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— C’est une grave erreur, Lauren. Tu n’aurais pas dû l’amener.

Valeria ne se sentait pas à l’aise. L’homme appelé Simon n’était pas heureux de la rencontrer. Il était assez âgé, grand et mince. Sa peau cuivrée et ses cheveux très noirs attestaient d’origines indiennes. Ses tempes étaient blanches, il portait de fines lunettes et les mêmes vêtements fades que tous les résidents.

— Tu disais toi-même que tu souhaitais la voir, se défendit Lauren.

— Pas ici, coupa Simon. Ce n’est ni le bon endroit ni le bon moment. Qui sait ce qu’ils peuvent entendre ?

Valeria remarqua que la chambre de l’homme était exactement identique à la sienne. Celui-ci se détourna et s’affaira à remettre son lit en ordre.

— Lauren disait que vous pouviez m’aider à comprendre ce qui m’arrive, déclara Valeria.

Simon fit volte-face. Il soupira.

— C’est plutôt vous qui pouvez nous éclairer, dit-il.

— Elle n’a aucune idée de ce qu’elle est, intervint Lauren. Elle n’a jamais entendu parler de ce que nous pratiquons ici.

Simon balaya l’air d’un geste dédaigneux.

— Ici, on est au cirque, trancha-t-il. Nous sommes les animaux savants d’une bande de mécréants qui cherchent le moyen d’en tirer profit et pouvoir. Ils sont comme des gamins qui jouent avec des allumettes en pensant contrôler la foudre.

Il posa sur Valeria un regard plus doux.

— Je suis désolé, mais il faudra nous revoir plus tard. On ne doit courir aucun risque.

La jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Je suis à bout, dit-elle. J’ai besoin de comprendre. Je vais devenir folle.

Lauren se fit insistante :

— Elle voudrait savoir si deux autres jeunes gens comme elle sont arrivés ici.

— Comme elle ? s’étonna Simon. Mon Dieu, non. On est déjà dépassés avec une, alors trois !

Pour Valeria, cette remarque était un coup dur de plus. Cela signifiait que ses amis n’étaient pas dans le complexe. Ses espoirs de les retrouver s’envolèrent.

— Ça ne fait rien, dit-elle, essayant de garder contenance.

Soudain, elle chancela. Simon la rattrapa et l’assit sur son lit.

— Surveille le couloir, ordonna-t-il à Lauren.

Il prit le menton de Valeria et releva son visage blême.

— Pauvre enfant, fit-il. J’aurais été si heureux de vous rencontrer dans d’autres circonstances…

— Dites-moi ce qui m’arrive, supplia Valeria d’une voix faible.

L’homme lui saisit doucement les mains et plongea son regard profond dans le sien.

— Vous êtes la preuve que la mort n’est pas la fin. À travers vous, une vie disparue s’exprime encore. Ce n’est pas un souvenir, ce n’est pas un message lancé au hasard. En vous, il existe une seconde conscience. Elle est là, elle cohabite avec la vôtre. Elle ne demande qu’à se réveiller.

— Je suis possédée ?

— Pas le moins du monde, vous êtes habitée. Cela arrive parfois à certaines personnes. Elles ressentent, elles croient entendre. Le rationalisme borné de notre monde nous empêche d’écouter. Seuls les plus sensibles, ceux qui ne peuvent pas échapper à l’évidence, finissent par l’admettre.

— Si cela arrive à d’autres, pourquoi est-ce moi qui suis traquée et pourquoi suis-je prisonnière ici ?

— D’habitude, un médium ne capte que des extraits de pensée. C’est un peu comme si nous trouvions un message sur notre répondeur. Vous, c’est autre chose. Vous êtes en ligne. Vous êtes directement reliée au central. Cela signifie que quelque part, ailleurs, les esprits continuent à vivre au-delà de la matière. Par vous, l’un d’eux revient. Le verrou qui empêche la communication directe d’une âme avec un vivant a été forcé. La mort est ce verrou. Vous êtes plus forte qu’elle.

— Qui êtes-vous pour savoir de telles choses ?

— Un gros répondeur qui rêve de décrocher le téléphone…

— C’est cela qui intéresse Jenson ?

— Jenson et ses sbires sont des apprentis sorciers. Ils ont l’ambition de domestiquer quelque chose qu’ils ne comprennent même pas. Ils jouent avec une dimension de l’humanité qui nous dépasse tous. Ils sont en train d’essayer de capturer une goutte d’eau avec une pince rougie au feu. Ils ne voient en vous qu’un sujet d’expérience, l’exemple à décortiquer pour atteindre le contrôle absolu du cerveau. Ils ne savent pas, ils n’imaginent même pas. Le corps est pour eux une machine dont le cerveau serait le chef. Mais tous ceux qui ressentent vous le diront, cette approche est simpliste. Pour nous autres, le cerveau est d’abord un émetteur-récepteur. Suivant les individus, il est plus ou moins puissant, connecté à différentes longueurs d’onde. Vous portez loin, Valeria. Vous êtes reliée à une lointaine contrée où les esprits vont parfois chercher les réponses. Vous êtes une passerelle vers le monde des âmes.

Valeria allait poser une question lorsqu’elle prit brusquement conscience qu’elle entendait Simon, et que pourtant ses lèvres ne bougeaient pas. Stupéfaite, elle eut un mouvement de recul.

