne ressemblait pas du tout à celles qu’il connaissait.
— À votre avis, demanda-t-il, sur quoi peut-on lire ces trucs-là ?
— Sur des ordinateurs des années 1980, répondit Stefan. Ce qu’il y a de prodigieux avec les technologies de pointe, c’est qu’elles compliquent tout. On peut lire sans difficulté un manuscrit du Moyen Âge, mais on ne peut plus ouvrir une disquette d’il y a vingt ans.
— Leur théorie est quand même troublante, commenta Peter. On pourrait graver sa mémoire d’une vie à l’autre. Faire en sorte qu’un détail survive à la mort jusqu’à l’existence d’après…
Il reposa la disquette avec précaution et ajouta :
— Ce qui justifierait notre inexplicable envie de nous rendre à la chapelle et d’y chercher la mallette. Le rêve avait pour fonction de nous conduire jusqu’à ces documents, qui eux-mêmes nous mènent aux savants et à leur théorie.
— Si tout cela est vrai, fit remarquer Valeria, les Destrel ont gagné. Ils ont échappé à ceux qu’ils surnommaient les chacals et leurs travaux sont là, devant nous. Fin de l’histoire.
Peter fronça les sourcils. Stefan lui demanda :
— Tu sembles contrarié.
— J’aimerais bien savoir quelle place j’occupe dans ce puzzle, répondit Peter.
— La réponse est sans doute dans ces disquettes ou dans les textes du carnet, rétorqua Stefan. Ta date de naissance va sûrement nous aider aussi. Il est fait mention d’un certain Greg…
Valeria soupira et se laissa retomber sur le lit de camp.
— Et maintenant, c’est quoi la suite ?
— On devrait d’abord changer d’adresse, proposa Stefan, essayer de voir ce que contiennent ces disquettes, trouver ce qu’ouvrent ces clés et dormir un peu…
— Je suis prêt à me consacrer corps et âme au dernier point, plaisanta Peter.
— On ne pourra jamais trouver un ordinateur assez ancien pour lire ces disques, s’inquiéta Valeria.
Stefan sourit, fier de lui :
— La ville de Glasgow a inauguré l’année dernière un très joli musée des technologies numériques. On pourrait peut-être leur emprunter un vieux modèle…
— Tu es donc paranoïaque, réincarné, et voleur ! ironisa Valeria.
Lorsqu’elle franchit la grille du jardin de Madeline, tout semblait normal. Pourtant, Valeria eut un étrange pressentiment. « Ça y est, se dit-elle, je deviens comme Stefan… »
Elle frappa timidement au carreau de la porte d’entrée. À travers le rideau brodé, elle vit Madeline approcher. Elle avait les traits tirés.
— Vous voilà enfin, dit celle-ci. Je me suis fait du souci pour vous.
— Il ne fallait pas, je vous avais dit que j’allais sortir hier soir.
— Je m’en souviens bien, répliqua Madeline, mais la police est venue ce matin très tôt. Des inspecteurs. Ils vous cherchaient. Pas sympathiques du tout.
Valeria ouvrit de grands yeux.
— La police ?
— J’ai pensé que c’était votre petit ami espagnol qui vous faisait rechercher. Quelle histoire ! Il doit être du genre pas commode pour lancer la police à vos trousses.
— Je suis désolée de vous causer tous ces ennuis. Vous ne leur avez rien dit ?
— Ah, ça non ! La vie privée de mes locataires ne regarde qu’eux. C’est Mrs Dwight qui va être soufflée quand je vais lui raconter tout ça…
— Ne vous inquiétez plus, la rassura Valeria. Je m’en vais. J’étais simplement passée vous dire au revoir et reprendre mes affaires.
— Déjà ? Mais vous avez réglé la chambre pour le reste de la semaine.
— Ça ne fait rien. Il vaut mieux que je rentre, mon absence pose trop de problèmes…
— Les policiers vous attendent quand même au poste du village.
— Je fais mon sac et j’y vais.
Stefan roulait aussi vite que le permettaient les routes étroites et sinueuses. Les trois jeunes gens regardaient fixement devant eux avec appréhension. Ils redoutaient un barrage ou un contrôle d’identité. Les policiers s’étaient aussi présentés chez les logeurs de Peter. Évidemment, ni lui ni Valeria ne s’étaient rendus au poste. Ils avaient sauté dans la voiture, direction sud-est, vers Stirling, où Stefan avait déniché un terrain de camping qui proposait des caravanes à louer.
— Alors, constata le jeune Allemand, qui doit-on remercier d’avoir loué cette voiture sous un nom d’emprunt et d’avoir emporté assez d’argent pour ne pas se faire pister par vos cartes bancaires ?
