— Que disent les médiums ?
— Ils ont un contact, ils perçoivent quelque chose.
— Rien de plus précis ?
— C’est déjà plus que jamais.
— Vous n’avez pas tort. Placez les équipes en état d’alerte. Et pas un mot en haut lieu avant d’avoir des certitudes…
Dans l’obscurité de la nuit sans lune, les abords du loch n’offraient plus le spectacle enchanteur d’un paysage préservé. En disparaissant, la lumière du jour avait emporté avec elle la quiétude. Des ombres fantomatiques semblaient glisser sur les flots et les rives n’étaient qu’une succession d’insondables zones d’ombre. Le vent courait dans les arbres, sifflant et agitant les branches et les fourrés d’innombrables mouvements suspects. Au creux d’un buisson, Valeria se tenait près des sacs. Peter était reparti garer la voiture près de la route pour ne pas attirer l’attention sur leur expédition.
Entre les feuilles, Valeria scrutait la nuit. Pour tenter de se rassurer, elle songea à Diego. Que penserait-il s’il la voyait ainsi cachée dans ce pays perdu, attendant dans l’obscurité un inconnu rencontré le matin même ? Imaginer sa jalousie la fit sourire. Aurait-elle seulement le courage de lui raconter son aventure ?
L’après-midi, Mrs Jenkins avait cherché à savoir pourquoi elle était rentrée bouleversée après le déjeuner. Valeria n’avait rien révélé. Du coup, Madeline soupçonnait une idylle avec le grand Hollandais. La brave femme avait bien tenté quelques allusions sur l’ami resté en Espagne. Elle avait aussi parlé de la faiblesse dont les femmes font preuve en cas de déprime et dont les hommes abusent parfois…
Valeria entendit craquer une branche. Elle se figea. Une ombre à peine visible apparut.
— Où es-tu ? demanda Peter à voix basse.
Soulagée, elle sortit de sa cachette. À tâtons, les deux jeunes gens attrapèrent les sacs.
— Il ne faut pas traîner, dit Peter. Porter le matériel jusqu’à la crique fera un excellent échauffement.
Dans la nuit noire, ils s’engagèrent sur le sentier.
— Fais bien attention, recommanda Valeria à son compagnon qui la précédait. Ne va pas tomber dans l’eau.
— On est pourtant là pour ça ! plaisanta-t-il. Et puis ne t’inquiète pas, moi aussi j’ai déjà fait le chemin.
À cette heure, plus aucun lapin ne détalait et les oiseaux étaient au nid. Seul le vent lugubre hantait le silence de la nuit.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? demanda Peter.
— J’étudie les langues étrangères. Je prépare un diplôme d’interprète. Et toi ?
— Je viens de terminer ma troisième année d’ingénieur en physique appliquée.
— On n’avait aucune chance de se rencontrer.
— Sauf si j’avais participé à un voyage organisé ou si ton tour operator avait programmé la visite d’une centrale nucléaire où j’aurais bossé…
Ralentis par la charge du matériel, ils mirent près d’une heure pour parvenir sur le site. L’endroit se situait à quelques dizaines de mètres seulement de celui où Valeria avait fait halte la veille.
Peter tira une lampe torche de ses sacs et l’alluma en limitant la portée du faisceau avec sa main. Valeria jeta un coup d’œil circulaire.
— C’est étrange, dit-elle, tout est différent. Les arbres semblent plus proches.
— Depuis hier, pour nous deux, tout est différent, répliqua Peter en déballant les combinaisons sur le sol.
Il extirpa les bouteilles en précisant :
— Nous avons environ deux heures d’autonomie. C’est largement suffisant. La chapelle ne devrait se trouver qu’à quelques mètres sous la surface.
Sans hésiter, Valeria saisit la plus petite des combinaisons. Elle l’étudia d’un air dubitatif et descendit la fermeture à glissière.
— C’est le moment, dit-elle.
