— Les rapports de nos agents confirment les visions.
— C’est dément. N’en parlez à personne.
— On ne pourra pas garder le secret très longtemps.
— J’en fais mon affaire. Reprenez le dossier. C’est une priorité absolue.
— Il nous faudra des moyens sur le terrain, comment les justifier ?
— Faites-moi confiance. On va peut-être réussir ce qui a été raté il y a vingt ans…
Quittant la petite route qui serpentait dans le vallon d’Alban, Stefan Merken s’engagea sur un chemin de terre. Dans la lueur des phares, une enseigne horizontale aux couleurs délavées apparut. « Fisherman’s Paradise ». Sous le nom écrit en lettres rondes était peint un saumon souriant en train de sauter hors de l’eau. Le véhicule franchit une clôture grillagée dont le large portail était grand ouvert. Stefan éteignit les phares et se gara sur l’aire de stationnement déserte.
— C’est tranquille, commenta Peter.
— C’est ce que je voulais. À l’automne et au printemps, c’est le rendez-vous des pêcheurs, mais le reste du temps, il n’y a pas grand monde, quelques retraités randonneurs tout au plus. Ne claquez pas les portières en descendant.
Peter et Valeria échangèrent un regard interloqué.
Les trois jeunes gens quittèrent le véhicule. Le joyeux chant de la rivière toute proche s’élevait dans la nuit. En surplomb sur le talus, blottis parmi des taillis, des chalets faisaient face à l’eau.
Stefan s’arrêta un instant et jeta un coup d’œil alentour. Il remonta le sentier de planches pour s’arrêter devant le bungalow numéro 8. Il grimpa quelques marches, traversa la terrasse couverte en sortant les clés de sa poche.
— J’ai loué celui-là et ceux de chaque côté, expliqua-t-il. C’est ma zone de sécurité.
Il s’effaça pour laisser entrer ses compagnons. Peter alluma aussitôt la lumière et émit un sifflement admiratif :
— Plutôt cossu pour un cabanon de pêche ! Tu as les moyens.
Stefan ferma la porte à clé, puis s’empressa d’aller tirer tous les rideaux. Le chalet était confortable, en effet. Les meubles en pin et les rideaux en tartan le rendaient très chaleureux. Un profond canapé occupait tout un mur face à une télévision ; un coin repas spacieux jouxtait la cuisine. Un couloir conduisait vers les pièces du fond.
— Tu habites là depuis longtemps ? demanda Valeria.
— Trois semaines. Mais il va falloir que je change. Il ne faut jamais rester trop longtemps à la même adresse.
Valeria remarqua que tout était impeccablement rangé. Pas un vêtement ne traînait sur les chaises, aucune trace de miettes sur la table, et l’évier était vide et propre.
Constatant que les rideaux de la baie n’étaient pas parfaitement fermés, Stefan s’en approcha et tira dessus avec un geste maniaque.
Peter se laissa tomber dans le canapé en disant :
— Tu ne crois pas que tu te la joues un peu, avec ton personnage d’homme traqué par les puissances de l’ombre, toujours à changer de planque ? Tu devrais arrêter de regarder des films policiers…
Le grand jeune homme se tourna vers lui. Pour la première fois, Peter vit clairement son visage. Sous ses sourcils marqués, il avait des yeux sombres, un nez court et droit. Il était très brun ; la netteté et la régularité de ses traits devaient le rendre attirant aux yeux des femmes… même avec le bel hématome qui ornait sa mâchoire. Peter fut pris d’un remords mêlé d’étonnement : lui d’ordinaire si paisible avait frappé quelqu’un… Toute cette histoire lui portait vraiment sur les nerfs.
— Tu verras, fit Stefan d’un ton sec, quand vous en saurez autant que moi, vous deviendrez aussi paranos que je le suis. Relève-toi, on ne reste pas.
Pour créer l’illusion d’une présence, Stefan alluma la télévision, la petite applique de la cuisine et celle d’une des chambres.
— Venez, dit-il.
Il gagna directement les toilettes. Perplexes, Valeria et Peter le suivirent. Posant son index sur sa bouche, il leur intima le silence. Valeria et Peter se regardèrent de nouveau. Stefan ouvrit la lucarne du fond et, prenant garde à ne faire aucun bruit, se glissa à l’extérieur. Valeria l’imita, suivie de Peter.
Ils aboutirent dans un passage aménagé au sein d’un enchevêtrement de buissons qui enserrait l’arrière du chalet. Stefan referma la fenêtre derrière eux et les guida dans l’obscurité. Ils se frayèrent un chemin sur quelques centaines de mètres dans une végétation dense et inextricable. Le terrain remontait jusqu’à la lisière d’une forêt. Dans l’obscurité, Valeria et Peter suivaient aveuglément Stefan qui connaissait le chemin par cœur. Ils arrivèrent au pied d’un mur de pierre en ruine. Stefan le contourna. La végétation avait en partie recouvert les restes d’une ancienne maison. Le jeune homme s’arrêta au milieu de ce qui avait dû être la pièce principale et, d’un raclement de pied, dégagea une trappe. Il souleva le couvercle en soufflant sous le poids et disparut dans l’obscurité du trou béant.