— Qu’est-ce qu’on risque ? s’interrogea Peter. Après tout, nous n’avons rien à nous reprocher.
— Voilà une remarque d’une naïveté confondante, railla Stefan. Il suffirait donc d’être innocent pour être libre ? Il n’est pas nécessaire d’avoir commis un crime pour se faire épingler, il suffit de gêner ou d’en savoir trop. Les prisons sont pleines de gens qui n’ont jamais eu de procès équitable.
— Les cimetières aussi, ajouta Valeria.
— C’est un concours d’optimisme ? commenta Peter.
— Maintenant qu’on est en fuite, dit la jeune femme, notre histoire n’est plus seulement un délire, c’est aussi un délit. Il est probable que le contenu de la mallette intéresse beaucoup de monde.
— Ils ne savent pas forcément ce qu’elle contient, ni même qu’elle existe, objecta Peter.
— On ne va pas parier là-dessus pour s’en sortir, remarqua Stefan. Maintenant, ils sont sur vos talons. La visite de la police à vos Bed and Breakfast le prouve.
La planque qu’avait trouvée Stefan était située au cœur d’un parc de loisirs régional avec réserve naturelle, lac privé, activités nautiques, musée du tartan et concert de cornemuse tous les soirs. Le contraste avec Aberfoyle était saisissant, mais les trois jeunes gens comptaient sur les hordes de touristes pour passer inaperçus. À la réception, Valeria s’était présentée comme une Italienne en vacances avec son petit ami et son frère. Pour la première fois de sa vie, elle avait utilisé un faux nom.
Le nouveau repaire était en fait un long mobile home parmi d’autres. Alignés côte à côte, ils surplombaient un paysage particulièrement joli au couchant — à en croire la réceptionniste du parc.
Chaque fois que Peter fermait une porte, tout le bungalow tremblait. Et lorsque l’un d’eux tirait de l’eau froide à l’évier pendant qu’un autre prenait sa douche, ce dernier s’ébouillantait. Hormis ces deux inconvénients, l’endroit était plaisant.
Par la fenêtre, Valeria regardait des enfants jouer au milieu des arbres sur la pelouse épaisse impeccablement tondue. Stefan et Peter étaient partis à Glasgow essayer de voler l’ordinateur au musée. Dehors, les gamins couraient, riaient, guettant les lapins qui peuplaient chaque buisson. Valeria se souvenait d’avoir été aussi insouciante qu’eux. Elle ne l’était plus. Cette histoire l’avait arrachée à sa vie. Entre la jeune fille qu’elle était encore quelques jours plus tôt et celle d’aujourd’hui s’était creusé un infranchissable fossé. Son univers simple et rassurant volait en éclats.
Seule dans la caravane, elle se faisait du souci pour ses deux compagnons et pour elle-même. Jamais elle ne s’était inquiétée de la sorte. Pour la première fois de sa vie, il ne s’agissait plus de petits soucis matériels. Il se passait quelque chose de grave et, à sa propre surprise, elle restait plutôt sereine. Au sein de toute cette folie, elle se montrait rationnelle et s’efforçait de faire face.
Elle s’installa sur le canapé et se replongea dans la lecture du petit carnet vert. Chaque mot la bouleversait. Elle relisait toujours les mêmes passages, pleins de doutes, de craintes. Page après page, on sentait l’issue se dessiner à travers leurs mots. Chaque espoir s’évanouissait, chaque porte de sortie se fermait. Plus leurs découvertes s’accumulaient, plus elles se révélaient être une malédiction pour eux-mêmes. Le destin de ces deux scientifiques victimes de leur savoir la touchait profondément. Même si une part d’elle-même restait sceptique, elle avait fini par envisager la réalité de certains faits. Se pouvait-il que certaines composantes de sa personnalité lui viennent de Cathy Destrel ? Comment, d’une vie à l’autre, cette personne dont elle ignorait tout aurait-elle pu avoir une quelconque influence sur elle ? Chaque nouvelle hypothèse ouvrait un gouffre dans son esprit et elle devait prendre garde à ne pas y tomber…
Étourdie par toutes ces interrogations, elle finit par s’assoupir, épuisée.
Les garçons revinrent en fin d’après-midi et la réveillèrent en frappant à la porte. Valeria sursauta et reconnut leurs voix. Elle passa la main dans ses longs cheveux emmêlés et alla leur ouvrir. Ils avaient la mine réjouie et les bras vides.
— Et alors ? demanda-t-elle.
— Mission accomplie, dit Peter en entrant.