En se tournant pudiquement le dos, ils se déshabillèrent et passèrent leur vêtement de plongée. Valeria faillit tomber deux fois en enfilant les jambes et Peter se coinça les doigts dans la fermeture. S’équiper des bouteilles fut relativement plus simple. Chacun aida l’autre à placer son équipement sur le dos. En se découvrant l’un l’autre ainsi vêtus, ils ne purent s’empêcher de s’amuser de la situation. Il y avait quelque chose de surréaliste à se retrouver en pleine nuit au bord d’un loch perdu habillés en pingouins… Les deux jeunes gens s’assirent sur le rebord rocheux pour enfiler les palmes. En plongeant la main dans l’eau froide, Valeria frissonna.
Peter mouilla son masque avant de l’enfiler.
— Tu as l’air d’avoir déjà fait de la plongée, remarqua Valeria.
— Un peu, quand j’étais ado.
Elle sourit. Le jeune homme fixa un grand couteau sur le côté de son mollet. En apercevant le coup d’œil que Valeria lui jetait, il justifia :
— C’est juste au cas où il faudrait dégager des plantes…
Il lui tendit une torche.
— N’éclaire jamais vers le haut, dit-il. On pourrait se faire repérer de loin. Et ne nous éloignons pas l’un de l’autre.
Valeria acquiesça et positionna son embout respiratoire.
— Tu es prête ? demanda Peter.
Elle répondit d’un mouvement de la tête affirmatif.
— Alors on y va.
Il ajusta son masque, ouvrit les réserves d’air et contrôla sa montre. Il se laissa glisser dans l’eau sombre. Valeria s’appuya sur les rochers et s’immergea progressivement. Le flot glacé s’introduisit peu à peu entre la combinaison et sa peau. Il ne faudrait que quelques minutes pour que cette couche aqueuse se réchauffe, mais en attendant, Valeria hoquetait de froid. Face à face, Peter et elle n’avaient plus que leur tête hors de l’eau. La jeune femme se mouilla les cheveux en claquant des dents. Peter lui fit un OK avec le pouce et l’index et dirigea sa torche sous l’eau. Il plongea. Valeria alluma à son tour et, d’un coup de palme, s’enfonça à sa suite.
L’eau était limpide et les myriades de petites particules en suspension ne gênaient pas la visibilité. Le balai des faisceaux était féerique. Valeria n’avait aucun mal à suivre la grande silhouette qui s’enfonçait. Les chapelets de bulles d’air passaient devant elle en scintillant dans le halo de sa lampe.
La lumière de la torche de Peter se perdait dans le fond sans rien en révéler. Le jeune homme amorça un large virage. Ils frôlèrent d’imposants rochers, les contournèrent et descendirent encore plus profond. Il y avait peu de végétation, le relief était recouvert d’une fine couche de vase brune. En palmant, Valeria se réchauffait progressivement.
Soudain, comme un monstre émergeant des profondeurs, une masse apparut juste au-dessous d’eux. Valeria faillit s’étouffer et se cabra. La surprise passée, Peter s’en approcha. Il posa sa main sur le sommet pointu. Il regarda en direction de Valeria et désigna le monticule en hochant la tête. Aucun doute : il s’agissait d’un clocheton.
En se guidant le long de la faîtière, Peter remonta le toit. Il pivota vers la jeune femme. À travers son masque, elle vit son regard enthousiaste. La chapelle était là. Même s’ils ne pouvaient pas se parler, chacun devinait ce que ressentait l’autre.
Valeria caressa les pierres du clocher. Elle touchait enfin son rêve.
En tournoyant, ils descendirent au niveau de l’entrée. La petite fenêtre était à sa place, le lierre avait disparu, le sentier aussi. Le modeste édifice semblait posé au milieu du néant. Peter nagea jusqu’à la porte cintrée. Dans son sillage, il souleva quelques volutes de vase.
Les rares plantes aquatiques qui avaient réussi à se fixer dans les joints et les fissures ondulaient à leur passage. La porte décorée de ferrures était bloquée. Peut-être avait-elle été fermée à clé avant l’immersion, ou plus simplement était-elle gonflée par l’eau. Peter dégagea son couteau et essaya de l’insérer entre la porte et le mur au niveau de la serrure. Sans succès. Les gestes ralentis par l’eau, il commença à marteler le pourtour de la serrure avec la pointe de sa lame. Mais les années sous l’eau n’avaient pas pourri le bois et il dut renoncer.
