— Comment ça, vous les avez manqués ?
— Ils ne se sont pas présentés à leur adresse.
— Vous êtes certains que c’était la bonne ?
— Absolument. Je ne comprends pas. Nous avons trouvé quelques affaires, ils avaient visiblement l’intention de revenir.
— Des choses intéressantes ?
— Non, on a juste appris que la fille est italienne ou espagnole.
— Débrouillez-vous comme vous voudrez. Faites-les passer pour des terroristes si ça vous chante et collez-leur Interpol aux fesses. Ils ne doivent pas nous échapper !
L’aéroport était situé au sud-est de la ville, coincé entre des usines désaffectées et des entrepôts grisâtres. Les bâtiments principaux, d’un design déjà passé de mode, accueillaient les passagers au bout d’un parking à étages toujours à moitié vide. Les trois jeunes gens y avaient abandonné la voiture en espérant qu’elle ne serait pas découverte trop vite.
En franchissant les portes d’entrée automatiques, Valeria éprouva le même frisson étrange qu’à son arrivée quelques jours plus tôt. Ils traversèrent le hall en direction du panneau des départs.
— Je n’aime pas cet endroit, dit-elle.
— Moi non plus, intervint Stefan, mais depuis quelques jours, je sais pourquoi…
Valeria le regarda, intriguée.
— C’est là qu’elle est morte, révéla le jeune homme.
— Qui ça ? demanda Peter.
— Catherine Destrel.
Valeria blêmit. Stefan désigna un endroit sur le côté du hall, au pied d’un des énormes piliers qui supportaient la structure. Il ajouta :
— Elle a été abattue juste là, sous les yeux de son mari qui a tenté de s’enfuir par le couloir du fret, là-bas, à droite du kiosque à journaux. Il s’est fait descendre un peu plus loin. Ils lui ont mis quatorze balles. Je n’ai pas eu le courage de m’approcher de l’endroit précis. D’ici, ça me fait déjà assez d’effet…
Valeria chancela.
— Il faut quitter cet endroit le plus vite possible, dit-elle.
— Nous sommes ici pour cela, assura Peter.
Stefan désigna un groupe de routards assis en cercle sur leurs sacs à dos pleins à craquer.
— Nous n’avons qu’à rester près d’eux. Tout le monde croira que nous faisons partie de leur bande et nous passerons inaperçus.
De son côté, Peter repéra une borne Internet en libre-service, à côté du snack.
— Allez voir la liste des vols en partance, dit-il. Je vais vérifier quelque chose sur le Net.
— On ne devrait pas rester ensemble ? interrogea Stefan.
— Je n’en ai que pour quelques instants. Choisissez le vol. Il vaut peut-être mieux que Valeria s’occupe d’acheter les billets, on se méfie toujours moins d’une jolie fille…
Peter la débarrassa de son sac à dos pesant en lui faisant un clin d’œil et s’éloigna. La borne de connexion était libre. Calmement, le jeune homme posa ses mains de chaque côté du clavier et parcourut les instructions. Il fouilla la poche de son jean pour y attraper ses dernières pièces de monnaie et les glissa dans le minuteur. L’écran lui souhaita la bienvenue. Peter jeta un coup d’œil autour de lui. Personne ne semblait lui prêter attention.
Rapidement, il se connecta à un site d’actualités. Une fois en ligne, le serveur lui demanda l’objet de sa recherche. Peter réfléchit, il devait choisir les mots clés qui orienteraient la machine. Il entra sa date de naissance, puis les mots « décès » et « services secrets » et appuya sur « envoi ».
À l’écran, le petit symbole de recherche se mit à tourner sur lui-même. Peter redoutait de le voir s’arrêter, et en même temps il en avait très envie. Le serveur afficha le résultat.
« Aucune réponse trouvée. Réponse approchante sur autres archives presse, souhaitez-vous étendre la recherche ? »
D’un doigt fébrile, Peter donna son accord en tapant sur « envoi ». Le petit symbole se remit à tourner. Le jeune homme transpirait. Ce qui allait s’afficher pouvait changer sa vie. Le brouhaha lancinant du hall lui résonnait aux oreilles, il se sentait devenir brûlant. Sur le côté du clavier, sa main droite pianotait avec nervosité. Le compteur de temps affichait encore un crédit de trois minutes. Peter pria pour que la recherche aboutisse avant. Il voulait être fixé. Il ne supporterait pas d’attendre encore des heures avec cet effroyable doute. Ses rêves de la nuit étaient trop étranges. Ils avaient forcément une signification.
Le symbole cessa de tourner. L’écran afficha la réponse : « USA Today, édition du 6/10/1990. Rubrique : “actualités militaires” : 4/10/1990, le colonel Frank Gassner, de la National Security Agency, trouve la mort dans un accident de tir au siège de l’Agence. » « Voir l’article ? » Peter appuya aussitôt.
