19

— Ils sont trois.

— Vous en êtes certain ?

— Ma vision est très claire. Deux sont liés aux Destrel, mais la connexion du troisième est encore floue. Je le sens comme un proche, un intime.

— Cherchez un élément qui pourrait nous permettre de l’identifier. C’est urgent.

— L’Esprit n’est pas un supermarché, monsieur. Le flux n’a que faire de vos ordres.


Peter avait rapidement sombré sous hypnose. Son corps longiligne était affalé sur un fauteuil défoncé, les muscles relâchés. Stefan et Valeria observaient les flashs qui bombardaient ses yeux avec beaucoup d’inquiétude. Ils étaient les témoins impuissants d’une expérience dont ils ne maîtrisaient rien. Stefan consultait en alternance les informations de l’écran et les comptes rendus des Destrel. Pour rassurer Valeria, il s’efforçait d’avoir l’air sûr de lui.

— Si l’on se réfère à leurs notes, commenta-t-il, tout se déroule plus vite que prévu. C’est sûrement à cause des performances des processeurs actuels.

— J’espère que cela n’affectera pas le déroulement du programme, s’inquiéta la jeune femme, qui ne quittait pas Peter des yeux.

Le jeune Hollandais était sous contrôle hypnotique depuis plus de trente minutes. Pour ce que l’on pouvait encore en distinguer, son visage ne reflétait aucune anxiété, aucun stress. Ses bras inertes pendaient de chaque côté du fauteuil. La tête renversée en arrière, il avait la bouche ouverte. Les petits sons stridents qui s’étaient d’abord échappés du casque s’étaient mués en un bourdonnement à peine audible. Le rythme des flashs et les séquences auditives variaient sans logique apparente. Le jeune homme demeurait impassible.

— Que se passe-t-il en ce moment dans son esprit ? se demanda Valeria à voix haute. Tout cela ne m’inspire pas confiance.

— Il n’y a qu’en allant au bout que nous aurons une chance de savoir, déclara Stefan. Mais une chose est certaine : vu le temps que prend l’opération, nous ne pourrons pas être traités tous les trois…

Un bip venu de la machine indiqua que l’expérience entrait dans sa phase finale.

— Tu te rends compte, Valeria ? Si le procédé fonctionne, c’est une page de l’histoire humaine que nous sommes en train d’écrire. Plus personne ne verra la mort comme une fin. Jusque-là, les hommes avaient conscience qu’ils allaient mourir ; dorénavant, ils sauront que juste après, la vie revient.

— Je n’arrive même pas à l’imaginer, répondit-elle, pensive. Pour moi c’est de la pure science-fiction. Imagine tout ce que cela implique…

Sa mine s’assombrit soudain. Elle regarda Stefan et ajouta :

— Si jamais ça marche, qu’allons-nous faire de tout ça ? Qui sommes-nous pour porter pareil fardeau ? Crois-tu que nous soyons capables d’offrir cette découverte au monde sans nous faire broyer ? Les Destrel, eux, n’ont pas réussi…

— Nous avons un seul avantage sur eux. Ils étaient deux, nous sommes trois.

— J’aimerais être certaine que ça suffise…


Des gouttes de sueur de plus en plus nombreuses sillonnaient le front et les joues de Peter. Valeria se pencha sur lui, les sourcils froncés.

— On dirait qu’il pleure, constata-t-elle.

Stefan saisit le poignet inerte de son camarade et contrôla ses pulsations.

— Il est brûlant mais le pouls est normal. C’est peut-être l’activité psychique intense qui provoque ces suées.

— Nous sommes des apprentis sorciers, lâcha Valeria. Toute cette histoire me fait peur. J’ai l’impression que ce n’est pas réel.

— C’est probablement ce qu’ont ressenti tous les pionniers. Imagine celui qui a reçu la première décharge électrique, celui qui a décollé vers l’espace, ceux qui ont pris la mer avec la trouille de basculer dans le vide une fois arrivés au bord du monde…

— Ils étaient tous volontaires et aussi préparés que possible, fit remarquer la jeune femme.

— C’est vrai, ils avaient le choix. Nous ne l’avons pas…

Le jeune homme consulta de nouveau l’écran. Le curseur indiquant la progression du déroulement arrivait en bout de course. Le dernier signal retentit.

Valeria observa Peter avec attention. Il ne manifestait aucun symptôme de reprise de conscience. Avec précaution, Stefan lui ôta son casque. Son visage était marqué, tendu. Il paraissait plus âgé. Les yeux étaient clos, creusés. La jeune femme s’approcha de son oreille et appela d’une voix douce :

— Peter, est-ce que tu m’entends ?

Sa respiration était lente mais régulière, comme s’il dormait.

Stefan chercha une bouteille d’eau dans les sacs à dos.

— Il va sûrement être assoiffé quand il se réveillera.

Valeria l’effleura. Soudain, Peter se raidit. Il ouvrit des yeux immenses, fixes. Ses bras et ses jambes se tendirent brutalement, il glissa du fauteuil et s’effondra sur le sol. Il fut aussitôt pris de tremblements. Valeria, paniquée, s’agenouilla à ses côtés.

— Qu’est-ce qui lui arrive ?

Peter était maintenant secoué de violentes convulsions. Valeria n’osait pas le saisir. Stefan posa avec précipitation sa bouteille. Il lui attrapa un bras et une jambe pour tenter de l’immobiliser mais, malgré sa force, ne parvint pas à le maîtriser.

— Ça ressemble à de l’épilepsie, dit-il. Il faut l’empêcher de s’étouffer avec sa langue.

