Pendant des heures, Morton avait résisté. Jusqu’au bout, il avait tout fait pour ne pas y croire, pour refuser d’admettre. Alors, implacablement, Peter lui avait rappelé, raconté, seconde par seconde, des faits que personne d’autre que Gassner ne pouvait connaître.
Assis dans la pénombre de la chambre, Stefan, silencieux, assistait à la scène. Par moments, la grande silhouette de Peter semblait se mouvoir avec d’autres gestes que les siens. À la faveur de l’obscurité, Stefan ressentait souvent l’étrange impression qu’un autre homme que celui qu’il connaissait menait son réquisitoire devant le général. Peter allait et venait dans la pièce, faisant de grands mouvements pour appuyer son témoignage. Morton lui résistait avec la dernière énergie. Chacun d’eux luttait pour sa vérité. Avec minutie, Peter faisait resurgir les heures qui avaient précédé le drame, sans rien omettre.
Parfois, il semblait comme possédé, ému aux larmes, revivant littéralement ces instants d’une autre vie, d’une vie d’avant. Le général se cramponnait à ses dénégations. Au début, il opposait des réponses argumentées, se permettant même de pratiquer l’ironie, puis peu à peu, il en avait été réduit à se cramponner à ses certitudes de principe, harcelé par des révélations qui ébranlaient les fondements les plus intimes de son esprit. Et puis soudain, tout avait basculé.
Peter cessa de tourner comme un lion en cage. En trois enjambées, il s’approcha de Morton, le rejoignant dans le halo de la lampe. Stefan redoutait un geste incontrôlé de la part de son complice, ou plutôt de celui qui semblait l’habiter. Il se leva, inquiet, prêt à s’interposer entre les deux hommes.
Peter posa un genou à terre pour se placer face au général. Morton était pétrifié. Pour ne pas affronter le regard du jeune homme, il détournait le visage. Peter se pencha vers lui, proche au point de pouvoir lui murmurer ce qu’il ne voulait surtout pas entendre.
Stefan n’entendit qu’un souffle, quelques mots prononcés trop bas pour être entendus de sa place. Morton, acculé, ferma les yeux, et c’est à cet instant précis qu’il se rendit.
Ce ne furent pas les mots de Peter qui le terrassèrent, ni ses yeux, mais quelque chose de bien plus puissant. Lorsque le vieux général baissa les paupières, lorsqu’il ne fut plus influencé par ce qu’il voyait, il sentit littéralement la présence de Frank Gassner. Cette sensation balaya tout dans son esprit, la digue de sa raison se fissura, les remparts de conscience qu’il s’était patiemment bâtis durant plus de deux décennies volèrent vite en éclats.
— Mon Dieu… murmura-t-il d’une voix tremblante.
À présent, le redouté patron de la NSA avait perdu toute sa superbe. Il semblait soudain vieilli, brisé. Peter se tenait toujours face à lui, le visage baissé, perlé de sueur. Sa respiration lente et profonde soulevait régulièrement son torse.
Stefan observait, aussi fasciné qu’effrayé par ce dont il venait d’être le témoin. Peter se releva et rejoignit l’obscurité. Morton s’agita un peu, oscilla d’avant en arrière, et se mit à parler.
Au bord des larmes, comme s’il expulsait un corps étranger de sa chair, il confia ce qu’il n’avait jamais avoué à personne. Il raconta le maquillage du suicide de Gassner, la mise au secret de ses hommes, la confiscation de toutes ses affaires personnelles. Les mots étaient hachés, il avait parfois du mal à finir ses phrases, comme si tout à coup, il avait conscience de ce qu’elles impliquaient. Le général déballait tout, en désordre. Son flot de paroles était ininterrompu, il ne répondait pas aux questions… Il soulageait sa conscience, il se confessait.
Souvent, il s’interrompait. Il revenait alors en arrière, ajoutant des détails, acceptant enfin d’aller au bout de ses terribles souvenirs.
