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Un baraquement miteux au fond de la zone technique, c’est tout ce qu’il avait obtenu. Et encore, il avait dû batailler ferme, faire jouer les appuis. On lui avait assigné un petit bâtiment désaffecté, derrière l’atelier d’entretien des voitures, plus loin que la chaufferie, à la limite de la zone militairement gardée. La pluie martelait les tôles ondulées ; il faisait froid, mais au moins, si loin et en pleine nuit, il avait la paix.

Avec précaution, Gassner sortit des caisses la dernière pile de documents à demi brûlés. Il la déposa sur un coin de table déjà bien encombré. Éplucher cette masse de documentation en quelques heures ne l’effrayait pas. Cela lui rappelait l’université, à l’époque où il se destinait encore à une carrière scientifique. Gassner n’avait pas la prétention de pouvoir comprendre ce que renfermaient ces dossiers, il comptait simplement sur son flair pour dénicher quelques feuilles intéressantes capables de convaincre sa hiérarchie.

D’un geste las, il attrapa la boîte d’archives qu’il venait de vider et se dirigea vers la porte de son taudis. Il fit coulisser le verrou et ouvrit. L’allée battue par la pluie était déserte. Par-dessus les toits des hangars, il apercevait le bel immeuble illuminé qui servait de quartier général à l’Agence. Là-bas, il y avait de la moquette épaisse et des sièges en cuir, les baies vitrées des façades étaient nettoyées deux fois par semaine. Il devait y faire chaud. Gassner siffla un coup bref. Surgissant d’un recoin abrité, le militaire de garde apparut. Le jeune homme s’avança sous la pluie.

— Vous êtes encore là, mon colonel ? demanda le soldat.

— Et bien décidé à y rester. Si je m’éloigne, ils sont capables d’en profiter pour tout balancer à l’incinérateur.

Poussant la boîte du pied, il ajouta :

— Mettez-la aux ordures avec les autres, c’est la dernière. Après, je vous fiche la paix.

— Bien, mon colonel.

Le soldat saisit la boîte de carton brun et s’éloigna à petites foulées dans la nuit.

Gassner inspira une grande bouffée d’air frais et rentra sans oublier de s’enfermer. D’un revers de manche crasseuse, il essuya les gouttes de pluie sur sa figure. À présent, son visage aussi était sale.

Le retour à Washington ne s’était pas bien passé. Comme prévu, il avait reçu l’ordre de plier bagages à Londres et de se présenter avec ses hommes dans les plus brefs délais au siège de l’agence de contre-espionnage, la toute-puissante NSA.

Dès leur arrivée à l’aéroport, on leur avait bien fait sentir que ce ne serait pas facile. D’abord, il y avait eu le camion de transport de troupes dans lequel ils avaient été obligés de s’entasser avec les caisses d’archives et les bagages, puis l’arrivée à l’Agence.

Comme souvent en cas d’échec de la mission, les hommes avaient été immédiatement séparés de leur supérieur pour être interrogés les uns après les autres. À chacun, on allait demander son analyse du fiasco, puis les bandes enregistrées seraient décryptées par des cohortes de secrétaires ; ensuite, des bataillons d’experts en feraient de volumineux rapports à charge et le tout serait tamponné d’un impressionnant « secret défense ». Gassner passerait sur le grill en dernier. Des mois plus tard, un ponte de la Maison-Blanche entouré de ses conseillers spéciaux déciderait, entre deux réunions géopolitiques stériles, à qui faire porter le chapeau du ratage.

Être déclaré responsable et voir sa carrière brisée laissait pourtant Frank Gassner complètement indifférent. Il n’avait que faire des médailles et de l’avancement accordé par des bureaucrates aux ordres des politiques. Ce qu’il aimait, c’était son métier. Chercher à comprendre, pister les scientifiques, voir venir et anticiper. C’était sa vie. Il aurait pu devenir un bon chercheur, mais, peut-être par manque de confiance en lui, il avait préféré saisir l’opportunité que lui avait offerte le gouvernement : aider la sécurité nationale à se tenir informée des progrès naissants. Il combinait de bonnes connaissances scientifiques et un sens aigu de la tactique. Quelques beaux succès lui avaient valu une excellente réputation, y compris chez les services secrets des pays concurrents. Pour la première fois, il venait d’échouer, mais avec ce coup-là, il décrochait la palme du plus beau loupé de l’Agence. Les conséquences étaient incalculables, pour lui et pour l’image des services de renseignement. Comment avait-il pu en arriver là ?