Sans hésiter, le jeune homme plongea deux doigts dans la bouche de son camarade. Lorsque celui-ci crispa sa mâchoire, Stefan jura mais résista à la morsure. Valeria essaya de lui prêter main-forte en tentant d’écarter les maxillaires de Peter, mais il s’agitait trop. L’intensité des tremblements semblait croître encore.

Tout à coup, le jeune Hollandais se raidit, s’arqua une ultime fois avant de retomber sur le sol. Stefan posa aussitôt la main sur sa poitrine pour vérifier que le cœur battait toujours. Il s’apprêtait à rassurer Valeria lorsque soudain, Peter porta les mains à sa gorge et prit une violente inspiration, comme s’il venait de remonter à la surface de l’eau.

Stefan plaça sa paume sous la nuque de son compagnon pour l’aider à respirer.

— Calme-toi, vieux, on est là.

Peter continuait à respirer comme s’il avait frôlé l’asphyxie. Il avait du mal à retrouver son souffle, son regard affolé fixait le vide. Il porta brusquement sa main droite à son cœur en grimaçant de douleur. Puis, comme s’il cherchait quelque chose, palpa sa poitrine. Il parut rassuré de ne rien découvrir et laissa retomber son bras, épuisé.

— Peter, parle-nous, comment te sens-tu ? le pressa Valeria.

Le jeune homme demeura un long moment immobile, à bout de souffle, puis lui fit signe d’approcher. Elle se pencha. Hoquetant, il lui dit d’une voix faible :

— La prochaine fois, c’est pas moi qui commence, on tire à pile ou face…


Stefan consulta sa montre avec angoisse. Il était 6 h 30. Dans moins d’une heure, l’université allait ouvrir. Torse nu, il faisait les cent pas dans la salle. Il avait donné ses vêtements à Peter qui grelottait, toujours allongé sur le sol, Valeria à son chevet.

L’Allemand remonta légèrement l’un des stores. Dehors, il faisait jour et déjà les premiers passants sortaient.

— Il ne faut pas traîner ici, dit-il.

— Peter est encore faible.

— Ça va aller, affirma celui-ci. Stefan a raison, il faut dégager.

Il se redressa avec peine.

— J’ai la tête prête à exploser tellement ça chauffe là-dedans, dit-il, très pâle.

— Tu ressens quelque chose ? demanda Valeria.

— Rien de précis. J’ai juste l’impression d’avoir pris la cuite de ma vie.

— Tes souvenirs d’enfance, tes proches, tes études, tout te paraît en place ? interrogea Stefan.

— Pour autant que je puisse en juger avec un mal de crâne pareil, oui.

— Si ça se trouve, raisonna Valeria, le processus n’a rien donné. Il est possible que quelque chose n’ait pas fonctionné.

— J’aurais enduré tout ça juste pour me payer une méga migraine ?

— Impossible de le savoir, répondit Stefan. De toute façon, s’il y a une amplification de ta mémoire, tu seras le premier prévenu !

— C’est juste.

— Est-ce que tu vas pouvoir marcher ? s’inquiéta la jeune femme.

— Il faudra bien.


Pour ne pas perdre plus de temps, Stefan se contenta de débrancher les appareils et de les éparpiller dans les salles voisines. Il prit soin d’effacer l’intégralité du programme sur l’unité principale avant que le trio quitte le laboratoire. Il fit un dernier tour pour vérifier qu’aucune trace de leur passage ne subsistait.

Sortir ne fut pas beaucoup plus compliqué qu’entrer, mais Valeria et Stefan durent soutenir en permanence un Peter physiquement très affaibli.

Pendant le trajet de retour vers le camping de Stirling, Peter s’endormit. Assise à l’arrière, à son côté, Valeria lui essuyait régulièrement le front et l’empêchait de s’affaler dans des positions trop inconfortables. Elle avait beaucoup de mal à le déplacer et devait contrebalancer de tout son poids pour le redresser. Stefan conduisait en silence, n’empruntant que des petites routes perdues dans la campagne.

Peter émergea peu avant l’arrivée. Il avait la bouche pâteuse mais souffrait moins de ses maux de tête. Valeria se tourna vers lui.

— Est-ce que tu te souviens de ton nom ?

— Bien sûr !

Stefan lui jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.

— Alors comment t’appelles-tu ?

— Peter Apledoorn.

— Où sommes-nous ?

— En Écosse.

— Mais encore ?

— Dans les ennuis jusqu’au cou.

Valeria et Stefan lui posèrent toutes sortes de questions pour tenter de déceler une quelconque évolution de son psychisme. Peter ne se sentait pas différent et se comportait normalement.

Tous aperçurent l’entrée du camping avec satisfaction. Ils avaient besoin d’une bonne douche et d’une vraie nuit de repos. La voiture s’engagea sur l’allée de gravier, contourna le joli massif fleuri de l’accueil, et se dirigea vers la zone des bungalows.

Le leur n’était plus loin. Les enfants jouaient sur les pelouses, un chien aboyait en courant après un ballon.

Peter se redressa : il avait tout de suite remarqué les deux voitures garées non loin de leur location.

— Ne t’arrête pas, dit-il d’une voix étrange à Stefan. Ne ralentis même pas !

Il se baissa en entraînant Valeria avec lui sous le siège.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Stefan, qui arrivait à hauteur des voitures.

— C’est un piège, ils nous attendent. S’ils nous repèrent, on est foutus ! Pour l’amour du ciel, roule !

Загрузка...