Valeria aperçut une petite fenêtre en ogive et donna quelques coups de palme pour s’en approcher. Le vitrail semblait intact, mais il était recouvert d’une pellicule de micro-algues. La jeune femme tendit un doigt et effleura la surface. Le contact était doux et onctueux. Elle entreprit de dégager le petit vitrail. En quelques balayages, elle fit apparaître une scène de bénédiction. Une femme en grand manteau clair faisait le signe de croix devant une assemblée recueillie. « Sainte Kerin », songea Valeria. Achevant de nettoyer le vitrail, elle se rendit compte que les sertissages de plomb ne tenaient plus.
Peter nagea vers elle avec un geste de dépit : il n’avait pas trouvé le moyen de pénétrer dans l’édifice. Valeria lui fit signe d’approcher. Avec la paume, elle poussa délicatement sur l’assemblage de verre coloré, qui s’enfonça sans résistance. Les morceaux tombèrent, planant dans l’onde comme autant de feuilles à l’automne. Le passage ainsi ouvert était étroit mais suffisant. Il leur fallut déharnacher leurs bouteilles pour se glisser à l’intérieur.
Franchir le passage était comme entrer dans un autre monde. L’émotion était puissante. Les deux jeunes gens éclairaient les moindres recoins de la chapelle, chacun comparant ses propres visions avec la réalité engloutie. Valeria s’approcha de Peter et posa sa main sur son avant-bras. À la lueur de leurs lampes, ils échangèrent un regard qu’aucun d’eux n’oublierait. D’un coup de palme, Valeria monta jusque sous le toit de pierre, maintenu par une charpente d’énormes troncs parfaitement conservés. Dans un gracieux demi-tour, elle redescendit vers l’autel au milieu des bulles. Peter consulta sa montre et son manomètre de pression. Ils consommaient plus d’air que prévu. Leur inexpérience et les émotions les faisaient sans doute respirer plus qu’ils n’auraient dû.
Dans l’enceinte de la chapelle, l’eau était claire. Les parois de pierre taillée renvoyaient les faisceaux des lampes, irradiant une douce clarté. Personne n’était entré ici depuis plus de quinze ans.
Au hasard de leurs explorations, les deux jeunes gens se retrouvèrent côte à côte, face à l’autel. Jamais ils n’auraient imaginé que leur rêve les conduirait ici un jour, ensemble. La scène était irréelle, magique. À les voir ainsi, on aurait pu les croire au jour d’un mariage imaginaire. Comme des milliers d’étoiles scintillantes, leurs bulles d’air s’élevaient dans la lueur. Valeria était subjuguée. Elle avait toujours été convaincue que voir la chapelle apaiserait son esprit, mais il n’en était rien. Depuis leur entrée à l’intérieur, elle se sentait différente, infiniment vivante. Après cela, elle le savait, elle ne serait plus jamais la même. Elle ne mesurait pas à quel point.
Peter remonta la petite nef en rase-mottes, éclairant les larges dalles les unes après les autres. Arrivé à la droite de l’autel, il effleura trois grandes plaques polies par des siècles d’offices. Il se concentra sur celle qui était située dans l’angle. Soigneusement, il en étudia le pourtour. Valeria l’observait d’en haut, l’éclairant de son mieux. Avec son couteau, Peter fouilla le joint rempli de vase. Il parvint à introduire la lame entre deux dalles et tenta de faire levier. La plaque ne bougea pas. Comprenant son intention, Valeria vint lui prêter main-forte. Ensemble, ils pesèrent de tout leur poids pour la faire jouer. À la troisième tentative, la pierre se débloqua. Ils redoublèrent d’efforts. Peu à peu, ils réussirent à la décaler de quelques centimètres. Peter glissa ses doigts dans l’interstice et s’arc-bouta pour parvenir à la soulever.
Pour quelle raison agissait-il ainsi ? Quelle force le poussait à chercher à cet endroit précis ? À cet instant, de tout son être, Peter voulait percer le secret de cette dalle, découvrir pourquoi depuis vingt ans il se voyait en rêve accomplir ces gestes.
