— Alors, messieurs, lança le général Morton, contrarié. Qu’y a-t-il de si urgent que je ne puisse pas finir mon trou ?
Il referma derrière lui la porte du petit salon privé du club-house et fit face aux deux jeunes capitaines. L’un d’eux portait une enveloppe kraft frappée du sigle de la NSA, l’agence de contre-espionnage américaine — un aigle tenant une clé dans ses serres. De l’autre côté de la cloison, on entendait les allées et venues de ceux qui se rendaient au bar. Le général s’impatientait devant ses subalternes, qui le fixaient sans rien dire.
— Allons, messieurs, ne restez pas plantés comme ça. On dirait que vous avez une nouvelle terrible à m’annoncer. On n’a tout de même pas repris un Boeing sur le Pentagone, quand même !
Le général s’amusa de sa remarque, mais pas ses interlocuteurs. Il reprit :
— C’est Derington qui vous envoie ?
Le général désigna la table qui trônait au centre de la pièce, sortit son stylo et insista :
— Montrez-moi ces documents à signer et finissons-en vite.
Stefan jeta un coup d’œil suppliant à son complice qui, enfin, sembla reprendre vie.
— Ce ne sera pas long, mon général, déclara Peter en prenant l’enveloppe des mains de Stefan.
Il fit mine de l’ouvrir et, simulant une maladresse, la fit tomber.
— Quel empoté ! s’exclama Morton.
Le général se baissa, bien décidé à faire activer la manœuvre. Peter n’attendait que cette occasion. D’un geste fulgurant, il porta la main au cou du gradé et lui comprima la carotide. L’homme grogna mais n’eut pas le temps de réagir. Il s’évanouit et Stefan réussit de justesse à le rattraper avant qu’il ne s’écroule sur le sol. Les deux jeunes gens se regardèrent.
— Tu m’as vraiment fichu la trouille, s’exclama Stefan. J’ai cru que tu n’arriverais jamais à lui parler.
— Désolé, répondit Peter. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Sûrement le choc de le revoir. Quand je me suis retrouvé face à lui, ça m’a bloqué. J’ai perdu tous mes moyens. Merci de m’avoir secoué.
— C’est rien. Mais maintenant, faut y aller.
Peter acquiesça et alla entrouvrir la porte du salon. Le hall d’entrée du club-house était pour le moment désert. Il fit signe à son complice, qui traîna le général inconscient jusque dans les toilettes pour femmes situées juste à côté.
Peter inspecta rapidement les cabines pour s’assurer qu’elles étaient toujours désertes puis s’empressa de bloquer la porte de l’intérieur. Stefan laissa glisser le corps inerte de Morton sur le carrelage.
— Tu te rends compte de ce qu’on est en train de faire ? déclara Stefan.
— N’y pense surtout pas sinon tu vas flipper. C’est comme quand tu fais de l’escalade en haute montagne, il ne faut jamais regarder le vide.
Peter extirpa les deux combinaisons kaki roulées en boule qu’il avait dissimulées sous le meuble des lavabos. Il en jeta une à son comparse. Les deux hommes les enfilèrent par-dessus leurs uniformes — les capitaines devenaient de simples soldats. Peter fouilla de nouveau sous le meuble et sortit cette fois une corde et du ruban adhésif large.
Sans hésiter, il ligota Morton en serrant aussi fort qu’il le pouvait. Il le bâillonna en prenant soin de laisser les narines libres.
— C’est devant lui que Frank Gassner s’est suicidé ? demanda Stefan.
— Oui, fit Peter en dévisageant l’homme vieillissant maintenant immobilisé.
— Tu as l’air perturbé.
— C’est pire que tout ce que j’aurais pu imaginer…
Peter se redressa et, devant la glace, échangea sa casquette galonnée contre une autre de toile, identique à celle que portent les simples hommes de troupe. Il l’ajusta, aussitôt imité par Stefan. Il vérifia l’heure.
— Dans huit minutes, nous devons être loin. Si Morton ne réapparaît pas, l’entrée sera bloquée et nous serons fichus.
Galvanisé par la pression, Stefan prit Morton sous les aisselles et indiqua :
— Va ouvrir la fenêtre et vérifie qu’il n’y a personne.
— À vos ordres, mon capitaine…
Dans la cour, le camion était là. Sa benne était remplie d’un épais tas d’herbe fraîchement tondue. Il ne fallut pas longtemps aux deux jeunes gens pour hisser le corps inanimé dans la benne et le recouvrir d’herbe. Pour ne pas qu’il étouffe, Peter plaça un cageot au-dessus de son visage avant de le masquer complètement. En moins d’une minute, Morton avait disparu sous le tas vert.
