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Plusieurs fois, Valeria avait appelé, mais personne n’avait répondu. Dans l’obscurité totale, elle sentait une présence, proche, mais trop terrifiée pour s’aventurer dans le noir, elle restait adossée au mur qu’elle avait mis si longtemps à trouver. Elle s’était réveillée sur le sol de terre battue. Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Ses cheveux avaient eu le temps de sécher complètement depuis qu’elle avait été agressée dans sa chambre. Elle n’était pas blessée, elle n’avait pas l’impression d’avoir été droguée. L’air était sec. Elle respirait par la bouche. Il lui avait fallu longtemps pour chasser la sensation d’étouffement qui l’avait d’abord oppressée. Peu à peu, elle reprit son souffle. Vêtue de son seul peignoir, elle se sentait encore plus vulnérable. Elle avait d’abord tâté le sol pour essayer de deviner où elle était enfermée. L’écho mat de ses appels laissait penser qu’elle se trouvait dans une pièce assez petite et sûrement pas trop haute, peut-être un sous-sol. À quatre pattes, elle avait exploré les quelques mètres autour d’elle. Elle n’avait découvert qu’une bouteille vide.

Lorsqu’elle avait buté sur le mur, elle s’était assise contre, ramenant ses jambes sur sa poitrine, le menton calé entre ses genoux. Repliée sur elle-même, elle avait désespérément cherché le moindre point de lumière, la plus petite lueur qui aurait pu se glisser par une porte ou un soupirail. Mais elle n’avait rien décelé. Ses pupilles étaient dilatées comme jamais, à l’affût, mais en vain. La sensation était à ce point étrange qu’elle se demanda même si elle n’était pas devenue aveugle. Même dans les plus sombres placards où elle se terrait lorsqu’elle était gamine, elle avait toujours aperçu une clarté. Ici, rien. C’est peut-être ce que l’on ressent quand on perd la vue. Les larmes lui étaient venues. À l’enfer blafard du centre succédait celui, obscur et sec, de ce cachot.

Peu à peu, elle s’était mise à écouter avec la même intensité qu’elle avait cherché à voir. Ses mouvements produisaient un son étouffé. Et puis, à force de tenter de capter le moindre bruit, même lointain, elle avait fini par l’entendre. Quelque part, à une distance indéterminée mais sans doute assez proche, un souffle presque inaudible. Elle avait mis un moment avant d’en être certaine, mais il s’agissait d’une respiration. La panique l’avait peu à peu gagnée. Elle avait murmuré, imploré, mais sans rien entendre en retour. Elle se sentait comme une souris dans le vivarium d’un cobra. Elle était prostrée, terrifiée, redoutant l’attaque soudaine.

Dans cette nuit totale, ses peurs primales resurgissaient, renforcées par les terreurs que Jenson avait fait naître en elle. Qui était tapi dans l’obscurité ? Elle craignait que l’ombre colossale aperçue dans sa chambre juste avant de perdre conscience ne la surprenne de nouveau. Elle devait se concentrer de toutes ses forces pour arrêter d’imaginer des monstres rampants aux dents acérées qui rôdaient près de ses pieds nus.

La respiration dans le noir se fit soudain plus forte. Valeria se recroquevilla encore un peu plus. Tout à coup, ce fut un gémissement qui monta.

— Qui est là ? interrogea de nouveau la jeune femme, la gorge nouée. Mon Dieu… se lamenta-t-elle en refermant son peignoir du mieux qu’elle pouvait.

La respiration n’était plus là.

— Valeria ?

La jeune femme était dans un tel état de nervosité qu’elle ne comprit pas immédiatement d’où venait la voix.

— Valeria, c’est toi ?

— P… Peter ?

— Oui, enfin ce qu’il en reste…

Le jeune homme se renversa sur le flanc et soupira. Il se redressa et se massa les tempes pour essayer d’atténuer l’atroce douleur qui lui tenaillait le cerveau. Il sentit soudain deux bras l’enserrer : Valeria venait de se jeter sur lui. Elle l’étreignit de toutes ses forces.

