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— Redites-moi votre nom.

— Serensa… Valeria Serensa.

Simon s’acharnait à la faire parler. Fébrile, inquiet autant que révolté, il ne parvenait pas à se calmer.

— Où avez-vous grandi ? Décrivez-moi vos parents.

Il parlait précipitamment, impatient de vérifier. La jeune femme renversa la tête sur l’oreiller. Elle était à bout de forces, fiévreuse, le visage pâle, les cheveux collés par une sueur glacée. Lauren lui épongea le front une nouvelle fois.

— C’est important, insista Simon. Faites un effort… Votre plus beau Noël ! Racontez-moi votre plus beau Noël.

— Elle est épuisée, intervint Lauren. Laissons-la dormir. De toute façon, cela ne changera rien.

— Je veux savoir, il le faut ! répliqua vivement Simon. S’ils lui ont fait du mal, je les tuerai.

Il saisit la main inerte de Valeria et la serra, bouleversé.

— Tu as fait ce que tu as pu, dit Lauren pour l’apaiser. Même l’Esprit a ses limites. Face à leur barbarie, on ne peut pas tout. Ils ont la force pour eux. Nous savons toi et moi que cela peut leur apporter quelques victoires immédiates.

— Pas sur elle, pas contre une âme, se lamenta l’homme.

Valeria gémit.

— J’avais demandé un frère, murmura-t-elle.

Simon se pencha, soulagé et anxieux à la fois :

— Que dites-vous ?

— Pour Noël, j’avais demandé un frère. Mais ma mère ne pouvait plus avoir d’enfants. Mes grands-parents m’ont offert un chien. Il s’appelait Ténor. Quand il aboyait, il avait vraiment l’air de vouloir dire quelque chose.

Simon eut un sourire de joie. Il en aurait pleuré de soulagement.

— Parle, petite, parle. Raconte ce que tu es. Dis-nous qu’ils n’ont pas réussi.

Lauren s’agenouilla près du lit. Elle saisit les mains de Simon et de Valeria, qui reprit d’une voix faible :

— Ténor me suivait partout. Quand j’allais à l’école, quand je faisais du vélo jusque chez le vieux Rico, il était toujours là. La nuit, il dormait couché contre la porte de ma chambre. Il a fini par apprendre à ouvrir les portes lui-même. Quand tout était silencieux dans la maison, il venait. Il savait qu’il ne fallait pas faire de bruit. À table, je lui donnais en douce ce que je ne voulais pas manger. Cela faisait râler ma mère.

— Quel âge as-tu aujourd’hui ? demanda encore Simon.

— Vingt ans.

— Te souviens-tu d’avoir beaucoup voyagé, ou d’avoir été déjà mariée ?

Valeria entrouvrit ses yeux gonflés de fatigue.

— Mariée ? répéta-t-elle, incrédule. Mon Dieu non, je suis trop jeune. Un jour sûrement, lorsque je saurai avec qui.

Simon soupira de soulagement. Il commençait à croire que le pire avait été évité.

— Elle s’en est sortie, murmura Lauren.

Devinant l’angoisse de ses interlocuteurs, Valeria fit un effort, cherchant à fixer leur visage, mais la lumière du plafond l’aveuglait.

— De quoi parlez-vous ? questionna-t-elle. Que s’est-il passé ?

— Ils ont essayé de vous forcer, ragea Simon. Ils ont tenté d’ouvrir le passage entre votre âme et celle à laquelle vous êtes liée. Mais il semble qu’ils aient échoué.

Valeria balança sa tête de droite à gauche.

— J’ai soif, dit-elle. Il fait si chaud.

Lauren pivota et souleva la carafe posée sur la table de nuit. Elle remplit un verre que Valeria vida d’un trait.

— Merci, fit la jeune femme.

Elle se laissa retomber en arrière.

— Tout est flou, continua-t-elle. Je ne me souviens de rien. Je les revois m’attacher, ensuite, c’est le noir total, jusqu’à maintenant.

— Jenson est prêt à tout pour prendre le contrôle de votre cerveau. Il a essayé de réveiller la mémoire de vos vies antérieures. Il s’est servi d’une machine inventée par on ne sait qui.

— Et vous dites que ça n’a pas marché ?

— Je ne crois pas, répondit Simon. Vous n’avez aucun symptôme de dédoublement de personnalité. Votre mémoire est cohérente.

— Pourtant, cette machine fonctionne, commenta Valeria.

Lauren et Simon se regardèrent, stupéfaits.

— Comment le savez-vous ? Vous aviez déjà vu cette machine ? interrogea Lauren.