Les deux hommes sautèrent de la benne et s’installèrent dans la cabine. Peter était au volant. Avec des gestes d’expert, il court-circuita les câbles du petit utilitaire et le moteur démarra.
— Jusqu’ici tout va bien, lança-t-il avec un clin d’œil.
— Et s’il se réveille ? s’inquiéta Stefan.
— Pas avant une bonne heure.
— Tu en es certain ?
— Ce genre de prise ne pardonne pas. C’est une heure dans les vapes au minimum. Toi, tu as mis plus de trois heures à émerger…
— Tu m’avais fait la même chose ? s’indigna Stefan.
— C’était ça ou je te cassais un bras pour que tu t’évanouisses…
Le camion gris des paysagistes se présenta au poste de sortie. Le planton de garde sortit de sa guérite et s’approcha de la portière de Peter, qui enfonça sa casquette le plus possible sur ses yeux.
— Ils évacuent l’herbe, maintenant ? demanda le planton.
— Ce sont les ordres. L’écologie est à la mode. Ils font l’essai pour quelques jours seulement. Après, ils décideront si on continue à composter ici ou si on expédie tout ailleurs.
Le planton haussa les épaules et leva la barrière. Peter lui fit un petit signe et démarra. En remontant l’allée qui reliait le golf à la voie rapide, Peter ne quitta pas le rétroviseur des yeux, mais le garde avait repris la lecture de son magazine et ne leur prêtait plus aucune attention.
— Ça y est ! On est sortis ! s’exclama Stefan. Le plus dur est passé !
Peter regarda son camarade et éclata de rire.
— Là, mon vieux, tu te trompes…
Dans une circulation dense mais fluide, perdu au milieu de centaines d’autres véhicules, le pick-up filait à bonne allure. La radio enchaînait les tubes et au flash d’informations de 11 heures, les commentateurs n’avaient parlé que de résultats sportifs. Peter et Stefan avaient abandonné leur camion militaire dans une zone industrielle du sud de la ville et repris leur apparence civile. Ils avaient même débarrassé Morton de son uniforme au cas où il aurait été porteur d’un traceur radio. Le général, toujours inconscient, gisait dans une grande caisse de motoculteur à l’arrière.
Peter tambourinait sur le volant au rythme de la chanson de David Bowie qui passait. Arrivés à hauteur de Perington, ils s’engagèrent sur la bretelle de sortie.
— De toute façon, déclara Stefan, je ne crois pas qu’ils en parleront aux informations.
— C’est clair. Ils vont traiter ça en douce. Ils n’ont pas intérêt à claironner que le boss de la NSA s’est fait kidnapper pendant qu’il jouait au golf. Ça ne fait pas sérieux.
— Alors pourquoi on écoute les infos depuis deux heures ?
— Tu écoutes les infos. Moi, j’écoute la musique !
Peter monta encore le son et se mit à fredonner avec la radio.
Stefan ouvrit les deux verrous de la porte de la chambre. Avec précaution, il repoussa le battant jusqu’au mur. Profitant de la clarté venue du salon, il s’assura que Morton était toujours allongé sur le lit. L’homme entravé gémit et se tourna avec difficulté vers son geôlier.
Stefan entra et alla poser sa lampe de bureau branchée à une rallonge sur la table qu’il rapprocha du lit en la traînant. Non sans méfiance, il aida Morton à se redresser. Il l’assit sur le bord du lit, face à la table. Il alluma la lampe et la braqua sur son visage. Morton grogna et se détourna en fermant les yeux.
— Il faut qu’on parle, dit Stefan d’une voix posée. Je vais vous enlever votre bâillon. Si vous hurlez, mon pote viendra et il vous fera retomber dans les pommes. À vous de voir.
D’un geste prudent, Stefan tendit les bras et passa les mains derrière la nuque du général. Il défit le nœud et retira le foulard. Morton ouvrit la mâchoire en grand.
— Bon sang, maugréa le militaire. Vous m’avez scié la tête.
Essayant de jouer son rôle le plus sereinement possible, Stefan vérifia les liens aux poignets et aux chevilles, et repassa derrière la table. Il s’installa sur la chaise, face au prisonnier.
— Qui êtes-vous ? demanda Morton.
— C’est une assez longue histoire, répondit Stefan.
— Que voulez-vous ? Vous êtes des terroristes ?
— J’imagine que si vous nous attrapez un jour, c’est ce que vous prétendrez pour justifier notre exécution sommaire.