— Nous n’avons pas eu besoin de voler, expliqua Stefan. Heureusement, parce que je ne sais pas trop comment on s’y serait pris… Ils avaient un vieux HP capable de lire les disquettes. Nous avons raconté au guide qu’un membre de notre famille récemment décédé nous les avait léguées. Il nous a permis de les lire, et surtout d’imprimer les pages après la visite !
— Il n’a rien soupçonné ?
— C’était un vrai fana d’informatique, rétorqua Peter. Il était content de nous sortir d’une impasse. On a discuté, c’était sympa.
— Que disent les documents ?
— Il y a beaucoup de choses, je n’ai pas tout lu, répondit Stefan. C’est très technique. D’après ce que j’ai pu entrevoir, il s’agit de la présentation complète de leurs travaux sur les mécanismes de la mémoire, et la méthode précise de ce qu’ils appellent le marquage.
— Cent quatre-vingts pages de dynamite scientifique, renchérit Peter. Pas étonnant que tout le monde veuille mettre la main dessus.
— Il va falloir lire en détail, remarqua Stefan. Je ne sais pas si nous comprendrons tout, mais nous devrions y trouver quelques réponses supplémentaires…
Le couchant était effectivement magnifique. Devant les nuages rougis, les cimes des grands chênes bercées par le vent du soir se découpaient à perte de vue. Sur le talus, tous les petits du camping s’étaient installés pour admirer le spectacle tout en jouant.
L’ambiance était celle d’une fin de journée de vacances ; les rires et les voix d’enfants se mêlaient en un joyeux brouhaha. Parfois, certains d’entre eux quittaient le groupe, lorsque leurs parents les appelaient pour le dîner.
Valeria était assise un peu à l’écart, entre les racines d’un frêne. Elle se sentait étrangère à l’insouciance de cette soirée d’été. Elle enviait l’innocence de ces jeunes vacanciers. Elle sentait sa vie lui échapper.
Un couple d’adolescents passa sur l’allée en contrebas. Devant le soleil qui rougeoyait de son dernier éclat, ils échangèrent un tendre baiser. Valeria était à peine plus âgée qu’eux. Un rêve avait suffi pour qu’elle ne leur ressemble plus.
Peter vint s’asseoir à côté d’elle.
— Stefan s’est lancé dans la lecture des notes, dit-il. Ça risque d’être long. Il m’impressionne.
Le jeune homme marqua une longue pause avant d’ajouter :
— J’espère que j’en saurai plus sur la place que j’occupe dans cette histoire, quand il aura fini.
Valeria se tourna vers lui :
— Cela t’inquiète ?
— En fait, oui.
— De quoi as-tu peur ? Tu es Peter, et ce qu’il peut y avoir dans ces pages ne changera rien à cela. Tu auras les mêmes qualités, les mêmes défauts. Tous tes proches t’aimeront comme avant.
— J’aimerais en être certain…
— Que veux-tu dire ?
Les derniers rayons du soleil baignaient le visage de Valeria d’une chaude lueur. Ses yeux clairs brillaient. Elle était si belle…
— Tu as probablement hérité de quelque chose de Cathy Destrel, soupira le jeune homme, et Stefan de son mari. Ils s’aimaient d’un amour rare, c’est évident. Leur carnet et les photos le prouvent. Ils se sont donné la mort pour se protéger l’un l’autre.
— Qu’est-ce qui te pose problème là-dedans ?
— Je croyais, enfin… J’espérais…
Il chercha ses mots et finit par dire :
— Eh bien, si tu devais tomber amoureuse de ton ancien mari, je ne t’en voudrais pas.
Valeria resta bouche bée. Le soleil était couché. Les enfants se levaient les uns après les autres et s’égaillaient dans le parc.
— Il faut considérer deux aspects bien distincts dans ta remarque, commença Valeria avec sérieux. D’abord, je ne suis pas madame Destrel, et Stefan n’est pas mon ancien mari. Je ne le connais que depuis quelques dizaines d’heures et, pour l’instant, je ne ressens aucun des symptômes du coup de foudre.
— Mais…
— Laisse-moi finir. L’autre aspect de ta remarque sous-entend que tu… comment dire…
— Que je m’attache à toi…
— C’est ça, que tu t’attaches à moi. Pourtant, tu sais que quelqu’un m’attend en Espagne ?
— Oui, mais tout est si violent, si soudain…
Valeria sourit et saisit la main de Peter.
— Justement, Peter. Ne brusquons rien, d’autres s’en chargent pour nous.
La porte de la caravane s’ouvrit et Stefan sauta par-dessus les marches. En trois enjambées, il fut sur le talus. Surexcité, il s’exclama :
— Vous n’allez pas croire ce que je viens de découvrir !