— N’ayez pas peur, lui dit-il. Ce monde ne se limite pas à ce que l’on nous en montre. Les plus grands mystères sont en nous. Nous ne sommes pas que des animaux guerriers qui avons pris le contrôle de notre planète. Nous sommes au début de l’aventure, et ceux qui nous retiennent aujourd’hui ne pourront rien y changer…

Valeria sentit une onde de bien-être parcourir son corps, comme si un souffle frais atténuait ses souffrances. Elle en fut aussi surprise que revigorée. Simon ajouta :

— Ne leur résistez pas, mais ne leur dites rien. Fiez-vous à votre instinct et reposez-vous sur ceux en qui vous avez instinctivement confiance. Ce sentiment-là n’a pas de prix, tout le reste n’est qu’apparence.

À cet instant, Lauren passa la tête par la porte et leur dit :

— Voilà Jenson !

D’un bond, Simon se leva. Tout à coup affolé, il se détourna de la jeune femme. Jenson entra.

— Ah professeur ! s’exclama Simon. Justement, cette jeune dame ne se sentait pas en forme. Je lui ai dit de venir se reposer ici.

Valeria acquiesça. Jenson ne la remarqua même pas et fixa Simon avec sévérité.

— Simon, vous me décevez. Dommage que votre bon sens et votre loyauté ne soient pas aussi développés que vos facultés extrasensorielles.

Simon blêmit. Jenson continua :

— Peu importe ce que vous pensez de moi et du reste de l’équipe. Cela ne changera rien non plus. Votre naïveté et votre vision du monde sont touchantes. Disons que je ne partage ni l’une ni l’autre. Pour le moment, nous avons des choses à faire. Une autre fois, nous aurons tout le temps de débattre au sujet de ceux qui jouent avec les allumettes et de ceux qui commandent la foudre…

Il désigna Valeria aux deux adjoints qui venaient de le rejoindre et dit :

— Conduisez-la en bas. Je crois que nous pouvons passer à la vitesse supérieure.


Valeria résista, mais cela ne servit à rien. Elle n’avait aucune chance contre les deux costauds qui l’emmenaient. Elle essayait d’agripper les murs, se cabrait, hurlait, mais ni Jenson qui marchait devant, ni son assistante qui fermait l’escorte ne semblaient s’en émouvoir.

La jeune femme fut conduite à travers le dédale des couloirs, puis embarquée dans un ascenseur qui descendit longuement. La petite troupe déboucha sur un large palier, face à une imposante porte blindée métallique. Sur le panneau de commande d’ouverture, Jenson composa un code et posa sa main bien à plat. Un faisceau vert balaya sa paume, identifiant ses empreintes digitales. Une série de déclics annonça l’ouverture du panneau de métal qui se décala sur le côté, libérant le passage. Jenson entra le premier, suivi de ses hommes avec leur prisonnière.

Son assistante commanda la fermeture de la porte blindée derrière eux. Ils se trouvaient à présent dans une vaste salle qui, contrairement au reste du complexe, était pleine à craquer. Le long de la paroi de droite, des meubles d’acier aux portes vitrées s’alignaient, remplis d’objets, de documents empilés dont certains étaient en partie calcinés. Chaque étagère de chaque meuble présentait une accumulation hétéroclite d’éléments assez anciens, tous visibles mais soigneusement enfermés comme des reliques. Le mur face à eux était entièrement tapissé d’ordinateurs et de calculateurs dont les disques durs ronronnaient. Les panneaux de commande couverts de curseurs et de voyants clignotants ressemblaient à une unité de contrôle de centrale nucléaire. Sur l’unique bureau trônait un puissant terminal relié à trois écrans plats.

— Bienvenue dans le cœur de ce complexe, lança Jenson avec emphase. C’est un rare privilège d’être admis ici, vous savez. Personne n’y vient jamais et vous seriez surprise de savoir à quel point peu de gens savent seulement qu’il existe. Pourtant vous êtes ici chez vous, mademoiselle Serensa. Vous êtes le joyau que cet écrin attendait. Approchez.

Les deux adjoints entraînèrent la jeune femme vers le fond de la salle. Jenson la précédait toujours. Il s’approcha d’une forme longue recouverte d’un drap que Valeria n’avait pas remarquée jusque-là.

— Vous êtes une porte, chère mademoiselle, déclara Jenson. Vous êtes le passage vers une connaissance au-delà de toute valeur. Nous allons entrer en vous, passer à travers vous. Mais rassurez-vous, nous n’aurons pas besoin de vous forcer car nous avons la clé…

D’un geste ample, il retira le drap. Valeria écarquilla les yeux, épouvantée. Posé sur une sorte de sarcophage équipé de sangles, elle reconnut le genre de casque identique à celui placé par les Destrel dans la mallette. Il était connecté au même type de dispositif que Stefan avait reconstitué à partir des notes des savants disparus. Bien qu’à bout de forces, Valeria trouva l’énergie de se débattre.

Ses deux geôliers la soulevèrent et l’allongèrent de force dans la boîte capitonnée. À l’aide des sangles, ils immobilisèrent sans ménagement ses bras et ses jambes. Debbie s’approcha avec une seringue, mais Jenson lui fit signe d’attendre. Il se pencha sur Valeria. Elle sentait son souffle.

— J’espère que vous êtes bien celle que je crois, murmura-t-il en lui caressant les cheveux. Parce que lorsque nous avons expérimenté cet engin sur quelqu’un à qui il n’était pas destiné, il est devenu fou et s’est tué quelques heures après…

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