Aveuglé, le général essayait en vain de jauger son ravisseur. Retranché derrière le faisceau de la lampe, Stefan pouvait à loisir contempler le tout-puissant patron de la NSA. Pour la première fois de sa vie, il rencontrait un homme important, un de ces hommes de l’ombre que l’on dit avoir du pouvoir et être capables de contrôler notre monde. Sans son uniforme, habillé comme n’importe qui, Morton semblait presque banal. Il avait les traits tirés, et les brins d’herbe encore nombreux même dans ses cheveux courts contribuaient à lui retirer de sa prestance.
— Pourquoi m’avez-vous kidnappé ? Qu’allez-vous demander pour me libérer ?
Stefan ne répondit pas. Peter avait insisté sur le fait qu’il était essentiel de convaincre Morton qu’ils avaient le temps, qu’il resterait leur prisonnier aussi longtemps qu’ils n’auraient pas obtenu ce qu’ils attendaient.
— Vous vous rendez compte que vous avez une meute d’agents lancée à vos trousses ? fit observer Morton. Avec les moyens qu’ils ont, il ne leur faudra pas longtemps pour vous retrouver.
— Vous parlez de ceux qui étaient censés vous protéger ?
Stefan dévisagea l’homme plus en détail. Il le sentait bouillant de colère contenue. S’il avait eu vingt ans de moins et les mains libres, nul doute qu’il y aurait eu des risques à l’approcher. Ses yeux étaient clairs, vifs. Ces mêmes yeux avaient vu Gassner mourir.
Morton eut un mouvement d’énervement.
— Bon sang, qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous souvenez-vous de Catherine et Marc Destrel ? questionna brutalement Stefan.
Le général ouvrit de grands yeux. Il secoua la tête dans un mouvement désordonné et répondit :
— Deux scientifiques, une histoire de trahison… C’est une vieille affaire.
Stefan se pencha par-dessus la table et demanda :
— Vous êtes convaincu de ce que vous dites, ou vous récitez la version officielle ?
— Ils n’avaient pas d’enfants, pas de proches, raisonna Morton. N’essayez pas de me faire croire que la vengeance serait votre mobile, c’est grotesque.
— Pourquoi me vengerais-je de vous puisque vous n’avez rien à vous reprocher ? À moins que la mémoire ne vous revienne…
— Qui êtes-vous ? insista le général.
— Je ne suis pas certain que vous soyez prêt à l’entendre, général. Par contre, j’espère bien que vous allez me révéler ce que je veux savoir.
Morton se redressa. Stefan entra dans le vif du sujet :
— Nous savons que vous n’avez jamais retrouvé les comptes rendus des travaux des Destrel. Nous savons aussi que plus de vingt ans après, ils continuent de vous intéresser au plus haut point.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Vous mentez. La semaine dernière, à l’aéroport de Glasgow, vos hommes ont enlevé une jeune femme directement liée à cette affaire.
— Je ne suis pas au courant.
Puis, adoptant un ton presque moqueur, Morton ajouta :
— Mon pauvre garçon, si vous saviez le nombre de gens que nous sommes obligés d’arrêter, vous comprendriez pourquoi je ne sais rien de cette opération.
— Et vous osez nous traiter de terroristes…
— Il est question de sécurité nationale !
— Il est question de vies humaines.
Morton souffla avec mépris.
— Mais peu importe, reprit Stefan que l’homme impressionnait de moins en moins. Je n’ai pas l’ambition de vous convaincre, il me faut simplement votre aide, que vous le vouliez ou non.
Peter apparut soudain à l’entrée de la chambre. Sa haute silhouette fine se découpait à contre-jour dans l’embrasure.
— Il ne dira rien, lança-t-il à Stefan.
Morton parut inquiet de cette arrivée soudaine. L’équilibre du nombre virait à son désavantage. Peter avança dans la pénombre et vint se placer derrière son complice. Le général redoublait d’efforts pour essayer de distinguer quelque chose malgré la lampe toujours braquée sur lui.
— Nous allons changer de tactique, ajouta Peter.
Stefan ne comprenait pas pourquoi son complice modifiait leur plan aussi vite, mais il ne pouvait rien dire devant leur prisonnier. Il resta muet.
— Vous êtes le chef ? hasarda Morton.
Peter eut un petit rire.
— Chez nous, répliqua-t-il, il n’y en a pas. Notre hiérarchie repose sur la gravité de nos problèmes. Plus vous en avez, plus vous êtes haut. Je suis numéro deux. Nous avons quelqu’un très au-dessus de nous…
— Je ne comprends rien, marmonna Morton.
Sans prendre la peine de réagir, Peter posa la main sur l’épaule de son ami et lui dit :
— Je vais prendre le relais, il a besoin d’un petit coup de pouce pour devenir coopératif…
Stefan acquiesça et se leva pour laisser la place. Morton n’aimait pas cela. Ce deuxième ravisseur ne lui plaisait pas du tout. Son ton était plus dur, il paraissait plus décidé, donc plus dangereux.