Il avait lui-même nettoyé les traces de sang sur son bureau. Il avait mis plus de deux ans à retrouver le sommeil. Peu de temps après ce soir tragique, un enquêteur prit enfin le temps d’étudier les notes laissées par Gassner dans son hangar. Le général avait alors pris conscience que son subalterne avait vu juste. L’affaire était essentielle, et loin d’être finie. En une nuit, Gassner avait réuni certaines pièces majeures du puzzle. Morton avait alors décidé de réactiver le dossier en secret. Discrètement, il avait soustrait tout ce qui avait été saisi chez les Destrel et épluché par Gassner. Les études officielles durent se contenter de quelques feuillets sans importance. À l’insu de sa hiérarchie d’alors, Morton avait ensuite constitué une petite équipe de confiance pour reprendre les recherches. Au fil des mois, elle avait grossi, révélant chaque fois un peu plus l’importance des travaux des Destrel. Morton avait alors tout mis en œuvre pour appuyer ce projet. Sans révéler les sources de sa soudaine passion pour les travaux des savants disparus, il obtint quelques résultats sur les mécanismes psychiques et la mémoire, qui lui permirent de se voir accorder tous les crédits nécessaires et sa première promotion. C’est à cette époque qu’il décida de la création d’un centre d’étude ultrasecret entièrement dédié aux capacités méconnues du cerveau humain.
En réunissant scientifiques, médiums et chercheurs militaires autour de ce qui restait des travaux des Destrel, il espérait découvrir ce que personne, à part Gassner, n’avait osé imaginer. Morton se voyait déjà devenir le maître d’une discipline qui changerait à tout jamais le visage de l’humanité.
Entre deux aveux, Morton restait prostré, les yeux dans le vague. Chaque fois que Peter s’approchait de lui, il semblait pris de panique.
Un peu plus tard dans la nuit, le général, enfin allégé, reprit partiellement le contrôle de lui-même et finit par accepter de répondre aux questions. Le centre était situé dans le Vermont, creusé sous une montagne au nord de Saint-Johnsbury, à moins de cent cinquante kilomètres de la frontière canadienne. Même les pontes de la Maison-Blanche ignoraient son existence. Après des années d’observations, d’analyses et de reconstitutions, le centre fonctionnait comme n’importe quel laboratoire de recherche. Plus de quinze ans après sa mise en route, chaque département menait ses études sur la télékinésie, la télépathie, et autres domaines situés aux limites de la science. Tous ceux qui travaillaient au centre avaient oublié ce qui leur avait valu d’être réunis. Pas Morton. Il supervisait personnellement tous les rapports d’expérience, exigeant que chaque semaine, le groupe de médiums se réunisse et se concentre sur ce qui pouvait avoir un lien avec les Destrel. Près de deux décennies de patience lui avaient été nécessaires pour obtenir un résultat. Quelques mois avant que les trois jeunes gens ne soient localisés en Écosse, les médiums avaient pressenti une activité autour de la mémoire des Destrel. Personne ne pouvait l’expliquer, personne ne pouvait le comprendre, mais le fait était là. Le centre fut placé en état d’alerte, les expériences interrompues et tout le monde se mit à travailler sur le dossier. Morton ne voulait pas louper cette occasion comme la précédente.
Aidé par le contexte international tout entier accaparé par la lutte antiterroriste, Morton réussit à mettre en place une opération d’envergure sans éveiller les soupçons. Des dizaines d’agents furent envoyés en Europe, tous convaincus de traquer de potentiels auteurs d’attentats mais guidés en fait par les perceptions des médiums relayées par Morton. Après des semaines d’enquête, le dispositif avait abouti à la capture de Valeria. Elle avait été aussitôt emmenée au centre, où elle subissait des examens.
Peter et Stefan tenaient le début de leurs réponses, mais ils n’avaient aucune idée de la façon dont ils pourraient libérer la jeune femme. Aux questions concrètes qu’ils posaient sur le fonctionnement du centre, Morton répondait toujours qu’il ne savait rien. Il était sincère. Il répétait sans cesse que toutes les données étaient dans son coffre, dans un dossier secret dont il n’existait qu’un seul exemplaire.
Quelle que soit la solution envisagée par les deux garçons, il était évident que ce document était indispensable. Cela les conduisait à un nouveau problème : de quelle manière le récupérer ? Avec ou sans Morton, par la force ou par la ruse, il fallait pénétrer au cœur de la NSA. Mais comment s’introduire dans l’un des lieux les plus protégés du monde ?
Peter échafaudait les plans les plus extravagants lorsqu’une idée s’imposa soudain à lui…