— Oh Peter, j’ai eu si peur !

Ses mains se promenèrent sur le visage du jeune homme, parcourant son nez, ses paupières. Elle caressa ses cheveux, agrippa son sweat. Ils tombèrent tous les deux à la renverse sur le sol. Peter referma les bras autour de la jeune femme et essaya de la calmer. Elle hoquetait, sanglotait. Lui-même avait du mal à reprendre ses esprits.

— Que s’est-il passé, demanda-t-il. Où sommes-nous ?

— Je n’en sais rien, dit-elle en reprenant son souffle. J’ai été enlevée à l’hôtel et je me suis réveillée ici. C’est bizarre : sans rien voir, j’ai la sensation de connaître cet endroit. Et toi, comment t’es-tu retrouvé ici ?

— Lorsque j’ai appelé Dumferson, je suis tombé sur Jenson. Je courais vous prévenir lorsqu’une brute m’a coincé… Et Stefan ?

— Il ne doit pas être loin.

— Il faut essayer de sortir, décréta le jeune homme.

Avec délicatesse, il se dégagea de l’étreinte de Valeria et se leva. Avançant prudemment, bras en avant, il commença à explorer la pièce. Il traversa une toile d’araignée. À tâtons, il ne tarda pas à rencontrer un mur. Il en parcourut la surface — des briques sans aucun doute. Il découvrit une gaine électrique en métal et la suivit jusqu’à un interrupteur.

— Attention les yeux, annonça-t-il. Je vais essayer d’allumer la lumière.

Au déclic, rien ne se produisit. Poursuivant son investigation, Peter découvrit une porte. Méthodiquement, il parcourut ses contours. Elle était en bois mais certainement renforcée parce qu’elle sonnait le plein. Ni poignée, ni serrure.

— Nous sommes piégés comme des rats, conclut-il.

— Tu crois que Jenson est derrière tout cela ?

— Qui d’autre ?

Peter revint vers la jeune femme. Il aurait apprécié que Gassner soit encore là pour l’aider à sortir de ce mauvais pas.

— Tu n’as pas trop faim ? demanda-t-il.

— Non, juste un peu soif mais ça va.

— Il va falloir tenir.

Peter passa son bras autour de Valeria. Elle s’abandonna, contente de ne pas être seule, heureuse d’être avec lui.

— Tu crois qu’ils ont aussi eu Simon ? interrogea Peter.

— Tout est possible. La petite opération de Jenson était bien montée. On s’est fait cueillir en beauté.

— Si seulement nous savions où nous sommes…

Valeria éprouva un vertige. Elle allait mettre cela sur le compte de l’épuisement nerveux lorsqu’un autre, beaucoup plus puissant, survint. Elle chancela. Tout à coup, des dizaines d’images lui traversèrent l’esprit. Un peu déroutée, elle s’appuya contre Peter.

— Je divague, dit-elle. J’ai des visions. Tout ça me porte sur le système.

Une nouvelle série d’images la submergea. Un coucher de soleil à travers une fenêtre à petits carreaux, sa main posée sur un torse d’homme, un chat se glissant par une porte entrebâillée.

— Je crois savoir où on est, murmura-t-elle soudain.

— Comment ça ?

— Nous sommes toujours en Écosse, dans la maison de Cathy et Marc Destrel. Oui, c’est ça, j’en suis certaine.

— Ça t’est venu comme ça ?

— Je le sens, nous sommes chez eux.

Peter saisit le visage de sa compagne.

— Tu as eu des vertiges ?

— Plusieurs.

— Bon sang, je voudrais tellement voir tes yeux. Raconte-moi, la pressa-t-il. Les images arrivent comme un film en accéléré ?

— Oui, c’est exactement ça…

— Elle est en train de venir en toi.

— Catherine Destrel ?