— Pas celle-là, une autre, ailleurs, et j’ai vu le résultat…

Incapable d’en dire davantage, la jeune femme se mit à tousser et se tordit sur elle-même. Une fois couchée sur le flanc, elle remonta ses genoux contre sa poitrine et s’apaisa. Les images de Peter au lendemain de l’expérience lui revinrent. Comme lui elle était épuisée, comme lui elle se sentait flottante.

— Où est cette autre machine ? demanda Simon.

— Elle n’existe plus.

— En avez-vous parlé à Jenson ? s’inquiéta Lauren.

Valeria agita la tête négativement.

— Il ne doit pas l’apprendre, fit Lauren, tranchante. S’il découvrait qu’un autre système a fonctionné, il n’aurait de cesse de réessayer avec le sien…

— Nous n’arriverons pas à la protéger de nouveau, lâcha Simon. Personne n’en aura la force.


Le professeur Jenson manipulait les fragments de papier jaunis et calcinés avec les mêmes égards que s’il s’agissait de précieux manuscrits datant du Moyen Âge. De son doigt ganté de coton blanc, il suivait les lignes tracées à l’encre bleue qui avaient autant souffert du feu que du temps. Souvent, il était obligé de s’aider d’une loupe pour réussir à saisir un mot de plus. Chaque fragment était une énigme. Il était frustré de ne pouvoir lire que des extraits. Certains passages essentiels étaient incomplets au point d’en devenir totalement hermétiques.

Seul dans la salle où quelques heures plus tôt, il avait pratiqué son expérience sur Valeria Serensa, Jenson essayait de tirer les conclusions. Point positif pour lui comme pour elle, la jeune femme n’avait pas perdu la raison et n’avait pas tenté de mettre fin à ses jours. Mais de là à en déduire quels effets la stimulation de son cortex sous hypnose avait produits, il y avait un pas que Jenson était incapable de franchir. Les bribes d’indications des Destrel ne lui permettaient pas de savoir à quoi il devait s’attendre. Alors, inlassablement, il reprenait un à un les éléments encore lisibles d’un vieux compte rendu carbonisé pour tenter d’y découvrir un indice.

Sur un long ruban de papier quadrillé, l’activité cérébrale de Valeria avait été enregistrée pendant toute la durée de l’expérience. À chaque palier de stimulation, les fines lignes accusaient des variations abruptes aussitôt compensées. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Jenson n’avait aucune idée des effets qu’aurait le processus imaginé par les Destrel. À intervalles réguliers, il se référait aussi aux quelques notes de Gassner. Elles avaient le mérite d’être plus synthétiques et claires. Tout bien considéré, avant lui, Gassner avait été le seul à tenter de comprendre vraiment les travaux des savants disparus.

Depuis des années, Jenson avait eu le temps de prendre connaissance de tous les documents saisis en Écosse. Avec l’arrivée de Valeria et l’aide des médiums, il espérait pouvoir enfin progresser à grands pas. En ayant le début de l’équation et en imaginant le résultat, il se faisait fort de pouvoir reconstituer l’opération.

Rien dans les textes des savants n’abordait les effets de la stimulation. Une seule phrase de Gassner, une des dernières écrites avant son suicide, mentionnait simplement des céphalées et quelques troubles de la vision. Un sentiment d’impuissance submergea Jenson. Il reposa le fragment et soupira. Il avait tant misé sur cette expérience avec Valeria que, privé de résultats évidents, il se décourageait. Il aurait donné dix ans de sa vie pour avoir les facultés des médiums qui travaillaient pour lui. Eux pratiquaient de façon naturelle ce que lui ne faisait que détecter avec un arsenal technologique qui montrait chaque jour ses limites.

Le bip de l’interphone l’arracha à ses pensées. Il attira le boîtier à lui, convaincu d’un appel de Debbie. Il appuya sur le bouton d’intercom.

— J’espère que c’est important, dit-il d’emblée.

— Ça l’est, monsieur.

À sa grande surprise, il reconnut la voix du responsable de la sécurité du centre.

— Dumferson ? Que se passe-t-il ?

— Désolé de vous déranger, professeur, mais nous avons de la visite.

— Eh bien, vous n’avez qu’à vous en occuper, mon vieux, c’est votre boulot. Je suis en pleine étude.

— Il s’agit du général Morton, monsieur.

Surpris, le docteur marqua une pause.

— Le général Morton est là ? s’assura-t-il.

— Oui, monsieur, avec deux experts militaires.

— Bon sang, bougonna Jenson. Il n’a pas mis les pieds ici depuis quinze ans en me laissant tout le sale boulot, et maintenant qu’on a cette fille, il rapplique…

— Je le fais patienter dans votre bureau.

— C’est ça ! grogna Jenson en retirant nerveusement ses gants. Je remonte.

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