Peter et Valeria restèrent sur le bord, interdits.
— Alors vous descendez, ou quoi ? demanda Stefan à voix basse.
Une fois la trappe refermée sur eux, Stefan alluma une lampe de camping à gaz. Ses deux compagnons découvrirent l’endroit avec stupéfaction. La pièce n’était pas très grande, assez basse et voûtée. Sur des étagères de fortune, des dizaines de boîtes de conserve étaient alignées. Stefan avait installé une table bricolée devant laquelle trônait une caisse en guise de siège.
— C’est pour cette cachette que j’ai choisi le chalet en location, expliqua le jeune homme. Il m’a fallu des semaines pour la trouver et l’aménager sans me faire repérer. Ici, nous pouvons parler tranquilles.
Il leur désigna un vieux lit de camp.
— Asseyez-vous, dit-il. J’ai beaucoup de questions à vous poser et j’imagine que vous en avez aussi. En mettant en commun ce que nous savons tous les trois, nous pourrons peut-être sortir du brouillard.
Valeria s’assit. Peter préféra s’appuyer contre le mur. Sa tête touchait presque la voûte.
— Où est la mallette ? demanda-t-il, toujours un peu méfiant.
Stefan sortit un canif de sa poche et se dirigea vers la carte fixée sur le mur du fond. Il la détacha et promena sa main sur les pierres, s’arrêtant sur une que rien ne semblait distinguer des autres. Avec minutie, il gratta le joint de terre et de mousse et la descella avant de faire de même avec ses voisines. Il glissa son bras dans la niche ainsi dégagée et en extirpa l’attaché-case, qu’il posa avec cérémonie sur la table. Valeria se leva, irrésistiblement attirée par l’objet couvert de vase séchée. Elle avait la gorge serrée. Peter ne quittait pas la mallette des yeux.
— Avant que vous l’ouvriez, déclara Stefan, je souhaite vous faire part de deux ou trois choses que j’ai apprises. Vous pouvez me prendre pour un fou, un paranoïaque de la pire espèce, pourtant je suis comme vous. Depuis quelques mois, pour moi aussi, le rêve de la chapelle revenait de plus en plus souvent. Alors, j’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai fait des recherches et j’ai fini par découvrir son existence au département Écologie et Environnement de l’université de Munich, où je fais mes études.
— Écologie ? s’étonna Valeria.
— C’est un service qui répertorie les sites historiques ou naturels mis à mal par les projets industriels. Comme vous le savez, la chapelle s’est trouvée engloutie après la construction d’une série de barrages. Elle était recensée comme vestige perdu. Le fait de savoir qu’elle existait bel et bien n’a pas apaisé mes rêves, bien au contraire. Cette chapelle est devenue une véritable obsession. Sur le campus, nous avons un département qui étudie le sommeil. L’homme qui le dirige, Julius Kerstein, est un spécialiste très réputé. J’ai décidé d’aller lui parler de ce qui m’arrivait. Je n’étais pas certain de son accueil, j’avais peur qu’il ne m’envoie balader avec mes histoires à dormir debout, mais il m’a reçu. Je lui ai décrit mes visions répétitives, leur précision et le fait qu’elles soient liées à une région où je n’avais jamais mis les pieds.
« Afin de m’aider à déterminer l’origine de mon rêve, il m’a proposé une expérience. En me questionnant sous hypnose, il se disait capable de définir si j’avais été influencé par une image ou un reportage aperçu quelque part, peut-être dans ma petite enfance. Il était certain de réussir à déterminer d’où me venaient mes visions. Trop heureux, j’ai accepté.
Peter détacha enfin son regard de la mallette et s’assit sur la caisse. Valeria se posta à côté de lui. Stefan reprit :
— Dès le lendemain, je suis retourné voir le professeur. Il m’a installé dans un fauteuil. Rapidement, il m’a endormi. Je suis resté près d’une heure sous hypnose, ce qui, renseignements pris, est très long. Je ne me souviens de rien : ni des questions qu’il m’a posées ni de mes réponses. Il enregistrait l’entretien pour que nous puissions en faire l’analyse ensuite.
Lorsqu’il m’a réveillé, il semblait troublé, bouleversé même, alors que c’est un homme d’habitude très sûr de lui et d’une remarquable prestance. En quelques phrases, souvent hésitantes, il m’a annoncé que mon cas était intéressant mais qu’en fin de compte il ne serait peut-être pas en mesure de m’aider. Il n’a rien ajouté de précis. Je lui ai posé des questions, j’étais intrigué, vous pouvez vous en douter. Il a simplement comparé mon cas à celui, célèbre selon ses dires, d’un ouvrier anglais travaillant dans les mines de charbon qui avait défrayé la chronique au début du XXe siècle. Ce type jouait du piano à la perfection sans jamais avoir appris. Reconnaissant ce qu’il jouait comme l’œuvre d’un pianiste disparu, un savant de l’époque avait eu l’idée de l’interroger sous hypnose. Il en avait conclu que cet ouvrier devait être la réincarnation du musicien…
— Réincarnation ?