— J’ai ressenti la même chose avec Gassner. Ne t’inquiète pas. On ne souffre pas. C’est déstabilisant au début mais on s’habitue. Pourtant tu n’as pas subi le processus de réveil, Stefan a dit que l’installation du centre ne pouvait pas fonctionner…

— Je ne comprends pas.

Valeria fut prise d’un nouveau vertige. Soudain, à l’extérieur, un coup sourd résonna. Des pas approchèrent, plusieurs personnes descendant un escalier.

— Allonge-toi au fond, ordonna Peter à voix basse. Fais semblant de dormir.

Un raclement de bois fit vibrer la porte, puis quelqu’un manipula un trousseau de clés avant de déverrouiller la serrure. Le battant s’entrouvrit, laissant apparaître le contour d’une tête dans une faible clarté. Le visage enfoui dans les bras, allongé sur le sol comme s’il était encore inconscient, Peter observait les visiteurs du coin de l’œil. La porte s’ouvrit en grand et trois silhouettes se découpèrent. Celle du milieu fut jetée dans la pièce et la porte se referma aussitôt. La serrure fut rebouclée et la barre remise en place.

Stefan était tombé dans la poussière. S’appuyant sur ses coudes endoloris par le choc, il essayait de se mettre à genoux. Valeria et Peter s’approchèrent de leur ami.

— Ils ne vous ont rien fait ? demanda celui-ci, la voix faible.

— Non, répondit Peter. On s’est réveillés là. Et toi ?

— C’est Jenson. Il ne nous lâchera pas avant d’avoir ce qu’il veut.

Stefan se laissa tomber sur le côté et souffla.

— Je suis bien content de vous retrouver, les dernières heures m’ont paru assez longues…

Valeria tendit la main pour le réconforter. Elle rencontra son épaule et la serra chaleureusement.

— Il a tenté son expérience sur toi ? demanda-t-elle.

— Pas encore, il garde sûrement ça pour plus tard. Ils voulaient d’abord savoir où était la mallette…

— Il t’a torturé ? s’enquit Peter, alarmé.

— On peut dire ça. Debbie, son assistante, est là aussi. Ils sont complices. Celle-là, si je la coince… C’est une médium. Méfiez-vous d’elle. Elle est redoutable.

Valeria se souvint de la jeune femme avec répulsion. Stefan gémit. Peter l’aida à s’asseoir le long du mur, près de la porte.

— Je ne sais pas combien de temps je pourrai résister, continua-t-il. Ils vont sûrement aussi s’en prendre à vous. Il ne faut pas rester là.

— Valeria sait où nous sommes, révéla Peter.

— Moi aussi, ironisa Stefan : nous sommes dedans jusqu’au cou.

— C’est la cave de la maison des Destrel, précisa la jeune femme.

— Ah… La boucle est donc bouclée, commenta Stefan. Et comment l’as-tu découvert ?

— C’est Catherine Destrel qui le lui a dit… annonça Peter.

Un silence s’installa. Stefan songeait à ce que cette nouvelle impliquait.

— Si Jenson apprend ça, dit-il, il va être convaincu que son expérience a marché et il sera encore plus impatient de me connecter à ses engins de malheur.

— Tu penses que ce qui arrive à Valeria n’est pas la conséquence de l’expérience ?

— Je ne suis pas spécialiste, mais si je me réfère aux notes des Destrel, c’est impossible.

— Cela signifierait qu’une âme pourrait communiquer spontanément, observa la jeune femme.

— … Et en direction du sujet de son choix, renchérit Peter. Les âmes parlent à qui elles veulent.

— On a un problème plus urgent à régler. Il faut se tirer d’ici. Jenson va nous éplucher jusqu’à ce qu’on en crève.

— Ils sont combien là-haut ? demanda Peter.

— Jenson, Debbie et deux hommes. Je les ai entendus, ils vont nous apporter à manger. Il faut en profiter pour attaquer, ce sera sans doute notre seule occasion.

— Ils sont armés ? s’inquiéta Valeria.

— Sûrement, mais est-ce qu’on a le choix ?

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