— Reprenons depuis le début, mon général, fit Peter en s’installant à la table.
Morton nota qu’il avait dit « mon général » naturellement, comme si l’homme était familier des usages militaires.
— Vous prétendez toujours que pour vous, les Destrel ne sont qu’un dossier de plus, qu’il ne s’agit que d’une banale histoire de vente d’informations classées secret défense ?
— S’il y avait autre chose, je ne l’ai pas su. Ils sont morts avant qu’on ait pu les interroger. Ils ont résisté aux agents qui les ont appréhendés et ont été tués. À l’époque, je n’étais pas directeur de la NSA, juste un chef de service.
— Cela remonte à plus de vingt ans, mon général, si ce n’était vraiment qu’une affaire de plus, vous faites preuve d’une sacrée mémoire. Car entre nous, en deux décennies, vous avez dû en faire des coups tordus…
Morton sentit qu’il devait faire très attention à ce qu’il disait.
— Laissons les Destrel pour le moment, déclara Peter. Intéressons-nous à présent à ce qui s’est passé dans la soirée du 4 octobre 1990. Vous souvenez-vous de ce soir-là ?
Le général eut un petit rire nerveux.
— Si vous m’avez kidnappé pour m’interroger sur mon emploi du temps d’il y a vingt ans, vous allez être déçus. J’ai une excellente mémoire, mais pas à ce point-là !
Le ton était ironique. Impassible, Peter précisa :
— Réfléchissez bien, mon général, c’est important. Je ne crois pas que vous ayez pu oublier cette soirée.
Morton leva les yeux au ciel et soupira.
— Ce petit jeu ne mène à rien, s’agaça-t-il, sûr de lui. Si vous faites allusion à quelque chose de précis, dites-le et cessons de tourner autour du pot.
Peter se renversa en arrière, contre le dossier de sa chaise. Il leva le visage vers Stefan. Dans la pénombre, les deux garçons échangèrent un regard. Il était temps d’abattre une de leurs cartes maîtresses.
— Mon général, déclara Peter, nous allons jouer franc jeu. Vous détenez une jeune ressortissante espagnole du nom de Valeria Serensa. Ce n’est ni une criminelle ni un danger pour le gouvernement. Nous vous demandons de la libérer sur-le-champ.
— Alors pourquoi l’aurions-nous enlevée ? S’il s’agit d’une erreur, nos services juridiques et les représentations diplomatiques de son pays feront leur travail et elle sera rapidement relâchée.
— Ne jouez pas à cela, mon général.
— Jouer à quoi ? Vous savez, mon garçon, dans les démocraties, même les services secrets sont contrôlés par des instances indépendantes. Ce que je vous dis est la plus stricte vérité. Si elle n’a rien à se reprocher, cette jeune femme dont je n’ai d’ailleurs jamais entendu parler n’a rien à craindre.
— Vous mentez, vous mentez deux fois. Vous savez très bien qui elle est et vous savez aussi très bien le sort que l’on peut faire subir aux innocents si l’intérêt d’une puissance politique est en jeu.
— Ce n’est pas en kidnappant les gens que vous pouvez donner des leçons !
— Vous commettez une nouvelle erreur, mon général… Les pontes ne se sont pas trompés en vous nommant à la tête de l’Agence. Vous les servez bien.
— Je ne vous permets pas…
— Je n’ai besoin de la permission de personne. Je sais de quoi je parle. Vous abusez de la confiance de ceux qui croient servir leur pays.
— Mais bon sang, qui êtes-vous ?
— Souvenez-vous du 4 octobre 1990. Vous auriez dû écouter Frank Gassner, il avait raison !
Morton blêmit et se figea. Peter saisit la lampe et la retourna vers lui. Il s’éclaira le visage.
— Regardez-moi, mon général. Vous avez vieilli et j’ai rajeuni. Vous cherchez en vain le secret des Destrel et je l’ai découvert. Vous vous acharnez à cacher un mensonge et je veux sauver la vérité.
Morton était agité de soubresauts nerveux.
— Vous êtes fou ! se mit-il à vociférer. Gassner s’est suicidé. Il ne supportait pas d’avoir échoué. Il n’acceptait pas que le dossier lui soit retiré.
— Vous mentez encore. Il s’est tué devant vous. Vous et moi le savons mieux que personne…
Les yeux de Morton s’écarquillèrent d’effroi. Peter se pencha vers lui et, détachant chaque syllabe, lui répéta :
— « J’ai été heureux de servir sous vos ordres, mon général, mais cette fois, vous avez tort. Je vous le confirme, c’était la plus grande erreur de toute votre existence. »