Peter eut un sourire dubitatif. Stefan décida de l’ignorer et continua :
— Je suis rentré chez moi. La comparaison de Kerstein et l’évocation d’une réincarnation m’ont tourné dans la tête. Je n’en dormais plus. J’ai alors eu l’idée de procéder à des investigations à partir de mon état civil. J’ai consulté les journaux, les archives, j’ai écumé Internet pour savoir ce qui avait bien pu se passer le jour de ma naissance. Je n’ai découvert qu’un seul fait qui puisse coller, un truc incroyable : le même jour, un couple de savants a été abattu.
— Quel est le rapport ? demanda Valeria. Des centaines de gens ont dû mourir ce jour-là dans le monde.
— 188 456 précisément, répondit Stefan. Mais aucun, sauf ce couple, n’a vécu à six kilomètres de la chapelle Sainte-Kerin…
— Tu te fais un film, commenta Valeria. Il peut s’agir d’un pur hasard. Et cela n’explique pas ce que nous viendrions faire là-dedans.
— Ils formaient un couple, argumenta Stefan. Et ce n’est pas tout. Quelle est votre date de naissance ?
— 26 septembre 1990, répondit Valeria.
— Exactement comme moi, constata Stefan. Je l’aurais parié.
— 4 octobre 1990, dit à son tour Peter.
— Cela nous amène à l’une des questions que je me pose, reprit Stefan. Il se peut que Valeria et moi ayons un lien avec le couple de savants, mais alors toi, Peter, d’où te vient ce rêve ? Quelle est ta place dans cette histoire ?
Valeria secoua la tête.
— C’est insensé, déclara-t-elle. Je ne marche pas. Tout cela n’est que le fruit du hasard. On est des milliers à être nés le même jour.
— 223 622, stipula Stefan. Mais sur le nombre, nous ne sommes que deux à avoir été attirés par cette chapelle…
Peter se prit la tête entre les mains.
— Dans quoi sommes-nous embarqués ? grogna-t-il.
— Il y a plus inquiétant, enchaîna Stefan. Après mes recherches sur le Net au sujet de ce couple de savants, les ennuis ont commencé pour moi. Les flics ont débarqué et ont posé toutes sortes de questions. D’autres sont allés fouiner du côté de mon université. Ils ont interrogé mes professeurs, mes potes, jusqu’à mon entraîneur au club de basket ! Mes parents sont décédés dans un accident voilà deux ans ; ils m’ont laissé assez pour vivre sans que j’aie de soucis, et depuis j’habite chez mon oncle. J’étais un étudiant plutôt bosseur, sans histoire… juste une soirée entre copains ou une virée avec les filles de temps en temps. Pas du tout le profil à susciter l’intérêt des flics.
— Une enquête est toujours possible, intervint Peter. Tu accordes trop d’importance à tout ça.
— C’est aussi ce que je me suis dit au début, répliqua Stefan. J’ai décidé de ne pas m’en faire. Quelques jours après, je suis retourné voir le professeur Kerstein à l’université. Il n’y était pas. Sa secrétaire m’a dit qu’il était malade. Une semaine plus tard, toujours sans nouvelles, je me suis débrouillé pour obtenir son adresse personnelle et je suis allé à son domicile. La boîte à lettres était pleine et un voisin m’a appris qu’il était parti en voyage… Depuis, personne ne l’a revu et la cassette de mon enregistrement a disparu. Cela fait maintenant plus de six mois… Par la suite, dès la fin des cours, j’ai décidé de venir en Écosse pour essayer d’en apprendre plus. Je savais que je ne verrais pas la chapelle, mais j’espérais avoir un déclic, trouver quelque chose qui m’éclairerait.
— As-tu dit à quelqu’un où tu allais ? demanda Peter.
— Non. Tout le monde me croit en train de faire un trek au Yémen. Je règle tout en liquide et je change d’adresse le plus souvent possible.
— Je crois que je ne vais pas supporter cela longtemps, soupira Valeria. C’est beaucoup trop pour moi.
— On s’y fait, confia Stefan. De toute façon, quand un truc t’obsède à ce point, tu n’y échappes pas. J’y pense le jour, la nuit, j’organise ma vie en fonction de ça comme si rien d’autre n’existait.
— Je n’ai pas envie de finir comme toi, commenta Valeria.
— Il y a sûrement une explication logique à tout cela, raisonna Peter. La vie après la mort n’a jamais été un sujet jugé sérieux par la science, et je crois que la police a autre chose à faire que de courir après tous ceux qui se prétendent les réincarnations d’êtres disparus.
— Je me suis dit ça aussi, répliqua Stefan. Je me suis cramponné à ce qu’on m’a appris, à l’image que j’avais du monde, à mes croyances. Aujourd’hui, je n’en suis plus là. Je sais que la réalité est beaucoup plus complexe que l’image qu’on nous en donne.
— Tu n’as pourtant pas l’air d’un fou, remarqua Valeria. Qu’est-ce qui a pu te faire changer d’avis de manière si radicale ?
— Ouvre la mallette.