Depuis des années, lorsqu’il ne passait pas ses nuits à plancher sur des urgences, il se levait chaque matin aux aurores, avec l’obsédante volonté de connaître le professeur Destrel sous tous ses aspects. Au début, il avait fait son travail comme un bon agent de renseignement scientifique, mais rapidement, il s’était pris au jeu. Le professeur était très doué et ses découvertes de premier ordre. Gassner avait mis un point d’honneur à le suivre comme une ombre, à découvrir l’objet de ses recherches avant tout le monde. Les premiers temps, tout avait été facile. La vie du professeur et de son épouse était limpide et simple ; ses découvertes compréhensibles et d’une portée technique accessible. Peu à peu pourtant, Destrel s’était attelé à des sujets autrement plus complexes, s’engageant sur des voies scientifiques jusque-là inexplorées. Sa réputation grandit et Gassner ne fut plus le seul à le surveiller de près. D’autres nations s’intéressaient désormais au couple. Alors, il s’était acharné de plus belle. Il avait eu connaissance de chacun des déplacements de Destrel. Il possédait des dossiers sur tous ses proches. Il avait entendu la majeure partie de ses conversations, lu la plupart de ses correspondances. Il connaissait chacune de ses manies, sa façon de manger, il pouvait décrire son horrible pyjama préféré, toutes ses habitudes. La vie du couple n’avait aucun secret pour lui. Et pourtant, en deux jours, tout avait dérapé.

Aujourd’hui, Destrel et sa femme étaient morts, leurs découvertes introuvables, peut-être perdues à jamais, et Gassner attendait son tour pour se justifier avant une mise au placard en règle.

Face au bric-à-brac saisi en Écosse, Gassner s’assit sur l’unique chaise rouillée au dossier fendu. Il soupira et attrapa le jeu de photos réalisé par ses hommes. Il n’arrivait pas à se concentrer. Trop de fatigue, trop de sentiments contradictoires.

De façon paradoxale, le fait d’être remis en cause professionnellement et séparé de ses adjoints n’était pas son premier motif de désarroi. La disparition brutale du professeur et de son épouse le touchait bien davantage. Avec eux, Gassner jouait au chat et à la souris depuis des années et soudain, Destrel avait quitté la partie. Le colonel était non seulement en deuil de quelqu’un qui lui était en définitive très proche, mais aussi de celui qui était devenu sa principale raison de vivre. Il était frustré de ne pas pouvoir achever un puzzle depuis longtemps commencé.

Gassner et Destrel ne s’étaient jamais adressé la parole. Ils n’avaient même pas échangé un regard. Le professeur ignorait d’ailleurs certainement jusqu’à l’existence de cet agent qui le suivait comme une ombre. Souvent, le colonel s’amusait de cette relation intime à sens unique. Il y trouvait quelque chose de surréaliste. Pendant des années, il s’était rarement tenu à plus de quelques dizaines de mètres de son sujet. Gassner avait organisé sa vie en fonction des déplacements des Destrel. Il les suivait en vacances. S’ils allaient à la neige, il chaussait ses skis ; s’ils rentraient de Floride, il était bronzé.

Quel que soit l’angle sous lequel le colonel abordât la situation présente, il en revenait toujours à ce blocage, à cette rage impossible à exprimer. Il n’acceptait pas que tout se soit achevé ainsi, dans un sordide bain de sang. Plus il songeait à la fin des Destrel, plus il avait la conviction que quelque chose lui avait échappé. Son instinct et un flair affiné au fil des années lui soufflaient qu’il devait y avoir autre chose. Derrière les apparences, il devinait une autre réalité qu’il ne parvenait pas à saisir. Il en était certain. Il devait chercher ailleurs que dans la logique ou la version officielle. Une partie de la solution se trouvait peut-être devant lui, dans l’impressionnante masse de documents et d’équipements informatiques saisie chez le professeur. Il lui fallait tout passer au peigne fin. Personne ne l’aiderait.

Si ses estimations étaient exactes, il lui restait un peu plus de vingt-quatre heures avant d’être convoqué. Le temps pour ses hommes d’être entendus.

D’ici là, il lui fallait tout lire, tout reprendre point par point pour avoir une chance de comprendre. Il n’y avait plus que cela qui comptait. Il n’avait plus rien à perdre. Il remonta ses manches noires de suie et se remit au travail.

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