Valeria l’aida de nouveau et, à eux deux, ils finirent par redresser la pierre. La vase retenue dessous tourbillonnait autour d’eux, troublant l’eau. Peter repoussa la dalle contre la paroi et sans visibilité, plongea la main dans l’espace révélé. Il rencontra quelque chose de solide, couvert d’une couche visqueuse. Valeria l’éclairait, sondant l’eau saumâtre. Peter sentit une encoche, y glissa un doigt et dégagea une poignée. D’un coup de reins, il décolla l’objet du fond et l’extirpa du trou.
Ils se reculèrent vers l’eau plus claire pour étudier leur trouvaille. Il s’agissait d’une petite mallette en métal brossé. Peter la nettoya grossièrement et regarda Valeria. Des centaines de questions se bousculaient dans leur esprit. Quel mystérieux instinct avait guidé Peter ? Pourquoi un objet si moderne était-il enfoui dans une chapelle séculaire ? Et plus que tout, que contenait-il ?
Peter et Valeria abandonnèrent la chapelle pour remonter à la surface. En retrouvant l’air libre, ils éprouvèrent à la fois un soulagement et une réelle appréhension face aux nouvelles interrogations que soulevait leur découverte. Ils nagèrent en direction du bord rocheux. Valeria s’agrippa la première et aussitôt, ôta son masque et son embout respiratoire. Avec précaution, Peter glissa la mallette sur la pierre.
Ils étaient là tous les deux, dans l’eau, incapables de parler tant ils avaient de choses à dire. Ils partageaient le sentiment troublant d’être les acteurs d’une scène que quelqu’un d’autre aurait écrite pour eux.
Depuis combien de temps cette mallette attendait-elle au fond ? La réponse se trouvait certainement à l’intérieur.
À la force des bras, Peter se hissa sur le bord et aida sa compagne.
— Mon Dieu, articula-t-il d’une voix essoufflée. Qu’est-ce qui nous arrive ?
— Ton rêve n’en était pas un, répondit Valeria. Sinon, comment aurais-tu su qu’il y avait quelque chose sous cette dalle ?
— Je ne sais pas. Tout se déroule comme si j’avais été programmé pour venir chercher cette mallette…
— Que peut-elle contenir ?
— On va vite le savoir.
Il s’agenouilla et fit pivoter l’avant de la mallette vers lui. Il saisit son couteau et chercha comment forcer les serrures.
Valeria se pencha au-dessus de lui pour l’éclairer. Elle entendit un léger bruissement dans les bois. Par réflexe, elle jeta un coup d’œil. Ce qu’elle découvrit lui arracha un cri d’effroi. Peter sursauta. Là, à moins de trois mètres d’eux, à demi dissimulé par un arbre, un homme en cagoule, entièrement vêtu de noir, les tenait en joue avec un revolver.
— Posez doucement vos lampes sur le sol et levez les mains, ordonna-t-il avec un léger accent.
Valeria et Peter obéirent.
— Que voulez-vous ? demanda Peter. Nous n’avons pas d’argent.
— Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Reculez ! Retournez dans l’eau !
Malgré l’arme et le fait qu’il soit solidement charpenté, Peter songea un instant à se jeter sur lui.
— À votre place, je n’essaierais pas, siffla l’homme dont on ne voyait que les yeux déterminés. Je n’hésiterai pas à faire feu, je vous le garantis.
Valeria saisit son compagnon par les épaules et l’entraîna vers le loch. Leur adversaire s’avança, l’arme toujours pointée.
— C’est bien, dit-il. Allez, au bain !
Les deux jeunes gens reculèrent et se laissèrent glisser dans l’eau. Valeria claquait des dents, à la fois de peur, de fatigue et de froid. Peter fixait rageusement leur agresseur. L’homme enjamba les bouteilles et d’un geste souple, attrapa la mallette par sa poignée. Valeria sentit Peter frémir, mais elle le retint.
— Votre amie a raison, dit le mystérieux voleur. Rien ne vaut la vie. Restez au frais quelques minutes et oubliez tout. C’est votre seule chance.
L’homme donna un coup de pied dans les lampes, qui coulèrent à pic. Les faisceaux furent bientôt engloutis dans les profondeurs du loch. Dans l’obscurité, sans aucun bruit, comme par magie, l’homme disparut avec la mallette.