— Tu envoies un petit mail à la famille ? C’est risqué.
Peter sursauta et fit volte-face. Stefan était juste derrière lui. Par réflexe, le Hollandais se déconnecta.
— Paris, dit Stefan, ce sera Paris. C’est le premier vol sur lequel il y a de la place et que nous avons les moyens de nous offrir. C’est un charter. Valeria est au comptoir pour acheter les billets. On va débarquer là-bas sans un rond, mais j’ai un pote qui y vit. Il pourra sûrement nous débrouiller le coup sans poser trop de questions.
— Bien, bien, répondit Peter qui, encore sous le coup de sa recherche, n’avait rien écouté.
— Ça n’a pas l’air d’aller ? fit Stefan.
— Si, si.
Stefan tapota l’épaule de son compagnon :
— Je te laisse tranquille. Ne nous mets pas en danger. Moi, je vais jeter un coup d’œil à la presse au kiosque.
Le jeune homme s’éloigna, laissant Peter désemparé devant sa borne désactivée. Il n’avait plus assez de monnaie pour retenter la connexion. Frustré, bouleversé par sa découverte, il était sonné et incapable de remettre de l’ordre dans ses pensées. Ce nom sur l’écran avait eu l’effet d’une bombe dans son esprit. Le peu qu’il avait appris confirmait son intuition. Cette nuit, il avait rêvé de ce prénom. Il avait rêvé que c’était le sien.
Peter tentait de se calmer lorsque soudain Stefan réapparut et lui saisit le bras avec énergie.
— Viens voir, lui dit-il à voix basse. On a un gros problème.
Il l’entraîna dans la minuscule boutique où s’alignaient les journaux et lui glissa discrètement à l’oreille :
— Regarde à gauche de la caisse, punaisé au mur…
Encore sous le choc, Peter avait du mal à se concentrer. Son regard s’égara entre les notes de service et les petits mots griffonnés à la main que le caissier avait accrochés à côté de lui. Tout à coup, il aperçut la feuille. Les photos n’étaient pas de bonne qualité, mais il n’y avait aucun doute. Alignés les uns sous les autres, les visages de Stefan, Valeria et le sien étaient surmontés de la mention « prévenir la sécurité ».
Peter jura.
— Il faut aller récupérer Valeria, dit-il, la mâchoire crispée.
S’efforçant de ne pas montrer leur affolement, les deux garçons quittèrent le kiosque et se dirigèrent vers les comptoirs des compagnies aériennes. Les mains de Stefan tremblaient. Ils remontaient le hall en louvoyant entre les piliers. Un groupe de passagers en voyage organisé leur cachait la jeune femme.
D’un seul coup, elle leur apparut. Elle n’était pas seule. Fermement maintenue par deux agents en uniforme, elle se débattait. Un troisième homme en costume sombre semblait lui parler.
Instinctivement, Stefan s’élança. Peter le saisit par l’épaule et l’arrêta net dans son élan.
— N’y va pas.
Stefan essaya d’échapper à la poigne de son comparse.
— On ne peut pas la laisser, pas elle, pas ici !
Peter saisit cette fois le jeune homme à deux mains.
— Calme-toi, tu vas nous faire remarquer, lui intima-t-il entre ses dents serrées.
Stefan se débattit de plus belle. Là-bas, les trois hommes entraînaient Valeria vers une porte de service. Elle résistait. Stefan allait crier pour l’appeler, mais Peter le ceintura avec une force étonnante et lui plaqua sa main sur la bouche.
— Tais-toi. Si tu nous fais prendre, nous ne pourrons plus l’aider.
Stefan n’était pas décidé à se calmer. Il essayait de se dégager des bras qui l’enserraient solidement.
— Lâche-moi, grogna-t-il, ils l’emmènent !
Il réussit à libérer un bras et assena un coup de coude au visage de Peter. Celui-ci ne lâcha pas prise pour autant. L’impact lui procura une étrange sensation, comme si son cerveau était soudain frappé par la foudre. Il ferma les yeux un bref instant. L’ambiance du hall lui parvint avec une sorte d’écho. Un flash assaillit son esprit en lui arrachant une expression de douleur. Il rouvrit les yeux. Il tenait toujours son compagnon. Autour d’eux, les badauds qui les avaient d’abord considérés comme des étudiants chahuteurs commençaient à se poser des questions. Stefan se débattait toujours, en larmes, tendant désespérément les bras vers la porte derrière laquelle Valeria disparaissait. Peter le retourna contre lui et, d’une poigne redoutable, lui saisit le cou en lui appliquant une pression sur la carotide. Stefan tourna de l’œil et s’écroula comme un pantin désarticulé. Peter reprit son souffle, passa son bras sous les aisselles de son compagnon évanoui et l’entraîna vers les toilettes.